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Conclusion du chapitre

Chapitre 2. Valeur normative : statut juridique des normes privées en droit international

B. Droit sans Etat et droit « global » sans Etat

Günther TEUBNER va plus loin dans ses thèses en invoquant la création, par (ou à

cause de) la mondialisation, d’un droit global sans Etat, dont l’exemple le plus abouti serait la lex mercatoria581. Mais ce droit global concerne également d’autres secteurs

tels que les régimes internes aux entreprises, la normalisation technique, les droits de l’homme, l’écologie ou encore le droit du sport582. Ce droit global serait « technique »

et issu des « périphéries » :

“Ehrlich, of course, is romanticizing the law-creating role of customs, habits and practices in small-scale rural communities but, in the current

globalization process, his ‘living law’ seems to take on a different and quite dramatic significance relying on cold technical processes, no longer on warm communal bonds. Since it is not politics but civil society

itself that drives us toward a globalization of its various fragmented discourses, the globalization of law is bound to follow as a spill-over effect of those developments. […] Global law will grow mainly from the

577 Cité par CARBONNIER, ibid.. 578 Ibid., p. 23.

579 Voir ci-dessous. 580CARBONNIER et BOY.

581 G. TEUBNER, “‘Global Bukowina’: Legal Pluralism in the World Society”, in TEUBNER(G.) (Ed.), Global Law Without a

State, Dartmouth, Aldershot/Brookfield USA/Singapore/Sydney, 1997, p. 3. Mais le droit global sans Etatn’est pas réservé au

domaineéconomique :“It is not only the economy, but various sectors of world society that are developing a global law of their own”.

582Ibid., p. 4. Voir également à ce sujet, F. LATTY, La lexsportiva. Recherche sur le droit transnational, MartinusNijhoff,

social peripheries, not from the political centres of nation-states and international institutions”583.

La société civile joue un rôle primordial dans cette conception. Allant plus loin que les théories pluralistes « classiques », TEUBNER ne considère pas que ce sont des

« groupes » d’acteurs tels qu’on les conçoit en général qui sont à l’origine de ce droit global, mais plutôt des réseaux « fonctionnels » que relie un même « discours » (et non un lien « physique » comme au sein d’une communauté).

“Theories of legal pluralism will have to reformulate their core concepts,

shifting their focus from groups and communities to discourses and communicative networks. The social source of global law is not the

lifeworld of globalized personal networks, but the proto-law of specialized, organizational and functional networks which are forming a global, but sharply limited, identity”584.

Il précise ainsi la nature de ces réseaux:

“The new living law of the world is nourished not from stores of tradition but from the ongoing self-reproduction of highly technical, highly

specialized, often formally organized and rather narrowly defined, global networks of an economic, cultural, academic or technological nature”585.

Si l’on applique cette définition aux normes privées, on constate que la plupart de ses éléments s’y retrouvent. Issues de « réseaux économiques globaux » (entreprises multinationales, ONG), les normes privées peuvent être hautement techniques (fixation de seuils de résidus, par exemple), hautement spécialisées (applicables à un secteur spécifique tel que l’agriculture biologique, la pêche ou encore le café, etc.) et définies restrictivement (par exemple, applicables à un seul domaine de production comme certains fruits ou légumes, ou applicables à une seule entreprise et à ses partenaires commerciaux). Nous consacrerons des développements ultérieurs au caractère potentiellement « hautement organisé » des normes privées, à savoir la possibilité de leur organisation en système586.

583Ibid., p. 7. Nous soulignons (gras). Italiques de l’auteur. 584Ibid., p. 7. Nous soulignons.

585Ibid. Nous soulignons. 586TITRE 2, Chapitre 2.

Lorsqu’un tel réseau existe il doit, selon TEUBNER, être unifié par un discours fondé

sur un « code binaire légal/illégal » et reconnaissant au réseau une « validité globale »587. En d’autres termes, le droit de ces réseaux définit lui-même ses limites (en acceptant ou rejetant certaines conduites) et son champ de validité (en l’occurrence, il doit avoir une ambition globale). Ceci est applicable à certains schémas que produisent les normes privées, en particulier ceux des codes d’entreprise – dont le champ d’application est global (s’il s’agit d’une entreprise multinationale) et qui rejettent très nettement les comportements qui ne s’y conforment pas, en excluant toute relation commerciale avec un acteur économique qui ne s’y conformerait pas. On retrouve cette vocation globale pour certaines normes produites par des ONG, bien que pour celles-ci la volonté d’instaurer une différenciation entre normes conformes et non-conformes soit moins évidente ; les normes d’ONG ont un caractère volontaire plus marqué que les normes d’entreprises en ce qu’elles constituent des recommandations pures – aucun mécanisme de « sanction » (économique ou sociale) n’étant prévu en cas de non-respect.

Il faut donc rester prudent en ce qui concerne l’application aux normes privées de la théorie du « droit global sans Etat ». Alors que cette théorie est séduisante car elle permet d’établir non seulement la juridicité, mais aussi les modalités et les limites de certaines formes d’organisation des normes privées, il importe de garder à l’esprit que cela n’est le cas que pour certaines normes privées, à savoir les normes d’entreprise à vocation globale. Pour autant, les autres normes privées ne sont pas exclues de la théorie du droit sans Etat ; elles sont seulement exclues du droit global sans Etat, car l’organisation (la structure, le réseau ?) leur fait défaut. En revanche, le fondement théorique, à savoir la possibilité de création de droit par la société civile – acteurs économiques et acteurs civiques – leur est pleinement applicable.