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LA RÉCEPTION D'UN ÉVÉNEMENT

Un événement est une expérience inscrite dans un lieu et sur une durée précise. C'est une expérience limitée dans le temps, qui a un début et une fin. Néanmoins, un événement n'est pas uniquement une chose qui se déroule à un moment donné. Il ne peut y avoir événement que s'il y a eu un ou des spectateurs de celui-ci. Un événement se vit mais est, dans l’exercice d'expositions artistiques, une source d'attentes.

QU'EST-CE QU'UN ÉVÉNEMENT ?

Dans son ouvrage L'Ordre du temps, l'historien Krzysztof Pomian pose la question d'une perception d'un événement. Par ce biais, l'historien étalonne les conditions de réalisation d'un événement en circonscrivant la réception inhérente à celui-ci.

« Le premier corollaire de cette identification de tout événement au changement perçu c'est qu'un événement présuppose toujours un spectateur ou, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, qu' "il n'y a pas d'événements sans quelqu'un à qui ils adviennent et dont la perspective finie fonde leur individualité". Mais, contrairement à Merleau-Ponty, nous ne pensons pas que les événements soient produits uniquement par le découpage qu'un spectateur fini opère "dans la totalité du monde objectif". Pour qu'il y ait événement, la présence d'un spectateur est certes nécessaire mais elle ne suffit pas. Immobilisé face à un écran éclairé par une lumière uniforme et sur lequel n’apparaît aucune image, un spectateur n'y percevra rien. Et s'il projette sur cet écran ses fantasmes ou ses hallucinations, il découvrira que ce n'étaient justement que des fantasmes ou des hallucinations, dès qu'il aura été confronté à un autre spectateur, placé dans les mêmes conditions, et dont le rapport sera forcément différent du sien. Pour qu'il y ait événement, il est donc nécessaire qu'un changement se produise dans le monde même, et qu'il soit accessible à une pluralité de spectateurs virtuels, capables de se communiquer réciproquement les résultats de leurs perceptions1. »

Ici, deux points primordiaux à la définition d'un événement sont soulevés : la présence d'un public et la visibilité d'une variation à l’œuvre. Pour qu'il ait événement, l'attention d'un public doit être captée par une mise en mouvement de l'événement en question. Tout événement pose la question d'une réception. De ce fait, produire un événement, c'est se poser la question de comment un corps extérieur deviendra spectateur. Plus encore, la création d'un événement est liée à une trace. Ledit spectateur d'un événement doit être capable de le retranscrire. À la fin d'un événement, son spectateur devient témoin.

Un événement est donc une expérience partagée par un ensemble de récepteurs. Mais de quelle manière ? Un événement comprend, 1. Krzysztof, Pomian, L'Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p.17-18.

de fait, une audience et celle-ci doit être concentrée sur ce qui se déroule. Les récepteurs doivent être « conscients » de ce qui se passe. Mais ce degré de concentration nécessaire pour être témoin d'une variation pose question. Tout cela est encore très abstrait, mais il y a bien des événements où nous étions présents (spatialement et temporairement) que nous avons loupés. J'entends ici des choses que nous n'avons pas vues, pas entendues. Un événement se rapporte donc à la limite des moyens perceptifs de ses spectateurs. L'historien revient sur cette limite propre à tout corps.

« À cela s'ajoute un second corollaire : pour pouvoir être perçu, un changement doit être perceptible. Or n'est perceptible que ce qui se produit dans un espace ouvert à la vue, à l'intérieur de l'horizon, et dans la tranche du temps coextensive à la présence du spectateur, et qui a un certain ordre de grandeur que, pour faire bref, on peut caractériser comme macroscopique. (Cela suppose évidemment l'absence de tout instrument d'observation.) Ces conditions délimitent ensemble les dimensions de la sphère de visibilité associée à chaque spectateur et à l'intérieur de laquelle se produisent des événements. Ce faisant, elles tracent aussi la frontière du domaine de l'invisible, qui englobe la sphère de visibilité, et sur lequel on ne peut obtenir des renseignements que par l'intermédiaire du langage. C'est dans ce domaine que se situe le passé : période qui précède l'apparition du spectateur2. »

Un événement se rapporte donc à l’échelle de nos sens. La constitution d'un événement repose sur deux points : l'expérience d'une variation puis son témoignage. Une fois l'événement reçu, celui-ci, pour exister, doit être partagé. Un événement englobe les opérations d'une expérience et d'une trace. De ce fait, un événement peut être raconté et rendu visible à ceux qui n'étaient pas présents. Plus encore, comme les événements historiques, nous pouvons devenir un témoin de témoin. Nous pouvons par une mise en récit et l'exposition d'une trace témoigner de ce que nous n'avons pas vécu.

« Le remplacement des générations les unes par les autres et la communication entre les précédentes et les suivantes font qu'à chaque moment, et dans toute société, sont présents au moins trois types de discours sur les événements. Le premier porte sur ceux qui se produisent dans la sphère de visibilité commune aux auteurs et aux lecteurs-auditeurs du discours. Le second, sur ceux qui ont appartenu à la sphère de visibilité des auteurs du discours, mais qui, pour les lecteurs-auditeurs, appartiennent au domaine de l'invisible. Le troisième, enfin, sur ceux qui appartiennent au domaine de l'invisible tant pour les lecteurs-auditeurs que pour les auteurs du discours. Ces trois types de discours sont donc autant de types d'histoires : histoire contemporaine, histoire du passé proche, histoire du passé lointain. [...] Et pourtant on ne saurait jamais s'en détourner complètement et se satisfaire de la seule histoire contemporaine. L'interdisent des motifs purement intellectuels, 2. Ibidem, p.18.

la sphère de visibilité ne se suffisant jamais à elle-même mais renvoyant, presque à chaque instant, au domaine de l'invisible dont elle émerge, dans lequel elle s'enfonce et qui l'englobe. L'interdisent aussi des motifs de caractère social ; cela reviendrait, en effet, à rompre le lien entre les générations et, partant, à détruire la société même. L'histoire du passé proche, et surtout celle du passé lointain, ne peut donc être ni simplement rejetée ni acceptée comme si elle allait de soi. Pour acquérir, dans la vie quotidienne, aux données de la perception, elle a besoin d'être justifiée3. »

À l'inverse de la recherche d'un historien, la production artistique n'a pas besoin d'être justifiée. L'objet d'un artiste consiste à produire et par la suite à raconter. Contrairement aux attentes de l'histoire, l'art a pour objet de faire croire.

L'HYPOTHÈSE D'UN HORIZON D'ATTENTE

Les propos de Krzysztof Pomian ont permis d'éclaircir ce qui « est », au sens large, un événement (de sa réception à son témoignage). Pour ce faire, le développement de l'historien a soulevé les conditions nécessaires d'une réception. Par cette approche, l'appréciation d'un événement – propre au champ de l'historien – a été d'analyser la posture d'un récepteur. Prenons maintenant une posture toute autre : celle d'un créateur d'événement dans le champ de l'art contemporain. Dans ce renversement, une autre dimension propre à l'événement artistique peut être discutée : jouer d'une attente.

Toute œuvre, dans sa réception, est associée à l'événement contemporain d'une exposition. L'influence d'une exposition sur l'appréhension d'une œuvre n'est en effet pas à discuter. Le contexte d'une exposition, ce qui entoure une œuvre ou plus encore comment elle est présentée, influe sur son appréciation. Une œuvre, une fois exposée, prend corps dans un espace, elle répond et est en contact avec son environnement. Mais allons plus loin. Posons l'hypothèse que l'événement d'une exposition artistique est devenu source d'un « horizon d'attente » pour son public d'initiés et d'amateurs. La production d'une exposition soulève plusieurs attentes et se joint à l'objet d'un genre. De par ces attentes, le réalisateur d'une exposition peut ainsi jouer d'expectations, voire les contester.

Sous quelles mesures l'événement d'une exposition peut-il s'accorder à une mise en intrigue ? En quoi l'exposition (en elle- même) peut-elle s'apparenter à un genre ? Pour tenter d'y répondre, développons certaines corrélations entre un genre littéraire et une exposition. Tel un genre littéraire, une exposition opère une chorégraphie. Elle s'accorde à des rituels. Celle-ci a ses propres codes (mise en espace, vernissage, horaires d'ouverture, etc.). Face à une exposition, le spectateur – tel le lecteur de Hans 3. Ibidem, p.18-19.

Robert Jauss – se retrouve dans « telle ou telle disposition ». « Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'information ; par tout un jeu d'annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque les choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la "suite", du "milieu" et de la "fin" du récit (Aristote), attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l'ironie, selon les règles de jeu consacrées par la poétique explicite ou implicite des genres et des styles4. »

D'après Jauss, le lecteur d'une œuvre littéraire a, avant d'avoir lu un ouvrage, conscience des règles propres au genre littéraire de l’œuvre en question. Avant de commencer sa lecture, le lecteur s'attend déjà à une dynamique narrative spécifique. Par exemple, le lecteur d'un polar s'attend déjà à la mise en scène d'un mystère et de sa résolution. Ainsi, lorsqu'une œuvre littéraire est présentée comme appartenant à un genre particulier, sa lecture puis sa critique se réalisent dans l'exercice d'une comparaison. Systématiquement, l'œuvre lue est mise en parallèle avec une constellation d'œuvres littéraires (lues ou connues) du même genre. Pour Jauss, le lecteur peut juger et apprécier une œuvre en « goûtant » celle-ci puis en la comparant à d'autres œuvres déjà lues.

Une première liaison entre exposition et genre littéraire s'opère dans la mise en scène d'une lecture. Une exposition se lit. Elle est un espace ponctué d’œuvres, une mise en scène, une histoire en trois dimensions proposée par son commissaire. Comme un récit, une exposition produit, par une spatialisation d’œuvres, des dits et des non-dits. Le sens de visite a été préétabli et le spectateur est invité à la suivre. L'effet de la mise en scène produit une immersion de son spectateur. Et tel l'écrivain de polar, le commissaire d'une exposition doit jouer d'attentes inhérentes à l'exercice d'une exposition. Le producteur d'une exposition ou d'un polar doit prendre en compte un horizon d'attente. Il doit mettre en scène des œuvres en tenant compte des prospections des visiteurs, les raisons pour lesquelles ils souhaitent (re)venir voir une exposition. Le commissaire doit prendre en considération ce qui a été réalisé, ce qui est considéré comme une exposition pour en jouer. Les attentes propres à l'événement sont comme des points d'accroche pour son spectateur. Il arpente le lieu et, en connaissance d'un ordre en vigueur, peut ainsi apprécier les œuvres exposées.

Le genre est, telle une exposition, un espace dans lequel une expérience est mise en jeu. C'est un cadre limité qui n'est pas sans 4. Hans Robert, Jauss, Pour une esthétique de la réception [1978], traduit de l'allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1990, p. 55.

influence sur les productions qu'il embrasse. Ledit créateur d'exposition doit ainsi avoir reconnu l'horizon d'attente projeté par l'annonce du genre exposition et produire en fonction de celui-ci. Évidemment, l'horizon émis par Jauss n'est pas restrictif. L'horizon d'attente permet pour son créateur de rentrer en contact avec un lot d'attentes et d'en jouer. L'horizon d’attente permet plus encore d’évaluer une originalité.

« Pouvoir [...] reconstituer l'horizon d'attente d'une œuvre, c'est aussi pouvoir définir celle-ci en tant qu’œuvre d'art, en fonction de la nature et de l'intensité de son effet sur un public donné. Si l'on appelle "écart esthétique" la distance entre l'horizon d'attente préexistant et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un "changement d'horizon" en allant à l'encontre d'expériences familières ou en faisant que d'autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience, cet écart esthétique, mesuré à l'échelle des réactions du public et des jugements de la critique (succès immédiat, rejet ou scandale, approbation d'individus isolés, compréhension progressive ou retardée), peut devenir un critère de l'analyse historique5. »

En outre, produire sous un genre apparaît comme une contrainte créatrice. Le genre devient un système soit à épuiser, soit à poursuivre. L'exposition, vue de cette manière, devient une pratique qui catalyse diverses interrogations. Exposer devient une action, une manière de faire et la délimitation des potentiels de cette action devient source de réalisations. Exposer permet, notamment, de questionner les limites d'une réception. Comment recevoir une œuvre ? Comment une expérience peut-elle être rendue accessible ?