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Conclusion du chapitre

Chapitre 2. Valeur normative : statut juridique des normes privées en droit international

A. Le pluralisme juridique comme cadre théorique

Penser la juridicité des normes privées n’est possible, ainsi que nous l’avons déjà évoqué, que dans le cadre théorique du pluralisme juridique570. Précisons d’emblée

qu’il faut distinguer le pluralisme juridique du pluralisme normatif : alors que ce dernier désigne la coexistence de systèmes normatifs tels que le droit, la morale ou encore les coutumes, le pluralisme juridique désigne, lui, l’existence d’autres formes de droit à côté du droit étatique571. Il existe plusieurs formes de pluralisme juridique qu’il importe de distinguer : le pluralisme des systèmes juridiques, qui désigne la coexistence d’une pluralité de systèmes au sein d’un même ordre juridique, le pluralisme des ordres juridiques au sein d’un Etat ou d’un groupe d’Etats, ou enfin le pluralisme des sources du droit, à savoir la qualification de source du droit de normes autres qu’étatiques. Seule cette dernière configuration nous intéresse ici572.

Pour les défenseurs du pluralisme, le droit étatique n’est pas la seule forme de normativité juridique. Il existe au contraire « d’innombrables foyers autonomes de droit573 », si bien que d’autres formes de normativité, qu’elles soient infra-étatiques

ou supra-étatiques574, peuvent elles aussi prétendre à être du Droit.

570 F. RIGAUX, « Les situations juridiques individuelles dans un système de relativité internationale – Cours général de droit

international privé », Recueil des cours de l’Académie de droit international de la Haye, 1989-1, t. 213, pp. 9-407 et P. DEUMIER, Le droit spontané, Paris, Economica, 2002.

571 C’est cette définition du pluralisme qui sera retenue ici. Le terme « pluralisme juridique » peut cependant recevoir

d’autres significations en fonction du contexte ou de l’auteur. Didier BODEN dénombre cinq acceptions dans son article « Le pluralisme juridique en droit international privé », Archives de la philosophie du droit, t. 49, 2005, Le pluralisme, p. 275 s. :

- L’expression « pluralisme juridique » peut être utilisée pour désigner le « pluralisme législatif » interne à un Etat ; - Dans un sens anthropologique ou sociologique, le terme désigne « l’état d’une société d’individus vivant sur un

même territoire et n’étant pas soumis aux même règles » ;

- La troisième signification, celle de Gurvitch est aussi celle que nous retenons, à savoir l’existence de sources de droit émanant d’autres entités « détentrices d’une légitimité politique » ;

- L’acception de M. Delmas-Marty dans laquelle le pluralisme désigne « le caractère d’un droit supra-étatique formée d’obligations stipulées à la charge des Etats parties à une convention laissant une certaine latitude à ceux- ci dans le choix des moyens de tenir leurs engagements, et admettant dès lors une pluralité des observances étatiques » ;

- Le pluralisme juridique peut enfin désigner une théorie générale du droit selon laquelle « il existe plusieurs ordres juridiques, irréductibles les uns aux autres en général, et irréductibles en particulier aux ordres juridiques étatiques (…) tous ces ordres juridiques nouant entre eux diverses relations ou refusant d’en nouer ». Cette théorie s’oppose selon Boden au monisme de Kelsen et au dualisme d’Anzilotti.

572 Sur la question de savoir si les normes privées peuvent être qualifiées de système juridique (voire d’ordre juridique…)

voir le TITRE 2. Sur la distinction entre pluralisme des systèmes, des ordres et des sources, voir J.-L. BERGEL, « Le plurijuridisme. Rapport introductif », in Le plurijuridisme, Actes du 8ème congrès de l’Association internationale de

méthodologie juridique, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2005, p. 11-12.

573 L’expression est de CARBONNIER, Flexible Droit, p. 19. Voir aussi GURVITCH, L’expérience juridique et la philosophie

pluraliste du droit, 1935.

Le pluralisme juridique est d’abord une notion issue de la sociologie juridique. Pour CARBONNIER, il existe plusieurs formes de pluralisme, « phénomènes multiples,

ressortissant à des catégories diverses, et qu’il convient de distinguer, quoiqu’une conséquence commune en découle : que le droit étatique devra subir la concurrence d’ordres juridiques indépendants de lui575 ». Le pluralisme juridique peut ainsi

exister au sein même d’un Etat sous la forme de ce que CARBONNIER nomme l’

« acculturation » (ou coexistence d’un « droit de souche » et d’un « droit d’importation »), du conflit entre loi nouvelle et droit précédent, ou sur le plan individuel, du conflit entre droit laïc et droit religieux. Ces distinctions sont avant tout d’ordre sociologique et se placent dans la perspective de la perception individuelle et non dans l’optique de la positivité de ces ordres juridiques.

La conception que nous retenons du pluralisme pour les besoins de l’étude est plus large, car elle ne se contente pas de constater la pluralité des sources mais s’interroge sur le fondement de leur juridicité. Il faut pour cela pousser plus loin le raisonnement et se demander si les normes privées peuvent être reconnues comme juridiques non seulement par les personnes qui les appliquent, mais également si cette application est perçue comme faisant partie du droit positif par le droit (international) lui-même au même titre que les sources classiques. En l’absence d’indications textuelle ou jurisprudentielle, la réponse à cette question ne peut pour l’instant être recherchée que dans l’observation de faits et parmi les opinions doctrinales ; elle reste de ce fait largement théorique.

Si nous admettons, toujours avec le Doyen CARBONNIER, que « le droit est plus grand

que les sources formelles du droit »576, la distinction entre sources formelles et

sources réelles du droit devient fondamentale. Les premières (législation et jurisprudence) sont uniquement des instruments de constatation du Droit, qui leur est antérieur et créé de manière spontanée par les acteurs sociaux. A cet égard, une formule d’Eugen EHRLICH, écrite en 1936, demeure aujourd’hui encore pertinente :

575Flexible Droit, p. 19.

« Le centre de gravité du développement du droit, à notre époque… comme en tout temps, ne doit être cherché ni dans la législation, ni dans la doctrine, ni dans la jurisprudence, mais dans la société elle-même577 ».

Cette conception ouvre la voie à la reconnaissance de la juridicité de normes issues d’acteurs non-étatiques, qui seraient, dans le cadre de la théorie positiviste, considérées comme de la « régulation sociale ». Or, toute régulation sociale n’est pas du droit car, dans les termes de CARBONNIER, « le droit est plus petit que l’ensemble

des relations entre les hommes578 ». La question de la délimitation entre le Droit et le

« social non juridique », cruciale pour la théorie positiviste, est donc repoussée, mais non supprimée, dans le cadre de la théorie pluraliste579. Alors que les positivistes

définissent le droit par rapport à l’Etat (le critère du juridique le plus souvent retenu étant soit la sanction étatique soit l’existence d’un juge – critère du contentieux, du justiciable580), cette limite (formelle) n’existe pas dans la théorie pluraliste.