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COMPRESSION DU TEMPS

MANQUE ET GAIN

Dans Aliénation et Accélération, Hartmut Rosa ausculte les secteurs de notre société atteints d'une accélération. Sa recherche a été de mettre en mots les mécanismes contemporains d'une accélération sociale et de prendre la mesure de cette sensation associée à une dynamique inscrite dans l'organisation de notre société. L'objet du sociologue est ainsi de revenir sur le pourquoi d'un ressenti collectif. Un point de départ qui interroge une sensation contemporaine : l'accélération de nos rythmes de vie et paradoxalement, un manque de temps.

« Dans le texte qui suit, je présente un cadre analytique qui permettra, au moins en principe, une définition complète et empiriquement justifiable (ou au moins contestable) de ce que vouloir dire pour une société d'accélérer et des manières dont les sociétés occidentales peuvent être comprises comme des sociétés de l'accélération. Il est tout à fait évident qu'il n'existe aucun mode d'accélération unique et universel qui accélère

tout. Au contraire, beaucoup de choses ralentissent, comme le

trafic sans un embouteillage, tandis que d'autres résistent contre vents et marées à toutes les tentatives de les faire passer plus vite, comme le rhume. Néanmoins, il est certain qu'il y a beaucoup de phénomènes sociaux auxquels le concept d'accélération peut être appliqué de manière pertinente. Les athlètes semblent courir et nager de plus en plus vite ; les fast- foods, le speed-dating, les siestes éclairs et les drive-through

funerals semblent témoigner de notre détermination à accélérer

le rythme de nos actions quotidiennes, les ordinateurs sont de plus en plus rapides, les transports et la communication demandent seulement une fraction du temps nécessaire il y a un siècle, les gens paraissent dormir de moins en moins (des scientifiques ont découvert que la durée moyenne du sommeil a baissé de deux heures depuis le XIXe siècle et de trente minutes depuis les années 1970), et même nos voisins semblent emménager et déménager de plus en plus fréquemment72. »

72. Hartmut, Rosa, Aliénation et accélération [2010], traduit de l'anglais par Thomas Chaumont, Paris, La Découverte, 2012, p.16-17.

L'entreprise de Hartmut Rosa débute par la distinction de trois catégories d'accélération : l'accélération technique, l'accélération du changement social et l'accélération du rythme de vie. Des catégories intrinsèquement liées dont il exposera par la suite les relations qu'elles tissent entre elles. L'accélération technique est relative à l'accélération des temps de nos trajets. Les espaces entre les hommes sont toujours les mêmes mais ils sont traversés plus rapidement. L'évolution des systèmes de communication font eux aussi partie de cette catégorie. Nous pouvons instantanément discuter avec une personne en étant à l'autre bout du globe. Une missive peut être lue dans la seconde de son envoi. L'accélération du changement social équivaut pour sa part à la réduction de constantes dans notre environnement.

« En guise de test rapide, le lecteur ou la lectrice peut simplement réfléchir à la rapidité avec laquelle déclinent ses connaissances pratiques quotidiennes : quelles sont les durées pendant lesquelles il ou elle peut considérer comme stables des choses telles que les adresses et numéros de téléphone de ses amis, les heures d'ouverture des bureaux et magasins, les taux des compagnies d'assurances et les tarifs des opérateurs de téléphonie, la popularité des stars de la télévision, des partis et des politiciens, les emplois occupés par les gens et les relations dans lesquelles il ou elle est engagé(e)73 ? »

L'accélération des rythmes de vie se définit comme « l'augmentation du nombre d'épisodes d'action ou d'expérience

par unité de temps, c'est-à-dire qu'elle est la conséquence du désir

ou du besoin ressenti de faire plus de choses en moins de

temps74 ». Notre rapport au monde (en comparaison à nos aînés) a

muté. Nous faisons les choses plus vite, mais cela n'explique pas pourquoi nous ressentons un « manque » de temps. Les choses vont plus vite, nous devrions donc « gagner » du temps. Dans ce cas, d'où vient ce manque ?

Pour y répondre, prenons l'exemple d'une missive. Il n'y a encore que quelques années, pour envoyer un message, j'utilisais un envoi type postal. J'écrivais mon message et j'envoyais le résultat à son destinataire. Imaginons que la durée de l'envoi prenait une journée. Le destinataire recevait mon message, puis me répondait après sa lecture. Comptons de nouveau une journée comme durée de trajet du second message. Entre l'écriture de mon message et la lecture de sa réponse, il m'a donc fallu attendre (au minimum) deux journées. Aujourd’hui, le temps entre l'envoi d'un message et la réception de sa réponse peut se compter en une somme de secondes. La durée des envois n'est plus un problème, nous nous rapprochons en terme de durée à un instantané. Le calcul du temps gagné est une soustraction par zéro, soit : deux jours d'envoi - une communication instantanée (0) = deux jours de temps de gagné. Les progrès technologiques nous ont donc fait gagner du temps. 73. Ibidem, p.22.

Mais, pourquoi n'ai-je pas l'impression d'avoir plus de temps pour moi malgré ces gains quotidiens ? La réponse est simple. Le temps gagné est directement réinvesti. Ayant conscience que les choses se réalisent plus vite, je prends cette information en compte et je produis en fonction. L'augmentation de nos actions quotidiennes nous rend prisonniers de sa fréquence. En soit, le problème n'est pas la vitesse, mais notre comportement face à celle-ci. Nous sommes devenus des hommes pressés.

Nous faisons plus en moins de temps. Le rêve de tout système mercantile et insatiable. Un système qui a banalisé un diktat du court terme dans nos modes de vie. Vouloir « gagner du temps », consiste déjà à poursuivre l'optique du court terme et à retomber face à ses dérives. Des difficultés qui ne seront pas résolues en « réduisant » la vitesse en marche. C'est bien cette entreprise temporelle binaire jouant d'une perte ou d'un gain du temps qui nous pose face à cette implacable sensation d'une famine temporelle.

L'initiative de Srnicek Nick et Williams Alex avec leur Manifeste

accélérationniste75 va dans ce sens. Avec cet essai, les deux

auteurs jouent aux modernes « lumineux » par la promotion « inédite » d'une stratégie économiquement veule. L'objet de ce programme politique « socialiste » consiste à prôner une accélération des mécanismes de production au lieu de soutenir un ralentissement (habituellement soutenu par des politiques sociales). Ce genre d'initiative, présente l'accélération comme le nouvel eldorado. La solution à tous nos problèmes. Srnicek Nick et William Alex aspiraient à la construction d'une gauche moderne, dans son temps. Une gauche qui va vite, qui surfe sur le progrès technologique ! Un moyen communicationnel vu et revu d'un renouveau politique. Une gauche qui, dans une conscience de l'emprise du marché, n'aurait pas peur de s'accorder à notre monde capitaliste contemporain. Le Manifeste accélérationniste promeut une croissance désuète au profit d'un épuisement chronique et psychique de ses adhérents. Sous ce prisme, le dessein politique et économique n'est plus en soi d'améliorer les conditions sociales d'une communauté mais de garder les sociétés compétitives. L'accélération devient un joug. Il faut sans cesse accélérer aux dépens de nos aspirations personnelles. Il faut accélérer pour accélérer.

« Le pouvoir de l'accélération n'est plus perçu comme une force libératrice, mais plutôt comme une pression asservissante. Bien sûr, pour les acteurs sociaux, l'accélération a toujours été les deux à la fois : une promesse et une nécessité. À l'époque de l'industrialisation, par exemple, elle était, pour la plupart des gens, plutôt la seconde que la première, mais elle porta

75. Nick, Srnicek et Alex, Williams, « Manifeste accélérationniste », traduit de l'anglais par Yves Citton, Multitudes, n°56, automne 2014 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste> [consultation le 8 octobre 2019].

néanmoins en elle le potentiel libérateur pendant tout le XXe siècle. Aujourd'hui cependant, au début du XXIe siècle "mondialisé", la promesse perd de son potentiel, la pression devient accablante à un point tel que les idées d'autonomie individuelle et collective (démocratique) deviennent anachroniques76. »

Le problème de l'accélération est aussi un problème de ricochet. C'est un choix. Si mon envie est d'aller plus vite, de faire davantage – envie partagée par un grand nombre d'occidentaux – cela me regarde. Mais le jeu d'accélérer le rythme des uns oblige, dans sa réalisation, les autres à suivre cette même course. Dans une atmosphère du toujours plus favorisé par de nouveaux moyens technologiques, certains acteurs poussent dans leur manière de faire, dans leur épuisement avancé, à faire comme eux. Ils deviennent exemplaires dans leur fréquence de vie mais surtout dans leur labeur. Travailler beaucoup est, en soi, bien jugé socialement. Il est par ailleurs assez étonnant de remarquer qu'un travailleur épuisé par sa tâche puisse tout naturellement imposer sa cadence à un autre tiers. Pour l'homme moderne, la frénésie est vertu tandis que l'oisiveté est vice77. De nos jours, l'homme pressé

associe sa vie à des projets sur le court terme et une production acharnée.

En outre, la compression de notre temps s'explique par le nombre d'actions qui ne cesse d’augmenter et est rendu possible dans notre quotidien. Nous faisons de plus en plus de choses car cela nous a été rendu techniquement possible. Mais, cela a augmenté notre faim de faire. Si je peux, je fais. Je fais alors beaucoup et cela autant qu'il me le sera supportable. Je remplis mon emploi du temps d'activités diverses. Tout à coup, le temps commence à me manquer. De par la réduction des temps de trajet et l'instantanéité des réseaux de communication, je me retrouve à réaliser un nombre trop élevé de choses et cela me pèse. Une fatigue apparaît. De cette fatigue, les choses empirent. Je ne peux plus vraiment tenir le rythme précédemment soutenu. Le temps me manque pour réaliser autre chose. Un renversement s'opère. Ce n'est plus moi qui dicte le tempo mais le tempo qui m'est dicté. Je deviens le prisonnier d'une course. Une course que je trouvais auparavant grisante. Le temps me manque non pas parce qu'il m'est pris, mais car je l'épuise. Le temps est devenu une ressource et par conséquent, son épuisement est devenu la source d'un empressement.

Hartmut Rosa expose, dans un second temps, une hypothèse concernant l'attrait contemporain pour cette quête d'accélération : celle-ci serait associée à la poursuite d'une bonne vie. Faire 76. Hartmut, Rosa, Aliénation et accélération, op. cit., p.109-110.

77. Une entreprise qui ira même jusqu'à la négation du sommeil, ce temps improductif par essence. Je vous renvoie à l'excellent ouvrage de Jonathan Crary sur le sujet : 24/7 : Le Capitalisme à l'assaut du sommeil (2014), aux éditions La Découverte.

beaucoup, toujours plus, donnerait (au conditionnel) satisfaction à nos contemporains.

« [L]es acteurs sociaux de la modernité ne sont pas simplement les victimes sans défense d'une dynamique accélératoire qu'ils ne peuvent pas contrôler. Ce n'est pas simplement qu'ils sont forcés de s'adapter à un jeu d'accélération dans lequel ils n'auraient rien misé. Bien au contraire, je crois que la force motrice de l'accélération est également alimentée par une promesse culturelle forte : dans la société moderne séculaire, l'accélération sert d'équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle78. »

Aujourd'hui, l'éternité n'a plus la cote. La fin d'une croyance en une vie après la mort a produit une radicalisation vers le palliatif (ou le

pharmakon79 ?) de l'accélération. Il faut donc faire avec le temps

qu'il nous reste. S'accomplir pleinement dans le temps limité de nos vies. D'après les propos du sociologue, le jugement de la bonne réalisation de nos vies se mesure aujourd'hui par la somme et la profondeur de nos expériences. « La promesse eudémoniste de

l'accélération moderne réside par conséquent dans l'idée (tacite) que l'accélération du "rythme de vie" est notre réponse (c'est-à-dire

celle de la modernité) au problème de la finitude et de la mort80. »

La sensation de vivre intensément est perçue comme un indice de « belle vie ». Vivons intensément, vivons heureux.

Étant donné que notre fin est proche, nous devons réaliser nos rêves au plus vite. Des rêves et des envies qui, par chance, nous sont soufflés à l'oreille par le marché du capital. Un marché comblant nos désirs et en créant de nouveaux pour qu'il puisse perdurer. Faire beaucoup apparaît donc comme un bon projet de vie. Une activité soutenue, une vie de vitesses et d'accélérations permet à l'homme moderne de « compenser un déficit d'approbation par une acquisition de plus en plus effrénée et une confusion entre consommation et acquisition81 ». Une stratégie qui,

dans une confusion généralisée, porte à une frustration chronique. Un principe de non-satiété qui permet de prolonger le système capitaliste économique en place. Cette situation rend adepte l'homme moderne à une dose d'intensité quotidienne. Une situation qui a, peu à peu et malgré ses conséquences, donné vie à un diktat du court terme. Les discours politiques actuels ne consistent plus à entreprendre sur le long terme, mais à vivre au jour le jour, à répondre au coup par coup. « Le "changement pour le changement" a fait son temps ; c'est désormais le principe d'accélération pour

l'accélération qui s'impose comme un leitmotiv82. » Dans un temps

78. Hartmut, Rosa, Aliénation et accélération, op. cit., p.38.

79. Dans son étymologie grecque, un pharmakon signifie conjointement le remède, le poison, et le bouc-émissaire.

80. Ibidem, p.40. 81. Ibidem, p.137-138.

82. Joël, Vacheron, « La Photographie à l'épreuve de l'accélération sociale », dans Gauthier, Huber et Arthur de, Pury (dir.), Accélération, catalogue d'exposition, Neuchâtel, CAN (13 mai 2007 – 30 juin 2007), Zurich, JRP Ringier,

compressé, le moment présent est au centre de toutes les attentions.

« À ce titre, bien qu'ils proviennent de traditions intellectuelles distinctes, les défenseurs fin-de-siècle ont en commun de faire ressortir la clôture de la société moderne sur elle-même. Pris dans la logique de l'accélération contemporaine, il ne serait plus possible de penser de planifier, d’échafauder rationnellement des alternatives de changement. L'accélération fonctionnerait ainsi comme un trou noir qui absorberait les distinctions temporelles en créant une forme de contraction perpétuelle, une sorte de temporalité sans temps. Par conséquent, le temps ne constituerait plus un principe d'intelligibilité historique. Il se serait volatilisé dans l'instantanéité du XXIe siècle. Cependant, il convient de reconnaître que le temps n'a jamais été aussi présent qu'à l'heure actuelle. À ce titre, les différents appels aux ralentissements sont autant de tentatives, plus ou moins programmées, pour réguler ce qui ressemble à une

surabondance temporelle83. »