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OPÉRATIONNALITÉ DE L'OEUVRE

FACTEUR TEMPS

OPÉRATIONNALITÉ DE L'OEUVRE

Le texte Facteur Temps de Philippe Parreno a été publié dans le cadre de l'exposition « Lost Paradise » au Kunstraum de Vienne en 1994. Un événement dirigé par la commissaire d'exposition Barbara Steiner dans lequel l’œuvre Facteur Temps prenait place. Ce texte fut, par la suite, traduit par Eric Troncy et intégré au recueil Speech Bubbles associant des textes, des entretiens mais aussi des scripts de l'artiste. Philippe Parreno, a dans son engagement, mis en mots ses recherches artistiques tout en prenant parti et en écrivant sur les productions d'artistes de son époque. Les textes du recueil sont ainsi autant d'explorations que de rencontres artistiques retranscrites. Dans l'introduction de

Speech Bubbles, Eric Troncy insiste sur la place de cette entreprise

de l'écriture et des mots dans la pratique artistique de Philippe Parreno. « Le langage sous toutes ses formes – texte, récit, parole, dialogue et scénario – tient dans le travail de Philippe Parreno, une place éminemment primordiale10. » Ces écrits permettent

d'approcher au mieux la pensée complexe et raisonnée de l'artiste. Dans Facteur temps, Philippe Parreno expose une réflexion ponctuée d’œuvres et d'expériences personnelles sur les spécificités de la réception d'une œuvre d'art, ainsi que son rapport à diverses temporalités. « On ne sait pas, a priori, combien de temps regarder une œuvre d'art. Rien ne le dit. Doit-on y passer dix 10. Philippe, Parreno, Speech Bubbles, Dijon, Les presses du réel, 2001, p. 7.

secondes ou deux heures11 ? » « Et si l'art prenait en charge ses

conditions de visibilité ? De combien de temps je dispose ? Et pour combien de temps12 ? » Pour y répondre, l'artiste s'appuie sur son

expérience en tant que spectateur d'expositions. Il prend la posture non pas d'un producteur d'événement, mais de son récepteur. Un rôle comparable à un anthropologue qui s'intéresse aux temporalités vécues et visibles lors du rituel contemporain d'une monstration artistique. Ainsi, l'artiste prend un certain recul sur l'événement d'une exposition. Son attention n'est plus focalisée sur ce qui est donné à voir ou à expérimenter mais sur les cycles systématiquement à l’œuvre lors d'une exposition muséale d'art. Sous quelles temporalités et sous quelles autorités une œuvre est opérante ? Pour y répondre, Philippe Parreno débute son texte par une anecdote :

« Dans l'exposition Mondrian du musée d'Art moderne, les visiteurs désertent les salles d'exposition pour s'installer devant les écrans de télévision. Ils passent plus de temps à regarder les tableaux reproduits en vidéo que devant les originaux accrochés au mur. Pourquoi ? Y aurait-il encore une fascination pour les écrans de télévision ? Est-ce que les commentaires nous renseigneraient sur l’œuvre ? Les documentaires sur l'art sont généralement très mauvais. Ils cherchent à avoir l'air d'être contemporains de leur sujet, optant pour une esthétique affirmée dont la signification est oubliée13. »

Dans son entreprise de détection de matrices temporelles, Philippe Parreno observe le comportement et les réactions des visiteurs. Dans un premier temps, l'artiste laisse entendre que les œuvres sont à vivre là où elles sont exposées, soit dans un musée. C'est à ce moment que la réception d'une œuvre semble « optimale ». De plus, elles sont rarement seules. Des dispositifs de médiation accompagnent les œuvres dans l'objectif de mieux « comprendre » l'agrégat exposé à son public. Le musée est un espace conçu et pensé pour qu'un spectateur puisse ponctuellement se retrouver face à une œuvre. La médiation qui entoure une œuvre peut cependant prendre le dessus sur le spectacle mis en scène. Voulant à tout prix comprendre ce qui se trouve devant ses yeux, le réflexe est souvent de lire ce qui accompagne l’œuvre plutôt que d'examiner l’œuvre elle-même.

Par la suite, notre observateur remarque que, dans l'exercice d'une visite, un grand nombre de visiteurs ne reste pas plus de quelques minutes devant une peinture. Et que, curieusement, ces mêmes personnes sont inlassablement attirées par les écrans disponibles. Les écrans captent leur attention. Pour l'artiste, la raison de cette attraction s'explique par son association à une durée de lecture. Il 11. Ibidem, p.19.

12. Ibidem, p.21. 13. Ibidem, p.19.

n'y a en effet pas de durée associée à une peinture. Une vidéo a, pour sa part, un début et une fin. Elle a un temps de lecture « chronométrable ». Les vidéos en boucle dans les espaces d'expositions sont un premier cycle temporel à l’œuvre. Une vidéo suit son cours, se termine puis revient à son commencement. La lecture (ou l'expérience) d'une peinture (ou d'une sculpture) n'est, à l'inverse, pas limitée dans la durée. Une vidéo est une expérience comptée.

De ce premier cycle, l'artiste en déduit un deuxième. « On peut voir le musée comme un réseau de magnétoscopes bloqués en position

autoreverse14. » Les vidéos en boucle deviennent une métaphore

pour circonscrire le cycle temporel plus vaste d'une exposition. Sous d'autres mots, l'exposition est comme figée dans le temps. Dans l'espace d'exposition, le temps est comme « suspendu ». Nous rejouerions, lors de nos différentes visites, une timeline identique. Si je retourne visiter une exposition dans un musée, seule l'audience aura changé. Les œuvres accrochées sur les murs de l'espace du musée et les programmes diffusés seront les mêmes. Les jours ont beau passer, le soleil a beau se coucher et se lever, la neige peut tomber, cela n'affecte pas ce qu'il nous sera donné à voir. Une exposition semble hors du temps et de ses accidents. De manière générale, le souhait des producteurs d'expositions est justement que les choses installées restent telles quelles. Rien ne doit être déplacé. Une scénographie a été choisie et mise en place, il faut maintenant s'y tenir. Les visiteurs peuvent, par la fixation de cette mise en scène et malgré des visites décalées dans la durée, revivre ou revoir une même timeline. Comme si, l'exposition était une séance d'un film, qui peut être vue et revue par un spectateur sur différentes temporalités.

Philippe Parreno évoque ensuite la remarque d'un des ses anciens professeurs à l'institut des hautes études en arts plastiques.

« Daniel Buren annonçait déjà dans les années soixante-dix que si l'art s'était occupé d'espace – entendez par là de son inscription dans l'espace du musée – il ne s'était curieusement jamais occupé de temps. Aujourd'hui ce sont encore les institutions qui décident du temps de visibilité d'une œuvre d'art : il a été décidé qu'une exposition devait durer entre un et deux mois15. »

Un troisième cycle identifié par l'artiste est celui de la durée de l'exposition. Le temps de visibilité d'une œuvre d'art est lié à la temporalité de son exposition. Les institutions chargées de produire des événements artistiques ont le pouvoir de décider du temps de visibilité d'une œuvre. Un temps lors duquel l'institution sera responsable de la réception de l'œuvre par un public. Une exposition est tout simplement limitée spatialement et

14. Ibidem, p.20. 15. Idem.

temporairement. Néanmoins, Philippe Parreno restreint la question d'une réception d'une œuvre aux espaces partagés d'un musée. Il ne se pose pas ici la question de la réception d'une œuvre exposée dans le salon d'un collectionneur. Il ne s'intéresse pas, dans ce texte, à la visibilité et à l'appréciation d'une œuvre via les moyens d'un catalogue d'exposition, d'un site internet ou d'un récit décrivant le travail en question. Philippe Parreno recherchait à identifier les contraintes temporelles qui rendaient une œuvre opérante dans l'espace institutionnel d'un musée.

Avec son texte Facteur Temps, Philippe Parreno stipule qu'un artiste contemporain doit prendre en compte les contraintes temporelles du lieu de ses expositions. Les caractéristiques d'un espace sont aujourd'hui largement traitées dans l'exercice de la production d'une exposition. Mais en est-il autant pour les caractéristiques temporelles induites par cet exercice ? La question du temps de la réception d'une œuvre n'est pas une coquetterie, elle est une prise de conscience de l'artiste sur la réception à un instant t de son travail. L'artiste ne recherche pas à s'échapper du musée. Il explore des possibles. Il cherche à explorer différentes visibilités de son travail. Son investigation consiste à discerner l'horizon d'attente d'un visiteur face à un événement et à ausculter les interactions permises avec une œuvre sur une temporalité prédéfinie. Comment rentrons-nous en contact avec des choses exposées ? Sous quelles contraintes le lieu d'exposition rend-il « opérant » la lecture d'une œuvre d'art ?

Les questions posées par l'auteur sont tout bonnement inhérentes à toute une génération d'artistes. Une génération dont le dessein est de mettre à disposition des expériences. Des artistes qui ont, par leurs pratiques, choisi de questionner le format de l'exposition.

« Aujourd'hui, la plupart des artistes indiquent dans leur travail un rapport privilégié au temps, devenu un paramètre essentiel de leur pratique, un indice "d'opérationnalité". Le temps réel n'est pas un gadget conceptuel : il induit un rapport avant tout politique, l’interaction régit les rapports au monde et les artistes en ont de plus en plus conscience. Et si l'art prenait en charge ses conditions de visibilité ? De combien de temps je dispose ? Et pour combien de temps16

Le questionnement de Philippe Parreno est à l'image des pratiques des artistes cités par celui-ci, soit Vanessa Beecroft, Rirkrit Tiravanija, Pierre Joseph, Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez- Foerster, Carsten Höller ou encore Jennifer Moon. Une promotion de l'expérience de l'art au profit d'une possession d'un de ses objets. La thèse de Philippe Parreno est claire. « Le temps de lecture d'une œuvre est assujetti au temps de l'expérience17. » Par

le biais d'exemples contemporains allant à rebours de ce temps « figé », Philippe Parreno met en avant des pratiques artistiques 16. Ibidem, p.20-21.

prônant un « temps réel ». Par temps « réel », il entend le partage d'une œuvre d'art comme un « événement » ou un « rendez-vous de l'art », déjà proposé par Marcel Duchamp. Pour Philippe Parreno, exposer, c'est animer un espace dans un temps déterminé.