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ACCÉLÉRER OU VIVRE COMME DANS UN FILM ?

ACCÉLÉRATION ET FICTIONS

ACCÉLÉRER OU VIVRE COMME DANS UN FILM ?

Proposons une alternative à la conclusion de Rosa. Et si l'aliénation moderne à l'accélération de nos rythmes de vie ne serait pas exclusivement due aux problèmes de la finitude et de la mort mais soulèverait un désir constant de nos contemporains d'associer leur vécu à une mise en récit ? Et si la quête d'une vie accélérée serait un moyen d'associer le cours de nos vies au déroulement d'un film ? Via cette alternative, la quête d'accélération sera nuancée en juxtaposant cette ruse moderne à la lecture cinématographique du temps pouvant, de fait, être accélérée, ralentie et mise en pause. La vidéo 24 Hour Psycho (1993) de Douglas Gordon appuiera, par son expérience, que la lecture d'un temps accéléré s'adjoint au modèle temporel d'un montage cinématographique. L'œuvre 24 Hour Psycho permet pour son spectateur d’expérimenter l'extension d'une durée. 24 Hour Psycho est un ralenti du film Psychose (1960) du réalisateur Alfred Hitchcock sur une durée de 24 heures. Le public de l’œuvre semble, face à ce ralenti, rejouer l'expérience des protagonistes de l’œuvre de H.G. Wells. Le suspense de l’œuvre originale est étendu. Les choses se déplient lentement et ne suivent plus le 106. Herbert George, Wells, Le Nouvel Accélérateur, op. cit., p.27.

rythme habituel de nos actions. Une lecture troublante qui amorce un parallèle sur l'action de l'accélération et la représentation filmique. Les actions de vivre plus vite ou plus lentement seraient confondues à une lecture cinématographique de nos vies.

24 Hour Psycho est un geste, celui d'étirer la durée d'un film

reconnu pour sa mise en suspense sur le temps d'une journée, soit 24 heures. Par ce procédé, Douglas Gordon se joue d'un plaisir inhérent à la lecture d'une tension. Face à sa production, l'attente constituée par Hitchcock est multipliée. Le suspense, zénith de cette mise en tension d'un devenir, permet de poser son spectateur dans une attente. En tant que spectateur, je me retrouve face à une suite d'images. Autrement dit, l'intrigue ne peut plus être lue. Le rythme dicté par le film ne me met plus en alerte mais l'attente est toujours là. Le ralentissement provoque une sensation déplaisante (ou fascinante). Comme les premières impressions de H.G. Wells, une perception ralentie des choses provoque une distance certaine avec la sensation d'être présent. « L'effet d'inertie, tandis que nous cheminions, commença par nous sembler follement bizarre et finit par être désagréable108. » La mise en tension (et plus encore la

scène emblématique du meurtre sous la douche) devient d'autant plus glaçante. Par ce procédé, je me focalise en retour sur des « détails »109. Le film d'Hitchcock apparaît dans son ralentissement

comme disséqué. Le danger à venir est d'autant plus visible. On souhaite que cela se termine au plus vite. Qu'on en finisse ! Le plaisir d'un suspense semble communiquer avec la mise en scène une dilatation temporelle, soit une attente produite par une accélération ou un ralentissement. Car dès que les choses vont vite, je m'en retrouve enjoué. L'emprise d'un suspense se défait et je m'en retrouve soulagé.

Douglas Gordon a repris le film Psychose de Hitchcock et, en le ralentissant sur une durée de 24 heures, propose à son spectateur l'expérience d'une dilatation temporelle. Par ce procédé, l'état d'apesanteur produit par le suspense ponctuel d'un scénario s'accorde aux cycles temporels d'une journée. Le rythme d'un film coïncide110 avec une réalité temporelle ou inversement, nous

expérimentons un imaginaire dans le partage d'une durée. Le déroulement du film s'associe au décompte normé de nos existences. La fiction s'étend sur toute une journée. Par ce procédé, Douglas Gordon propose une lecture d'un temps distendu. Comme H.G. Wells et Vif-Argent, nous nous retrouvons face à un monde au ralenti. Face à 24 Hour Psycho, nous avons l'impression de vivre en accéléré.

Dans l'association du temps de la fiction à un temps réel, le rythme de nos vies s'accorde au montage d'un film, elle en prend la mesure 108. Ibidem, p.18.

109. Bill, Krohn, Hitchcock au travail, Paris, Cahiers du Cinéma, 2009, p.220-235. 110. Une immersion dans la fiction similaire au procédé de The Clock de Christian Marclay. Voir Chapitre 1.

et se joint potentiellement à ses différentes vitesses de lecture. Ici, la représentation du temps vécu concorde au modèle cinématographique. La dilatation temporelle propre à la captation cinématographique peut être perçue visuellement et auditivement mais reste de l'ordre d'une emprise ou d'une recherche de perception de notre monde comme un film. Avec H.G. Wells, le monde devient un film que nous pouvons accélérer ou ralentir. Au regard de 24 Hour Psycho, Le Nouvel Accélérateur est une accélération qui dans son effet met le monde en fiction111. En

juxtaposant les deux fictions, nous insistons sur le fait qu'accélération rime avec narration, que le fantasme d'une vie accélérée ou ralentie se lie à une lecture du monde similaire à la construction (très immersive) de sons et d'images en mouvement.

CRITIQUE

Sous cette approche transversale, la critique d'une quête d'accélérations – comme acte, idéal fantasmé et précepte – a soulevé que la promesse moderne d'éternité se réalisait dans une recherche de production sans cesse plus dense. Pour l'homme moderne, accélérer est synonyme de vivre plus et plus fort. Néanmoins, l'accélération de nos rythmes de vie ne fut pas sans mal. Succomber à la frénésie causa à nos contemporains une sensation de famine temporelle (soit, un sentiment de manque dans une logique d'investissement permanent) ; le temps est compté. Dans sa nouvelle d'anticipation, H.G. Wells n'avait pas tenu compte des revers que pouvait induire l'addiction à la drogue de l'accélération. Néanmoins, cette fiction a permis d'élucider les connivences entre un désir d'accélération et une envie de mettre en fiction nos vies. L’œuvre 24 Hour Psycho, de par son expérience, a mis en lumière que la lecture proposée par H.G. Wells jouait d'une lecture cinématographique. Ces deux productions autour d'une accélération vont dans le même sens : accélérer est une ruse pour vivre intensément.

Sous les mots de Michel de Certeau, la ruse par la figure de Métis dans la mythologique grecque est l'acte de se soustraire à un ordre établi, en connaissance de cause, pour le dépasser. Ruser, c'est agir en fonction d'un contexte.

« Dans le rapport de forces où elle intervient, la métis est "l'arme absolue", celle qui vaut à Zeus la suprématie sur les dieux. C'est un principe d'économie : avec le minimum de forces, obtenir le maximum d'effets. Il définit aussi une esthétique, on le sait. […] Mais sa mémoire reste cachée (elle n'a pas de lieu repérable) jusqu'à l'instant où elle se révèle, au "moment opportun", d'une manière encore temporelle bien que contraire à l'enfouissement dans une durée. L'éclair de cette mémoire brille dans l'occasion112. »

111. La définition d'une fiction est ici égale à la définition aristotélicienne soit, un agencement de faits par une mise en intrigue.

Accélérer le rythme de nos vies et rechercher une mise en suspense permet de ressentir le monde plus fort. L'accélération apparaît comme une ruse pour se jouer d'une échéance prochaine, en ce sens, elle intensifie notre existence.

« L'intensité que tout nous promet dans le monde contemporain est un programme éthique qui chuchote d'une petite voix dans tous nos plaisirs et dans toutes nos peines : "Je te promets plus de la même chose. Je te promets plus de vie"113. »

Gallimard, 1990, p.125-126.

113. Tristan, Garcia, La Vie intense : une obsession moderne, Paris, Autrement, 2016, p.25.

INTENSITÉS

« Frantz avait lu dans France Soir qu'un américain avait mis 9 minutes 45 secondes pour visiter le musée du Louvre. Ils décidèrent de faire mieux (…) En 9 minutes 43 secondes, Arthur, Odile et Frantz avaient battu le record établi par Jimmy Johnson, de San Francisco114. »

Aller vite c'est vivre plus fort. D'un point de vue neuroendocrinologique, la joie procurée par une course s'explique par une sécrétion hormonale d'adrénaline. En courant, en cherchant à aller plus vite, un individu peut avoir la sensation d'avoir vécu un moment intense. Le réflexe d'un corps de se charger d'adrénaline pour faire face à un possible danger permet à celui-ci de se « dépasser » sur une courte durée.

En posant la question du pourquoi de l'accélération, on remarque que l'action d'accélérer apparaît comme un moyen de transformer un moment lambda en un moment intense. Dans son ouvrage La

Vie intense : une obsession moderne, le philosophe et romancier

Tristan Garcia met à l'épreuve la promesse de notre modernité de remplacer la croyance d'une éternité par une jouissance de l'instant. La quête frénétique d'intensités d'un homme moderne est déployée historiquement et philosophiquement arguant, en outre, que l'action d'accélérer serait une ruse adoptée pour ressentir intensément.

« Notre homme intense qui résiste à l'établissement confortable de ses sensations n'entend pas l'intensité seulement comme un système de variation, mais aussi comme une augmentation continue : il ne suffit pas que les intensités varient, encore faut- il qu'elles progressent. Pour ne pas figer, il faut que tout soit de plus en plus fort115. »

L'action d'accélérer est d'un point de vue contemporain considérée comme un défi à relever. Une accélération permet de ressentir un sursaut, un moment vivace. L'attrait pour l'accélération est, dans l'intensité qu'elle promeut, devenu l'objet d'une jouissance. Nous cherchons par des expériences quotidiennes, par des défis lancés à nous-même ou par des immersions répétées dans des fictions, des stimulations. La quête d'intensité s'active à briser une tranquillité en place. Autrement dit, l'excitation qui découle d'une mise en tension momentanée provoque un trouble et désoriente notre perception des choses. Une désorientation stimulante qui n'est pas sans rappeler les dires d'Edgar Wind : « Si le vœu suprême d’un homme est de vivre tranquille, il serait sans doute bien avisé de tenir l’art à l’écart de ses pénates116. » Pour se sentir pleinement vivant, pour

provoquer l'exception, l'homme intense chasse la quiétude et de ce fait, goûte à la sensation d'être présent.

114. Extrait du film Bande à part (1964) de Jean-Luc Godard.

115. Tristan, Garcia, La Vie intense : une obsession moderne, op. cit., p.122. 116. Edgar, Wind, Art et anarchie [1963], traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 1988, p.27-28.