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FACTEUR TEMPS

LOST PARADISE »

Via son texte Facteur Temps, Philippe Parreno a présenté des problématiques contemporaines liées à la gestion de temporalités inhérente à l'exposition d’œuvres d'art. Néanmoins, l'artiste ne se contente pas d'établir un simple état des lieux des limites temporelles d'une exposition. Il propose une alternative par la création d'un événement singulier.

L’œuvre Facteur Temps fut présentée à l'occasion de l'exposition « Lost Paradise », ayant eu lieu dans les enceintes du Kunstraum à Vienne en 1994. La commissaire Barbara Steiner avait pour ambition d'intégrer au sein de cet événement artistique plusieurs sujets de la vie quotidienne : « la cuisine, le jardinage, le travail social, l'enseignement18 ». « Lost Paradise » était une exposition

pensée tel un processus. La commissaire avait pour projet d'expérimenter un espace vivant de plusieurs animations et événements. L'espace avait été transformé plusieurs fois ; les œuvres ont été déplacées ou, pour certaines, activées. Plus encore, le temps de visibilité des projets était variable. Ainsi, des œuvres furent exposées sur plusieurs jours et d'autres sur des temporalités plus courtes. Les œuvres exposées étaient évolutives et se répondaient les unes aux autres. Des conférences, des projections, des lectures, des discussions et des excursions ponctuèrent l'événement.

Sans surprise, l’œuvre Facteur Temps de Philippe Parreno est un événement. Celle-ci a pour protagoniste un acteur déguisé en facteur, ayant pour mission de sonner chez les habitants de Vienne pour leur commenter des images, leur volant ainsi un peu de leur temps. Le facteur était, à l'image de sa signification linguistique, un agent constitutif de la tenue de l'exposition. L'espace dédié à l’œuvre au sein du Kunstraum fut ainsi ponctuellement habité par un facteur factice. Le performeur venait chercher son costume de messager, puis, quittait les murs du lieu pour rentrer en contact avec des habitants de la région. L'uniforme était posé sur un porte- manteau dans l'espace d'exposition. Si l'uniforme n'était pas sur ledit porte-manteau, cela signifiait que le facteur était en vadrouille. 18. Barbara, Steiner, « Lost Paradise, Nearly 14 Years Later » [en ligne], Grenoble, Magasin des Horizons, 2008. Disponible sur : <http://www.ecoledumagasin.com/session23/wp-content/uploads/2014/05/Lost- Paradise-cleanBST.pdf> [consultation le 12 septembre 2019].

Barbara Steiner est revenue avec son texte « Lost Paradise, Nearly 14 Years Later » sur les intentions et la réception de son exposition 14 années plus tard. Les propos de la commissaire ont été traduits pour cette thèse.

Ainsi, lorsque l'acteur était en mission, le visiteur du lieu d'exposition se retrouvait face à un porte-manteau vide. Des éléments entouraient cependant ce porte-manteau. Le public était invité à écouter des enregistrements de conversations entre le facteur et ses interlocuteurs. Philippe Parreno avait aussi rendu disponible une compil suivant la thématique « Musique pour un facteur ».

Lors de ses activations, Facteur Temps œuvrait en plusieurs lieux. Ici et là-bas. Ce jeu de présence/absence est constant dans les pièces de Philippe Parreno.

« Il partira du Kunstverein. Ce sera sa base. C'est là qu'il se transforme en facteur. Comme Batman, il a aussi sa cave. Ses déplacements laisseront des traces dessinées à la surface de la ville. Il décidera d'aller ajouter de la couleur avec ses flyers, du bleu Uptown, du rouge Downtown. S'il est impossible d'enregistrer ses mouvements, ceux qui auront reçu à Vienne la visite de ce facteur en retiendront un souvenir particulier. Ce projet est une Sit-Com. Facteur Temps est une Sit-Com sans caméra dont le titre pourrait être Postman Hélium ou Postman

Hélium Maxi Disco 4519. »

En relation avec les horaires d'ouverture du Kunstraum, le facteur se créait son propre public au sein de la ville de Vienne. Lors de ses rencontres, il dévoilait à son audience des flyers, des publicités qu'il prenait le temps de présenter. Facteur Temps suit une stratégie communicationnelle portée par la force d'un seul actif. L'objet était de côtoyer une population, d'engendrer une discussion avec celle- ci. Toute rencontre, toute réception était singulière. L'acteur jouait une nouvelle représentation pour chacun de ses auditeurs. Cette démarche, précise Barbara Steiner, peut sembler incongrue pour les viennois. Elle précise aussi une subtilité du contexte postal de l'époque.

« En 1994, il n’était plus habituel que les facteurs sonnent à la porte. Depuis des années, les boîtes à lettres viennoises étaient parvenues dans les foyers et les comptes chèques avaient aussi rendu les porteurs d’espèces inutiles. Ainsi, le facteur de Parreno sortait de l’anonymat et tentait de rentrer en contact avec les gens qu’il allait voir20. »

D'autre part, le retour de Barbara Steiner sur l'événement nous apprend que les critiques autour de l'exposition furent très vives. L'exposition avait été présentée comme une « fête », un événement sans résistance, sans posture politique et critique. Les travaux artistiques présentés en prirent aussi pour leur grade. Les productions des artistes, à l'image de Facteur Temps, ont été considérées comme sans force réactionnaire. « La décision de Philippe Parreno d’avoir mis en scène un facteur distribuant des brochures publicitaires fut considérée comme une tentative de 19. Philippe, Parreno, Speech Bubbles, op. cit., p.22-23.

communication futile qui était à la fois excessive et sans intérêt21. »

L'époque était à la production d'expositions engagées. L'initiative de la commissaire n'a tout simplement pas été bien reçue par la presse locale.

Dithyrambique, Barbara Steiner évoque le travail de l'artiste comme un pied de nez aux méthodes publicitaires des mass-médias.

L’on pouvait voir ce projet comme une méthode astucieuse, même cynique, de faire s’envoler les ventes en essayant d’engager les gens dans une conversation uniquement pour leur tendre une publicité. […] Dans un monde incroyablement impersonnel, le facteur de Parreno s’emparait d’un rôle social et culturel. Il délivrait des publicités et du baratin publicitaire mais n’avait aucune volonté de vendre quoi que ce soit – un acte au bord de l’absurde. L’immédiateté de la publicité et de la consommation contrastait avec la manière démodée et nonchalante d'un postier – une profession tellement dépassée qu’il a fallu louer l’uniforme dans un magasin de costumes22.

Facteur Temps produit en effet un trouble. La beauté de

l'événement s'attache à l'échec communicationnel (sinon commercial) de son acteur. L'échec permet de réellement aller à la rencontre des destinataires de ces publicités. Le facteur va vers les habitants et prend le temps de discuter avec eux. Il permet un échange avec les destinataires. Ceux-ci peuvent dépasser l'appréciation binaire mercantile : acheter ou non. Le facteur n'est pas un commercial avec son speech fracassant et ses stratégies d'adhésion. Jouer le rôle d'un facteur c'est être à l'écoute, il n'est pas là pour forcer à l'achat mais seulement pour donner un peu de son temps. Des échanges qui peuvent tourner court ou laisser une trace. Qui sait ?

Sous cet angle, deux intérêts ont émergé. Les limites spatiales et plus encore temporelles d'une exposition sont devenues sujets à la production d’œuvres. En outre, questionner la durée d'une exposition et se l'approprier revient à soulever l'opérationnalité d'un travail artistique.

21. Idem. 22. Idem.

FACTEUR TEMPS 2

Poursuivons l'enquête Facteur Temps de Philippe Parreno. À ce jour, l'investigation d'une opérationnalité d'une œuvre est une recherche visible au regard de diverses pratiques artistiques. Dans le cadre d'expositions, une succession d’œuvres ont joué d'une prise en charge de leurs conditions de visibilité. De manière systématique, l'association d'une œuvre à une durée s'accorde avec la promotion d'un art vecteur d'expériences. L'artiste, en proposant une œuvre à la durée limitée, invite son spectateur à prendre part à un moment particulier. Plus encore, les pratiques artistiques jouant d'une opérationnalité d'une œuvre croisent trois ambitions : la recherche d'une délimitation temporelle d'une expérience, le désir d'associer un temps réel aux temps de la fiction, et la mise en représentation d'une attitude processuelle.