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Conclusion du chapitre

Chapitre 2. Valeur normative : statut juridique des normes privées en droit international

C. Droit sans Etat et critère du juridique

Revenons sur une question théorique que nous n’avons fait pour l’instant qu’évoquer : si l’on considère comme acquise l’éventualité de la juridicité des normes privées dans le cadre de la théorie du droit sans Etat, comment distinguer les normes qui acquerront un statut juridique de celles qui resteront du domaine de la régulation sociale ? La théorie du droit sans Etat ne permet pas d’échapper à la question du

critère du juridique, car elle n’implique pas que toute norme, quelle qu’elle soit, soit du Droit.

Pour Günther TEUBNER, la distinction ne doit pas être recherchée dans les attributs

traditionnels de la « règle ». Opérant un changement de perspective de la norme vers le « procédé », il place le critère du juridique non dans la norme elle-même, mais dans le discours (ou contexte) dans lequel elle s’insère :

“In the switch from structure to process, the central elements of a legal order are énoncés, communicative events, legal acts and not legal rules. It has proved hopeless to search for a criterion delineating social norms from legal norms. The decisive transformation cannot be found in the inherent characteristics of the rules, but in their insertion in the context of different discourses588”.

Le cœur de ce discours, ce qui le rend juridique et permet de le distinguer d’autres tendances sociales est un code, que TEUBNER appelle le « code binaire légal/illégal » :

“It is the implicit or explicit invocation of the legal code which constitutes phenomena of legal pluralism, ranging from the official law of the state to the unofficial laws of world markets589”.

“It is neither structure nor function but the binary code which defines what is the ‘legal proprium’ in local or global legal pluralism590”.

En d’autres termes, une norme est juridique lorsqu’elle s’insère dans un système qui se définit lui-même comme légal, qui établit lui-même une frontière entre lui et les autres systèmes de normes. Cette légalité à laquelle il est fait référence n’est pas la légalité étatique (sous peine de retomber dans une vision positiviste) mais une légalité propre aux acteurs privés, rendue possible par l’approche pluraliste. Elle permettrait, selon TEUBNER, de filtrer les normes juridiques privées afin de les séparer des

« conventions sociales » et « normes morales ».

Dans cette vision, la norme privée définit donc elle-même sa validité591. Cette vision

est à rapprocher du concept d’autopoïèse, récurrent dans l’œuvre de TEUBNER592, qui

588“‘Global Bukowina’: Legal Pluralism in the World Society”, in TEUBNER (G.) (Ed.), Global Law without a State,

Dartmouth, Aldershot/Brookfield USA/Singapore/Sydney, 1997, p. 13.

589Ibid., p. 14. 590Ibid., p. 15.

désigne la capacité d’un système de se reproduire à partir de ses propres éléments593. Dans cette conception, le droit est un système autopoïétique de second degré dont les « éléments sont des communications sur les valeurs de légalité/illégalité et se reproduisent en tant qu’actions juridiques par l’intermédiaire d’autres actions juridiques594 ». Dans la conception autopoïétique du droit, le « critère du juridique » ou plutôt le processus d’acquisition de la juridicité est l’application du code binaire droit/non-droit. Ce « code juridique » est « l’instrument imparable et universel d’une ‘naturalisation’ des évènements ambiants en évènements du système. Le code du droit transforme, en la jaugeant, toute communication en communication juridique595 ».

Cette vision permet d’entrevoir un élément dont il sera plus longuement question dans la section suivante : l’importance de la volonté des acteurs dans la détermination du statut des normes qu’ils créent, notamment dans leur qualification de juridique ou non-juridique. Elle appelle cependant deux remarques.

Tout d’abord, le droit sans Etat tel que l’envisage TEUBNER présuppose

l’appartenance de la norme à un système fermé et autonome596, d’un réseau capable

de s’ « auto-produire », c’est-à-dire de définir son identité par lui-même à partir de ses composantes et indépendamment des systèmes qui l’entourent. La juridicité d’une norme ne peut donc être établie que dans le cadre du système auquel elle appartient et dont on aurait préalablement établi le caractère de système juridique. Plus exactement, dans les termes de la théorie de l’autopoïèse, le système juridique acquiert son autonomie par son autolimitation sur la base du code binaire droit/non-

591 Ou, selon les termes de l’auteur, sa propre légitimité, ibid., p. 18. Voir sur ce point J. CLAM, Droit et société chez Niklas

Luhmann. La contingence des normes, PUF, 1997, p. 270-271 : « La légitimation du système juridique ne s’acquiert

désormais que par la fiction légale d’une validité positive de ses normes maintenue en dehors de toute référence axiologique. […] Tout essai de fondation de la validité du droit dans une métanorme bloque le système qui doit être compris – dans sa positivité – comme une « machine historique » qui se transforme en une autre machine avec chaque opération qu’elle effectue. Dès lors c’est le temps qui constitue l’unique et inéluctable fondement de la validité. Le report de la légitimation d’une instance hiérarchiquement supérieure vers le temps permet de faire l’économie d’une ‘légitimation normative de la validité’ ».

592 Voir notamment G. TEUBNER,Le droit : un système autopoïétique, PUF, Paris, 1993, 296 p.

593 Voir la définition de H. MATURANA citée par TEUBNER, ouvrage précité, p. 39-40 : « L’organisation autopoïétique tire son

caractère unitaire d’un réseau de composantes, qui : 1/ collaborent récursivement à former le réseau de production dont elles sont issues elles-mêmes, et qui 2/ réalisent ce réseau comme une unité dans l’espace où elles se trouvent ».

594 Egalement, TEUBNER (G.), Le droit : un système autopoïétique, PUF, Paris, 1993, 296 p., p. 4 : « Le droit serait un

système autopoïétique de second degré qui acquiert, vis-à-vis de la société globale – prise comme système autopoïétique de premier degré – une clôture opérationnelle autonome. Celle-ci résulte, dans le cas du droit, de la constitution auto- référentielle des composantes systémiques, et de leur connexion au sein d’un hypercycle proprement juridique ».

595 J.CLAM, Droit et société chez Niklas Luhmann. La contingence des normes, PUF, 1997, p. 269.

596 Tout système autopoïétique est nécessairement autonome. Voir par exemple chez LUHMANN, le concept de « clôture

opérative » du système juridique (‘operative Geschlossenheit’), N. LUHMANN, Das Recht der Gesellschaft, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1993, p. 44. Voir également J. CLAM, Droit et société chez Niklas Luhmann. La contingence des normes, PUF, 1997, p. 250. Cette « clôture opérative » est cependant à distinguer d’une isolation d système juridique de son environnement. CLAM, p. 267.

droit ou légal/illégal597 (voir supra). Pour les normes privées, cela implique tout d’abord qu’elles fassent partie d’une forme d’organisation, ce qui, étant donné la diversité des normes privées, peut ne pas être toujours le cas598 et ensuite que cette organisation soit un système autonome599. Or, à la différence de la lex mercatoria citée en exemple par TEUBNER, les normes privées n’ont pas pour vocation de créer

un système global de normes, mais sont applicables de manière ponctuelle et non coordonnée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que TEUBNER lui-même reconnaît

comme le « point faible » de la lex mercatoria le fait qu’elle soit constituée d’ « épisodes » reliés entre eux par de faibles « liens communicatifs ». Ces liens, censés faire d’elle un système (associations privées produisant des contrats-types, arbitrage), font face à des « obstacles structurels » :

“Thus, the chances that an autonomous legal evolution of lex mercatoria will occur are rather slim. While legal variation and selection mechanisms are indeed in place, its stabilization mechanism is so underdeveloped that, in the foreseeable future, the development of this law will follow the ‘external’ evolution of the economic system but fail to develop an ‘internal’ evolution of its own600”.

Ceci nous amène à notre deuxième observation, qui porte sur le fait que la théorie du droit global sans Etat semble élaborée essentiellement par référence aux processus économiques (tels que le contrat) et aux marchés. Or, il existe des normes privées dont la vocation n’est pas de participer (du moins directement) aux activités économiques – on pense ici aux normes élaborées par les ONG qui servent de référence aux acteurs économiques, mais ne constituent pas en elles-mêmes un acte économique. On peut dès lors se demander si la théorie du droit sans Etat est transposable au domaine extra-commercial, notamment aux normes environnementales et sociales où les divergences de perception entre les acteurs (et les Etats) impliqués semblent beaucoup plus importantes que lorsqu’il s’agit de définir des règles communes régissant les modalités des échanges internationaux. En d’autres termes, alors que les intérêts de la « société globale des marchands » semblent pouvoir faire l’objet d’un consensus et donc d’un droit global, les acteurs

597CLAM, ibid., p. 268 s.

598 On pense aux codes d’entreprises qui ne s’inscrivent, a priori, dans aucun système.

599 Ce système doit posséder, pour être juridique, une « capacité de reconnaissance de soi » (l’expression est de J. CLAM, p.

273), ce que l’on peut mettre en doute dans le cas des normes privées.

600G. TEUBNER, “‘Global Bukowina’: Legal Pluralism in the World Society”, in TEUBNER (G.) (Ed.), Global Law without a

promouvant les questions environnementales et sociales semblent trop disparates pour pouvoir être qualifiés de « société » et les règles qu’ils élaborent trop hétérogènes pour être qualifiées de droit global. Celui-ci suppose une unité qui fait défaut dès que l’on s’écarte de la sphère purement économique.

D. Remarques : l’hypothèse du pluralisme et l’illusion du non-