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4.1 LE RELIGIEUX SOCIALEMENT ACCEPTABLE : CONSIDÉRATIONS

4.1.3 Le « religieux » : de l’institution aux intérêts

On sait toute l’ambiguïté que revêt l’objet religion dans l’œuvre de Pierre Bourdieu3. À la fois inspiratrice de son « structuralisme génétique » (avec la croyance et l’habitus)4 et quasi- absente de ses œuvres majeures5, la religion pose problème au sociologue6. De plus, Bourdieu ne s’est pas intéressé au religieux mais à la religion, c’est-à-dire aux institutions religieuses et

1 Pierre Paillé, « L’analyse par théorisation ancrée », Cahiers de recherche sociologique, 23, Montréal, Université

du Québec à Montréal, Département de sociologie, 1994, p. 147-181.

2 Pour une présentation particulière du concept de « champ », voir plus loin : section 4.4.3.1.

3 Erwan Dianteill, « Pierre Bourdieu et la religion. Synthèse critique d’une synthèse critique », Archives de

sciences sociales des religions, 118, Paris, CNRS, avril-juin 2002, p. 5-19.

4 Voir, entre autres : Pierre Bourdieu, « Fieldwork in philosophy », Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 13-46. 5 Mis à part son célèbre article : « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 12, 3,

Paris, CNRS,1971, p. 295-334.

6 Voir notamment son discours sur l’impossible scientificité d’un discours sur la religion : Pierre Bourdieu,

« Sociologues de la croyance et croyances de sociologue », Archives de Sciences sociales des religions, 63, 1, Paris, CNRS, janvier-mars 1987, p. 155-161.

en fait surtout au catholicisme7. Or, de l’avis même du sociologue, cette religion s’effrite dans les sociétés modernes, et les limites mêmes du champ religieux ont tendance à se dissoudre dans un ensemble plus vaste, entendu comme un « champ de manipulation symbolique » qui inclurait les sectes8 et les nouvelles professions thérapeutiques de l’âme9. Cette dissolution du religieux n’entraîne pas pour autant l’inutilité d’un concept comme celui de champ religieux. Au contraire, en réalisant que ce champ est plus vaste que la simple

religion10, on peut comprendre bien des stratégies de manipulation symbolique opérées par des agents situés même au-dehors de l’organisation religieuse, mais qui détiennent tout de même un certain pouvoir symbolique. Toutefois, il ne faut pas donner au champ religieux l’ampleur de ce que Bourdieu nomme le « champ général des manipulations symboliques », au risque de tomber dans le flou complet et de perdre toute intelligibilité liée aux enjeux spécifiques de chaque champ. En effet, comme l’a montré Bourdieu, la mode, l’État ou les médias sont également des agents détenteurs d’un certain pouvoir symbolique11.

7 En particulier : Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin, « La Sainte Famille : l’épiscopat français dans le

champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, 44-45, Paris, CNRS, 1982, p. 1-53.

8 Pierre Bourdieu, « La dissolution du religieux », dans Choses dites, p. 117-123.

9 « On assiste à une redéfinition des limites du champ religieux, la dissolution du religieux dans un champ plus

large s’accompagnant d’une perte de monopole de la cure des âmes au sens ancien, du moins au niveau de la clientèle bourgeoise ». Pierre Bourdieu, « Le champ religieux dans le champ de manipulation symbolique », dans Université des sciences humaines de Strasbourg, Centre de sociologie du protestantisme (éd.), Les nouveaux

clercs : prêtres, pasteurs et spécialistes des relations humaines et de la santé, Genève, Labor et Fides, Coll.

« Histoire et société », 6, 1985, p. 257.

10 Compris dans le sens restreint d’une structure structurée (l’organisation religieuse au sein de laquelle s’exercent

des jeux de pouvoir) et structurante (les jeux de pouvoir internes représentent et déterminent les jeux de pouvoir des autres champs).

11 Pierre Bourdieu, « Haute culture et haute couture », dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 196-

206. Également : Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982. Et aussi : La Noblesse d’État. Grandes Écoles et

esprits de corps, Paris, Minuit, 1989.

La particularité du « champ religieux »,tel qu’entendu par Bourdieu, réside dans le capital bien précis et rare dont les agents de ce champ sont détenteurs ou qu’ils cherchent à acquérir pour améliorer leur position dans le champ : ce capital, c’est le « savoir secret » sur le « sens de l’existence ». Ce capital est religieux parce qu’il concerne l’offre de rites et d’outils de gestion de la vie privée en rapport avec une vision du monde particulière12. Dit autrement, l’« intérêt » religieux se caractérise par le processus de recherche et de découverte de Grands Récits qui donnent un sens à l’existence, ce qui entraîne une orientation des valeurs et des normes morales qu’il faut respecter et des pratiques rituelles à accomplir. Du coup, ce corpus symbolique constitue des « biens de salut » qu’il s’agit pour les agents de rendre désirables et uniques pour que l’intérêt s’y fixe. Bourdieu montre qu’historiquement, à leur apparition, « biens de salut », « manipulation symbolique » et contrôle du « savoir secret » furent monopolisés en même temps que systématisés par un corps de spécialistes, qui déterminèrent ce qui était religieux (et contrôlé par le clerc) de ce qui ne l’était pas : la vie du laïc, le profane. De cette distinction religieuse est née l’autonomie du champ religieux.

On peut donc discerner chez Bourdieu une attention particulière donnée aux agents du religieux, puisque ses études portaient sur cette religion qui a émergé en systématisant ce qu’il fallait concevoir comme religieux et non religieux : le christianisme et en particulier l’Église catholique. Toutefois, il convient de ne pas limiter le concept de religieux à la

religion. Il faut selon nous considérer le religieux comme une catégorie13, et la religion comme un contenu de cette catégorie. La religion serait une forme historiquement marquée du religieux, et c’est donc moins à partir des agents de la religion que de celui du capital particulier que ces agents cherchent à contrôler qu’il conviendrait de conceptualiser théoriquement le cœur du champ religieux, notamment pour éviter de tomber dans la théologie des dominants.

12 Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », p. 307-308.

13 En fait, selon Bourdieu qui s’inspire ici de Weber, on pourrait dire que la religion serait la forme rationnelle et

historique que la division du travail religieux aurait occasionné, en concentrant le capital religieux en quelques

mains, en systématisant les normes morales ainsi que les croyances et les pratiques en un tout unifié : le christianisme, en particulier sa forme protestante puritaine. Voir Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », p. 300-305.

Ainsi, à partir du concept de capital religieux, qui se dégage plus qu’il n’est réellement défini par Bourdieu, nous proposons ici une définition du religieux qui s’inscrit pour une bonne part dans la sociologie compréhensive, mais qui fait place également à la phénoménologie et la sémiologie religieuses contemporaines, pour aboutir de façon synthétique à la conceptualisation suivante14 :

Le religieux, c’est l’ensemble des représentations sociales15 qui fondent16 le sens17 qu’un individu et qu’un groupe donnent à leur existence. Ce fondement étant hétéronome, il est « reçu d'un autre » (et non pas produit par l’agent religieux lui-même), ce qui légitime la constitution d’un corps de spécialistes censés savoir. En entrant dans le langage, ce fondement donne un sens et donc des normes, attitudes et comportements ritualisés18, autant de « biens de salut » que les agents échangent, renouvelant ainsi l’assurance de leur pouvoir. Notre représentation théorique du religieux donne volontairement peu de place aux agents et se veut plus inclusive que ne l’est la représentation sociale de la religion. Dans cette catégorie

14 Je remercie Gabriel Lefèbvre, doctorant en sciences des religions à l’UQÀM, pour la richesse de nos échanges

qui m’ont permis de formuler une telle définition du religieux.

15 Conçu comme un travail symbolique continuel. Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », p. 304.

Le concept de représentation sociale renvoie ici à celui de Fisher : « La représentation sociale est un processus d’élaboration perceptive et mentale de la réalité qui transforme les objets sociaux (personnes, contextes, situations) en catégories symboliques (valeurs, croyances, idéologies) et leur confère un statut cognitif, permettant d’appréhender les aspects de la vie ordinaire par un recadrage de nos propres conduites à l’intérieur des interactions sociales ». Gustave-Nicolas Fisher, Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Montréal/Paris, Presses de l’Université de Montréal/Dunod, 1987, p. 118.

16 Est religieux le fondement du sens donné à l’existence, ce fondement n’ayant pas d’autres assises que celles de

la croyance, du sens commun, du « c’est comme ça et pas autrement ». Voir Jacques Pierre, « L’impasse dans la définition du religieux : analyse et dépassement », Religiologiques, 9, Montréal, Université du Québec à Montréal, Département des sciences religieuses, printemps 1994, p. 15-39. L’ensemble des représentations sociales n’est donc pas religieux. C’est ce qui les fonde qui est religieux : leur origine, l’illusio (au sens de Bourdieu) qui les fait prendre pour vraies.

17 D’après Weber, cité dans Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », p. 300. On peut élaborer sur ce

qu’il faut entendre par « sens » : une signification, une origine et une destination, un passé et un futur.

18 La représentation sociale a besoin d’être réactivée par des rituels qui visent à mettre en relation l’individu, le

groupe et ce qui le fonde et qui donc le dépasse. Sur les rites, voir le classique ouvrage de Arnold van Gennep,

Les rites de passage : étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc., Paris, Picard, 1981. Mais aussi

Claude Rivière, Les rites profanes, Paris, Presses universitaires de France, Coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1995.

du religieux entre ainsi ce qui fonde la vie des acteurs sociaux : les croyances, les religions, les spiritualités, le spirituel, les attitudes et pratiques liés au bien-être physique et psychique, etc19. Comme Bourdieu, on peut également placer dans cette catégorie du religieux différents ensembles d’agents qui possèdent ce savoir sur le fondement et le sens de la vie : les religions, les groupes nouvel-âge, les psychothérapies et de nombreuses professions liées à la croissance personnelle.

Pour revenir à présent à l’objet particulier de notre recherche, il s’agissait d’aller chercher dans le discours des AVSEC ce qui pouvait être situé à l’intérieur de ce champ religieux de manière à montrer comment ils l’organisent et le structurent selon leurs propres valeurs – et ce en fonction de quels critères – afin de mettre au jour leur représentation générale du religieusement acceptable.