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ACCÉLÉRATION ET FICTIONS

REMAKE – INTENSIFIER

« J’intensifie ce qui est là. C’est tout mon travail : intensifier la présence de ce qui est. Ça a toujours été là chez moi. Même au tout début des années 80, quand je suivais la scène punk, les concerts, les squats, je me sentais déjà très impliqué dans des situations130. »

L'intensité devient la clé. Est moderne ce qui est intense. Intensifier permet d'être là, de se sentir présent. La pratique du

remake joue de ce ressort. Par le remake, l'action de rejouer permet

de valoriser l'intensification d'une action passée. En 1998, Pierre Huyghe produisit Sleeptalking, un remake de l’œuvre historique

Sleep d’Andy Warhol datant de 1963. Ce remake survient après

plusieurs explorations plastiques sur la question : ses œuvres

Remake (1994/1995) reprenant le film Fenêtre sur cours (1954)

d'Alfred Hitchcock avec les moyens d'un film amateur ainsi que son installation The Third Memory (1999) jouant sur l'interprétation d'un fait réel et sa réification ont été des productions fertiles pour les critiques, et restent aujourd'hui exemplaires sur cette pratique artistique du remake. Mais, comment définir cette manière de faire ? Un remake, dérivé du multiple, est un appel à une œuvre originelle. Il est une copie d’une œuvre préexistante, la reproduction et surtout la représentation d’une scène d’ores et déjà jouée. Par ce procédé, il est question de reproduire une narration. Le remake se distingue du reenactment de par son processus. Un reenactment comprend dès sa première exposition sa possible réactivation, c’est une invitation à reproduire une action. Par exemple, l’œuvre Zyklus für

wassereimer (oder flaschen) (1962) de Tomas Schmit insiste sur

son reenactment. L’œuvre est une action que l’on peut reproduire par la suite. Le remake rejoue, le reenactment réactive. Un remake consiste à refaire avec les moyens du bord une scène. C'est l'exercice d'une reconstitution, une copie de la narration d’un événement qui, dans sa réalisation, fait face à la difficulté de reproduire des formes et des rythmes. Pour son créateur, l'objet est de rejouer une scène avec l’envie de reproduire ce qu’il admirait dans le modèle original. Cette pratique, dans un jeu de variations formelles, transporte finalement le spectateur entre deux versions d'un script univoque et fait valoir une intensification.

L’un des premiers ressorts de la pratique contemporaine du remake est de nous inviter à revisiter l'intitulé même de notre discipline : l'art contemporain. Un art certes, mais contemporain de quelle manière ? Nicolas Bourriaud dans son catalogue d'exposition

Crash-Test : La Révolution Moléculaire, relevait toute l'importance

de ce questionnement :

130. Jean-Max, Colard, « Pierre Huyghe au Centre Pompidou : "J'intensifie ce qui est là" », Les Inrocks, 2013. Mise en ligne le 12 novembre 2013. Disponible sur : <https://www.lesinrocks.com/2013/11/12/arts/arts/pierre-huyghe-au-centre- pompidou-jintensifie-ce/> [consultation le 20 juillet 2019].

« Tout discours sur l'art contemporain devrait se fonder sur une question primordiale, celle de savoir de quoi celui-ci est le contemporain. Ou plutôt : de quel événement est-il le prolongement dans l'ordre des formes131 ? »

Pour déplier le sujet du contemporain, détaillons l'ouvrage Qu'est-

ce que le contemporain ? de Giorgio Agamben. Dans celui-ci, le

philosophe pose deux questions : « De qui et de quoi sommes-nous les contemporains ? Et, avant tout, qu'est-ce que cela signifie, être contemporains132 ? » La première réponse du philosophe est, de

prime abord, qu'être contemporain est une exigence. C'est un effort. Selon Giorgio Agamben, nous ne sommes pas automatiquement contemporains de notre vivant.

« La contemporanéité est [...] une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui

par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop

pleinement avec l'époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n'arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu'ils portent sur elle133. »

Toute la difficulté d'être un vrai contemporain s’accorde à un travail de distanciation avec les attentes propres à notre temps. Sans un recul critique sur notre époque, nous ne pouvons pas être lucides sur celle-ci. Nous y sommes naturellement enveloppés, elle dicte nos mouvements et nos désirs. L'exercice d'écarts et d'anachronismes nous permet ainsi de nous défaire du temps et de devenir contemporain. Est contemporain celui qui est capable d'avoir un recul sur son temps. Est moderne celui qui vit intensément. Pierre Huyghe effectua cette manœuvre via la production Sleeptalking (1998), un remake de Sleep, long-métrage de six heures réalisé en 1963 par Andy Warhol.

Pour Sleeptalking, Pierre Huyghe a filmé (de nouveau) le poète John Giorno en train de dormir, s'appliquant à reproduire les plans réalisés par Andy Warhol. Dans ce remake un peu particulier, les deux captations du poète endormi ont été juxtaposées au montage. Par l'opération d'un morphing, le visage de l'acteur oscille entre ses traits de 1998 et ceux de 1963. Dans une illusion d'un déjà-vu (ou d'une hallucination), le remake et son modèle partagent le même présent. La voix de John Giorno, inventeur de la poésie parlée, accompagne les images de ces captations. Il évoque les rêves de la

Beat Generation et leurs transformations. L'image du poète apparaît

comme hantée par un passé et ses promesses. Sleeptalking est un

remake rattrapant (ou se faisant rattraper) par son modèle. Ici,

131. Nicolas, Bourriaud, « Crash Test », dans Nicolas, Bourriaud (dir.) Crash Test

: La Révolution Moléculaire, catalogue d'exposition, Montpellier, La Panacée-

MoCo (10 février 2018 – 6 mai 2018), Montpellier, La Panacée, 2018, p.8.

132. Giorgio, Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, traduit de l'italien par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008, p.7.

l'objet premier et sa réplique se retrouvent accordés. Une brume s'étend, trouble son spectateur ; les rêves du poète semblent sous cette forme, en suspens. Comme pour son œuvre Timekeeper134,

plusieurs traces du passé cohabitent en un même plan. Une œuvre, réalisée à plusieurs reprises, qui consiste à creuser un trou dans le mur de l’espace d’exposition et ainsi révéler les couches successives de peinture des événements précédents.

Le remake est une entreprise périlleuse. Comme une copie, il peut être « raté ». Mais comment expliquer son association à ce possible verdict ? Selon Tristan Garcia, le remake est « l'acte artistique par lequel une œuvre est répétée afin de pouvoir retrouver une valeur : si le remake est raté, l’œuvre originale apparaît, par contraste, comme incarnant mieux ce qu'elle est ; si le remake est réussi, s'il surpasse la première version, il révèle que quelque chose de l'original pouvait être intensifié, qui ne l'était pas assez, ou seulement de façon larvée135. » En proposant une version

alternative d'une chose, l'artiste pointe du doigt le fait qu'il aurait pu en être autrement. Par le remake, nous perdons l'absolue nécessité de l'original : l’acte n'est désormais plus singulier. L'objet est cependant beau d'un nouveau souffle, d'une nouvelle intensité. Au travers du remake de Sleep, Pierre Huyghe cherche à reproduire ce qu'il avait tant apprécié dans l’œuvre de Andy Warhol : une somme d'intensités.

L'appréciation de l’œuvre, nous pousse néanmoins à nuancer notre première interrogation sur l’être contemporain. Avec le remake, le dessein n'est pas seulement d'être contemporain, attentif à son temps, à ses manifestations, à ses attentes, à ses déboires, mais insiste sur sa propre existence.

« [Or] l'esprit contemporain est justement celui qui essaie d'être plus présent que le présent ; il n'est pas simplement de son temps, il manifeste la volonté d’intensifier ce temps136. »

Un remake apparaît comme une réplique insufflée d'un nouvel air, il manifeste plus et permet, dans sa distance à un temps passé, d'intensifier son heure, de prôner sa présence. En exposant le conflit de deux versions, Pierre Huyghe rend le spectateur de Sleep

talking témoin d'une mue, de deux réalités. Par ce dispositif, l'artiste

tente ainsi de rendre visible ce qui faisait la substance de l’œuvre originale. En refaisant « de même », le producteur s'est focalisé sur 134. En 1999, Pierre Huyghe réalise sa première version de Timekeeper. L'artiste avait simplement creusé dans un des murs de la Wiener Secession (premier white cube de l'histoire), révélant par ce procédé les couches successives de peintures laissées par les expositions précédentes.

135. Tristan, Garcia, « Qu'est-ce qu'être intense ? », dans Emma, Lavigne (dir.),

Pierre Huyghe, catalogue d'exposition, Paris, Centre Pompidou (25 septembre

2013 – 6 janvier 2014), Paris, Centre Pompidou, 2013, p.202. Texte antérieur à l'ouvrage de l'auteur Tristan Garcia, La Vie intense : une

obsession moderne.

ce qui compte dans l'objet premier. Refaire une scène permet d'effectuer sa mue, de retrouver, sous les mots de l'historien de l'art George Kubler137, « une certaine forme d'énergie ».

CONCLUSION

L'accélération moderne est un pharmakon face au temps compté de nos existences. Les hommes modernes, en adhérant aux promesses de la modernité, se sont lancés dans une quête effrénée d'intensités.

Ici, il a été question d'expérimenter sous plusieurs formes un temps en accéléré et d'exposer un regard critique sur son emprise. Ainsi, la perception d'une compression contemporaine du temps et ses effets ont été discutés en articulant les propos du sociologue Hartmut Rosa à un corpus d’œuvres en réaction à ce phénomène. L'analyse de l'Horloge du Long Maintenant a permis d'exposer une mise à rebours de l'accélération moderne par la promotion d'un changement d'échelle. Les créateurs de ce projet souhaitaient par leur entreprise désaxer le diktat généralisé du court terme par une production élaborée sur une durée plus vaste (10 000 années). La mise en perspective de l'Horloge du Long Maintenant insistait sur la possibilité de se libérer de l'urgence du présent dans une entreprise de ralentissement. L'accélération était subie. Pour s'en défaire, une solution s'impose : ralentir.

Par la suite, l'accélération est fantasmée et soutenue comme une grisante promesse. Avec Le Nouvel Accélérateur de H.G. Wells et

24 Hour Psycho de Douglas Gordon, le fantasme et l'expérience

d'une vie en accéléré se joignent à une lecture cinématographique de nos vies. En revenant aux origines des promesses vivifiantes de la modernité, les attentes et l'inertie propre à l'action d'accélérer furent déployées de sa grisante frénésie à ses revers. Par la suite, la perception d'un compte à rebours par l'appréciation d'une tension propre à l'attente d'un décompte a été exemplifiée et mise en mots par la critique des œuvres explosives de Roman Signer. La mise en attente et le plaisir dus à une mise en tension momentanée souleva une quête plus vaste, celle d'éprouver une intensité. La figure de l'homme pressé premièrement disséquer via les propos de Hartmut Rosa se suit d'une nouvelle : l'homme intense. Dans cette enquête, la figure de l'homme intense, traitée par le philosophe Tristan Garcia, opère un renversement. L'action d'accélérer est exposée comme une ruse pour vivre plus vite et donc plus fort. L'action de ruser (en accélérant) était ici développée comme la prise de conscience d'une situation et son dépassement : aller encore plus vite que la vitesse. Ruser, en référence à la mythologie grecque, c'est l’absorption de Métis par Zeus pour ainsi conjurer le sort. Ruser, c'est comprendre les stratégies ennemies pour les prendre de revers. Cette quête d'intensités, par le vecteur de l'accélération, poursuivie par H.G. Wells, Roman Signer et Walter De Maria est soulevée de manière plus frontale par la pratique de remake de Pierre Huyghe. L'action d'accélérer apparaît comme un procédé efficace pour vivre un moment intensément. L'intensification de nos vies était souhaitée. Pour que celle-ci se réalise, une solution :

PARTIE B