• Aucun résultat trouvé

LE MATCH DE FOOTBALL

PRÉSENT ET DÉCALAGE

La solution la plus simple (mais aussi la plus onéreuse) pour assister à un match de football professionnel est d'acheter un billet et d'aller au stade. Certains de ces événements sont aussi diffusés sur les écrans de nos télévisions, accessibles sur les plates-formes de streaming via une connexion internet ou encore commentés en direct sur les chaînes radiophoniques. Pour ces trois moyens d'assister à un match de football, tous n'ont qu'un but : être au plus près de l'action. Comme le défend Jean-Philippe Toussaint, l'événement d'une partie de football repose sur l'envie vivifiante de son spectateur d'être au présent.

« L'intérêt que l'on porte à un match de football tient essentiellement à un rapport très particulier au temps, un rapport d'adéquation exacte, de simultanéité parfaite entre le match qui se déroule et le passage du temps. Le football ne supporte pas le plus petit écart, le plus petit décalage, et c'est précisément parce que le football se fond si parfaitement dans le cours du temps, qu'il épouse à ce point son passage, qu'il habite aussi étroitement, que, pendant qu'on le regarde, il nous apporte une sorte de bien-être métaphysique qui nous détourne de nos misères et nous soustrait à la pensée de la mort39. »

L'événement d'un match de football entretient une envie d'être au présent, couplée d'un plaisir à spéculer sur le devenir de la partie. Autrement dit, l'intérêt d'une partie de football repose par essence sur le caractère indécis de sa réalisation. Si un match est truqué ou si son résultat est au préalable révélé, il n'y a tout simplement aucun intérêt à le visionner. Ce sport où « tout est possible » doit rester ouvert.

« Quand on regarde un match de football, l'avenir, à brève échéance, est irrésolu, il est fondamentalement ouvert. Le futur 37. Serge, Toubiana, « Jouer avec les pieds ! », Artpress2, n°37, été 2015, p.54. 38. L'arbitrage vidéo fut appliqué dès la saison 2018/2019 en ligue 1.

se dévoile au compte-gouttes en temps réel. Au moment précis où on regarde un match de football, le résultat est inconnu et le dénouement incertain, il nous est donc impossible de relâcher notre attention un instant pour nous absenter de notre siège (ou à nos risques et périls, car c'est justement à ce moment précis – à tout moment – qu'un but peut être marqué). C'est pour cela qu'un match perd immédiatement tout intérêt dès lors qu'on connaît le résultat final. Dès que le fil invisible qui relie le football au passage du temps est rompu, dès qu'il est dépouillé de sa dimension d'irréversibilité, sa grâce et son éclat s'éclipsent aussitôt : il ne reste plus de matérialité des joueurs, l'émergence du prosaïque et la violence du réel, la transpiration, les cris, les coups, l'irréalité absurde du spectacle d'une vingtaine de types qui courent à la suite d’un ballon sur une pelouse40. »

Plus encore, il n'y a rien de plus frustrant que de regarder un match et de comprendre que nous sommes en retard sur le fil du jeu. Un des plus grands désagréments est bien de regarder un match à la télévision, recevoir un message SMS d'un ami supporter pour fêter un but et d'assister à cette réalité quelques secondes plus tard sur notre téléviseur à cause d'un léger différé. Même si ce décalage n'est que de quelques secondes, l'intérêt pour le match décroît. Nous ne sommes plus en synchronie totale avec l'événement et ses poursuivants.

« En somme, le football est une denrée périssable, sa date de péremption est immédiate. Il faut le consommer tout de suite, comme les huîtres, les bulots, les langoustines, les crevettes (je vous passe la composition exhaustive du plateau). Il faut le savourer frais, dans l'intensité de l'instant, dans la chaleur du direct. Le football vieillit mal, c'est un diamant qui ne brille que dans le vif aujourd'hui. On ne regarde jamais les retransmissions des vieux matchs de football à la télévision. Même les finales de légendes sont éventées, leur parfum s'est évaporé dans la poussière du temps, elles demeurent loin derrière nous et deviennent une composante familière de notre passé, ce n'est plus que dans notre souvenir qu'elles frémissent encore éventuellement d'une grâce éphémère. Ensuite, avec le temps, le football change de dimension. De produit périssable qu'il était, il devient intemporel et accède au statut de mythe, ou de légende. À la durée, dans notre esprit, fait place alors l'extrait, la citation, l'éclat ou le fragment41. »

Il y a quelques années, j'assistais à un match de l'équipe du Stade Rennais au Roazhon Park. Au cours de cette partie, une expérience temporelle me marqua. Un des attaquants rennais dribbla ses adversaires puis tenta de tromper le gardien par une frappe puissante. Son tir rata le cadre mais l’enchaînement du joueur fut applaudi par les spectateurs. Après l'action, le joueur commença à se replacer au centre du terrain. C'est à ce moment là qu'une chose m'étonna. Le joueur regardait, en même temps qu'il retraçait chemin, le tir qu'il venait de réaliser sur un des écrans géants

40. Ibidem, p.36-37. 41. Ibidem, p.37-38.

installés dans le stade. La partie continuait mais celui-ci profitait de ce petit temps mort pour regarder l'action – dont il était le héros – qui s'était déroulée quelques secondes plus tôt. Ici, ces quelques secondes étaient chose passée. L'acteur même de l'action – alors que le match n'était pas terminé, alors qu'il était toujours acteur du match – habitait un autre temps.