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EXPOSITIONS À REBOURS

ORIGINE ET INFLUENCES

Revenons sur l'origine de 33³. Depuis plusieurs mois, je travaillais sur la question d'un temps de l’œuvre. J’expérimentais à partir d'expositions et d'événements plusieurs durées à l’œuvre. En d'autres termes, je recherchais, souvent par des installations, à produire des formes qui joueraient d'une transformation. Je recherchais à rendre l’œuvre événement. Au delà de mon travail

Expérience picturale et à l'exemple de Fraught Times: For Eleven Months of the Year it’s an Artwork and in December it’s Christmas

de Philippe Parreno, je souhaitais poser un public à l'intérieur d'un moment et non face à un objet. Je questionnais une économie de l’œuvre. Je me demandais comment habiter l'espace et le temps d'un lieu d'exposition. Que me permettait-il ?

Par un heureux hasard, je suis tombé sur une œuvre, dans un catalogue, qui avait été présentée lors de la Biennale de Lyon de 2005. Cette œuvre, je ne l'ai pas vue mais elle m'avait tout de suite plu. Je me rendis compte que n'ayant pas expérimenté cette pièce, la durée de son exposition avait plus d'importance dans son interprétation. Pour raconter l’œuvre en question à mon entourage, je répétais une suite d'informations trouvées ici et là. Je précisais son nom, celui de son auteur, de quoi elle était composée et sa date. N'ayant pas expérimenté ce travail, je donnais (en balance) avec précision la temporalité de l'événement (jour, mois et année). En comparaison, lorsque je racontais une œuvre vue et expérimentée dans le cadre de son exposition à un autre tiers, la donnée de sa durée d'exposition comptait peu. Je discutais de l'événement à partir de mon vécu, de mon ressenti, de discussions avec d'autres visiteurs en mentionnant cette fois-ci grossièrement la durée de l'exposition. « En juillet, je crois... » Dans le meilleur des cas, je me souvenais du jour de ma visite mais cela ne me permettait pas de préciser la durée de l'événement à mon interlocuteur. Curieusement, le fait de vivre l'événement me donnait le droit d'être moins précis dans son inscription historique. L'expérience vécue prenait le pas sur ses données temporelles. À l'inverse, ne pas pouvoir vivre un événement m'obligeait, en contrepartie, à être plus précis historiquement au risque d'être tourné en ridicule par un des expérimentateurs de l'événement en question. Si je souhaitais discuter d'une œuvre que je n'avais pas vue, il fallait m'armer d'informations complémentaires. Face à un individu qui a pour sa part vécu l’œuvre en question, son expérience sera toujours plus probante. Avoir vécu l'événement apparaît dans ce type de discussion plus intéressant que de connaître sa durée.

Cette expérience me donna une idée : produire des événements sans vécu. Je me disais qu'en mettant en place des expositions non-visibles, la durée des œuvres exposées serait exacerbée en dépit de son vécu. Une première recherche consista donc à trouver

un lieu caché pour y produire des expositions. Un lieu où je pourrais mettre en scène une exposition mais qui ne serait accessible pour personne d'autre le temps de l'événement. L'idée d'un coffre-fort devint rapidement une solution. Mon premier réflexe fut de regarder les différents coffres-forts en vente dans le commerce. Cependant, une nouvelle question contredisait cette première intuition : Où déposer ce coffre-fort ? Où le rendre lui-même inaccessible ? Une autre solution plus claire devint une évidence : louer un coffre-fort dans une banque.

La possibilité de produire des expositions non-visibles dans un coffre-fort me permit d'insister sur une durée d'un travail plastique exposé, sans le montrer. Sous ce procédé, l'exposition sera à rebours. Un événement aura bien lieu mais il ne sera visible que par sa trace dans un catalogue. Le catalogue 33³ apparaît comme la révélation des événements passés. À l'image de l'exposition

January 5 - 31 (1969) du commissaire Seth Siegelaub, la lecture du

catalogue peut être considérée comme la vraie exposition. Pour son exposition, Seth Siegelaub avait réuni les quatre artistes Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth et Lawrence Weiner. L'événement qui, pour ma part, est une référence dans ce jeu de mise en exposition et de trace, avait eu lieu dans le McLendon Building, à New York, du 5 au 31 janvier 1969. Au cours de cet événement11, le catalogue était accessible et les œuvres

représentées dans celui-ci étaient exposées. Le rapport entre ledit catalogue et l'exposition pour le commissaire Seth Siegelaud était clair. « Cette exposition consiste dans (les idées communiquées par) le catalogue ; la présence physique (de l’œuvre) est un supplément au catalogue12 ». Les artistes avaient dans ce

catalogue quatre pages pour illustrer en noir et blanc leur démarche. Dans celui-ci, les quatre artistes apparaissent dans l'ordre alphabétique. La mise en page du catalogue suit un ordre identique pour les quatre protagonistes : 1) une liste d’œuvres de l'artiste, 2) une ou des photographies et 3) une déclaration d'intention écrite par l'artiste lui-même. Les œuvres étaient succinctement décrites (nom, composition, collectionneur). Les photographies étaient jointes aux propos écrits des artistes. Seul Robert Barry avait fait exception à la règle et n'avait pas présenté de note sur son travail.

Contrairement au projet de Seth Siegelaub, le catalogue n'est pas disponible dans la même temporalité que son exposition. Pour 33³, le catalogue succède aux expositions. Il n'était pas question de réaliser un protocole et de présenter son résultat. La politique de ce commissariat est plus flexible. L'objet est de s'adapter aux événements artistiques et aux pratiques de ses exposants. 11. Une proposition décrite comme un déni d'exposition par le critique d'art Jean- Marc Poinsot dans son ouvrage Quand l’œuvre a lieu : l'art exposé et ses récits

autorisés (2008).

12. Denys, Riout, Portes closes et œuvres invisibles, Paris, Gallimard, 2019, p.128.

L'appréhension du sujet du temps qui n'était pas le sujet de Seth Siegelaub s'établit, pour reprendre l'expression de Dan Graham, dans l'appréciation d'« un passé immédiat »13. En attendant que le

cycle d'expositions soit terminé pour enclencher la deuxième étape du projet, c'est-à-dire la mise en page et l'édition du catalogue, l'accent est ici posé sur l'inattendu d'un événement. Ce décalage entre les expositions dans le coffre-fort et la mise en page permet de mieux discerner ce qu'il s'était passé, de produire un récit, de jouer d'une mise en mémoire. De par ce protocole, la plupart des exposants ont décidé de ne pas mettre en page la trace (qu'elle soit textuelle, photographique ou autre) de leur projet exposé.

L'effet de ce différé (dans la mise au regard des expositions) a été que les participants ont déployé, par la retranscription de leurs expositions, un récit. Exposer dans un espace caché a rendu l'exposition événement. Par cela, j'entends que l'objet n'était pas pour ce projet, à rebours de notre habitus contemporain, de fixer (ou d'animer en boucle) des œuvres par l'exercice d'une exposition. Une exposition sans public ni photographie a permis d’insister sur un inattendu propre à la production d'un événement. Une exposition avait premièrement eu lieu puis celle-ci était retranscrite dans le catalogue de 33³ pour être (enfin) donnée à voir et racontée. Comme je l'exposais plus haut, l'objet était de s'adapter à l'apparition d'un inattendu. Le moment de l'exposition dans le coffre devenait un point de départ où quelque chose pouvait se passer. Pour 33³, la question d'une réception était au centre du projet. Une première attente était posée dans l'annonciation via la page web de

33³ qu'une exposition avait lieu sur une durée déterminée. À ce

moment du projet, il n'y avait pas plus d'information de diffusée. Au cours de leurs expositions, les artistes étaient aussi en attente que quelque chose se passe. L'exposition était un moyen. Une fois le cycle d'expositions d'une année terminée, la mise en forme du catalogue revenait sur ce qui s'était passé. Les œuvres devenaient des histoires, des événements qui avaient eu lieu.

Les œuvres-événements étaient ainsi associées à une durée donnée, soit à un début et à une fin menant de fait aux mécanismes d'un récit avec son début et sa conclusion. La retranscription des des expositions insistait sur un accomplissement. Cette production à rebours suivait la dynamique d'un récit. Comme le lecteur d'une histoire de Paul Ricœur, le spectateur était dans l'attente d'une fin et celle-ci donnait un sens au projet exposé.

« Suivre une histoire, c’est avancer au milieu de contingences et de péripéties sous la conduite d’une attente qui trouve son accomplissement dans la conclusion. Cette conclusion n’est pas logiquement impliquée par quelques prémisses antérieures. Elle donne à l’histoire un "point final", lequel, à son tour, fournit le point de vue d'où l'histoire peut être aperçue 13. Voir Chapitre 5.

comme formant un tout. Comprendre l’histoire, c’est comprendre comment et pourquoi les épisodes successifs ont conduit à cette conclusion, laquelle, loin d’être prévisible, doit être finalement acceptable, comme congruante avec les épisodes rassemblés14. »

Le terme « congruante » est une proposition de l'auteur. Par celui- ci, Paul Ricœur développe qu'une conclusion dans son caractère imprévisible (ce qui tient en haleine) résout (logiquement) l'attente de la mise en intrigue d'une narration.

« Elle [la conclusion] est imprévisible, au sens où, même connue ou supposée, on ne sait comment l’agencement des parties de l’intrigue et la nécessité présidant aux éléments va nous y mener ; elle est congruante parce qu’elle conclut adéquatement le tout configuré, suivant en cela, notamment, les principes de causalité et de nécessité15. »

Pour 33³, les œuvres dans leur appréciation a posteriori soulevaient une mise en intrigue. Elles étaient associées à un sens, à une dynamique. Les œuvres-expositions devenaient, une à une, un des chapitres du catalogue 33³. Elles constituèrent l'histoire globale de

33³ en le ponctuant de ruptures. Sous ce procédé, œuvre et

exposition ne font plus qu'un ; avec pour effet que l’œuvre devient un récit à partager.

GENÈSE

Le projet 33³ débuta le 26 mars 2017, jour de la signature du contrat avec l'agent bancaire. En tant que commissaire, mon travail se développait en plusieurs tâches. Je devais sélectionner les exposants et leur présenter les contraintes du projet, monter et démonter les expositions et indiquer sur mon site internet les informations relatives aux événements à leur commencement. Pour présenter le projet à de potentiels exposants, je leur présentais les contraintes du lieu, le tenant et les aboutissants de cette recherche tout en insistant sur le résultat des précédentes expositions. Très vite, j'insistais sur l'histoire du lieu. L'objet consistait à chercher de nouveaux possibles, à proposer de nouvelles manières d'échapper aux contraintes de 33³. Les contraintes du projet furent similaires de la première à la dernière exposition du cycle. Celles-ci étaient à mes yeux suffisamment fortes pour ne pas en rajouter en cours de route et étaient toujours aussi fertiles à la création pour les futurs participants.

14. Paul, Ricœur, Temps et récit. Tome 1, L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p.130.

15. Annik, Dubied, « Une Définition du récit d’après Paul Ricœur » [en ligne],

Communication, vol.19 n°2, 2000. Mise en ligne le 02 août 2016. Disponible sur :

<https://journals.openedition.org/communication/6312> [consultation le 25 novembre 2019].

Concernant le résultat des expositions, les exposants avaient évidemment le dernier mot. Je rentrais en contact avec eux (en connaissance de leurs précédentes réalisations) et nous discutions de 33³. Ces conversations se dirigeaient naturellement vers des points de ce projet qui attiraient leur attention. Je voulais que cette expérience (d'exposer dans un coffre-fort) permette à ses acteurs de mettre à l'épreuve leur pratique et de se poser la question de ce qu'ils souhaitaient donner à voir dudit événement dans le catalogue. Évidemment, les participants s'approprièrent cette situation de manière singulière. Par exemple, ils pouvaient penser en premier lieu à la production de l'exposition puis à sa trace dans le catalogue ou inversement. Ce qui m'intéressait et m'intéresse toujours repose sur la même interrogation : De quelle manière des artistes aux pratiques hétéroclites relèveront-ils ce défi ? Comment se joueront- ils de ces contraintes ?

Revenons maintenant sur le récit de ces douze événements. Je vais vous conter chronologiquement des indices sur chaque exposition. Des fragments que j'ai pris l'habitude de présenter aux curieux. Des fragments qui, si vous préférez, ne sont pas indispensables mais permettent de rentrer dans la confidence du projet.