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La relativité des limites à l’autonomie constitutionnelle dans l’utilisation des crédits

DOGMATIQUE DE LA SEPARATION ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUES

B. La relativité des limites à l’autonomie constitutionnelle dans l’utilisation des crédits

105. Le Conseil entendrait manifestement donner une large portée à la règle de la liberté

dont bénéficient les pouvoirs publics dans l’utilisation des crédits, si la Constitution ne prévoyait pas expressément certains mécanismes limitant cette autonomie. C’est dans cette unique hypothèse qu’il admet l’existence de limites à l’autonomie dans l’utilisation des crédits des pouvoirs publics (1.). Plus tardivement, le Conseil a découvert le principe de bon usage des deniers publics, lequel est également susceptible de constituer une limite à l’autonomie financière dont bénéficient les pouvoirs publics au stade de l’utilisation de leurs crédits (2.).

1. Les limites actuelles

106. L’autonomie des assemblées parlementaires dans l’utilisation de leurs crédits est très

faiblement limitée par la Constitution. Celle-ci est quasiment absolue, et ce en dépit de l’article 47-2 de la Constitution qui prévoit notamment l’assistance de la Cour des comptes « dans le contrôle de l'exécution des lois de finances et de l'application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l'évaluation des politiques publiques » 273.

273

Cette mission a été élargie avec la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008. Avant cette modification, la mission constitutionnelle de la Cour des comptes se limitait à l’assistance du Parlement et du Gouvernement dans le contrôle de l’application des lois de finances et de financement de la sécurité sociale (anciens articles 47, alinéa 5 et 47-1, alinéa 5 de la Constitution). Désormais, la Constitution prévoit expressément que la Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement, et

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Mais cette disposition ne saurait constituer une véritable limite car, comme le souligne C. Bazy-Malaurie, il s’agit d’une simple « assistance ». « En effet, nous transmettons de l’information au Parlement en fonction d’un mandat législatif ou de demandes particulières et il est alors possible de dire qu’on "l’assiste" »274. Ce mode d’intervention ne saurait donc être interprété comme une limite à l’autonomie dont bénéficient les assemblées parlementaires dans l’utilisation de leurs crédits.

107. S’agissant de l’autonomie du Premier ministre au stade de l’exécution de son budget,

la situation est plus complexe. En effet, la Constitution ne prévoit aucune limite à cette autonomie. En revanche, de nombreuses dispositions constitutionnelles prévoient un contrôle de l’action du Gouvernement dans l’exécution des lois de finances et de financement de la sécurité sociale et limitent, in fine, l’autonomie financière dont il serait susceptible de bénéficier. Ainsi, l’article 24 de la Constitution habilite le Parlement à contrôler l’action du

Gouvernement, notamment dans le domaine budgétaire275. Le rôle de la Cour des comptes à

l’égard du Gouvernement, et contrairement au rôle qu’elle remplit à l’égard du Parlement, constitue également une véritable limite à son autonomie financière276. A première vue, cela n’a rien d’étonnant, et c’est d’ailleurs peut être là ce qui a poussé le Conseil à ne pas considérer le Gouvernement comme un pouvoir public. Mais l’absence d’autonomie, y compris financière, du Gouvernement est susceptible de constituer, indirectement, une limite

qu’elle assiste l’un et l’autre dans l’évaluation des politiques publiques (art. 22 de a loi constitutionnelle n°2008-724).

274

C. Bazy-Malaurie, « Les rapports de la Cour des comptes au Parlement : synthèse », R.F.F.P., 2007, n°99, pp. 53-54.

275

Ce sont les commissions des finances de chacune des deux assemblées qui jouent ici un rôle majeur, et ce d’autant plus depuis que la L.O.L.F. a renforcé ce rôle. Son article 57 donne en effet compétence à ces commissions pour le suivi et le contrôle de l’exécution des lois de finances, ainsi que pour « l’évaluation de toute question relative aux finances publiques », en précisant les moyens mis à la disposition des membres des commissions pour y parvenir. Ainsi, l’intervention du Parlement dans l’exécution du budget se décompose en deux éléments : l’information et le droit de statuer sur les comptes en votant la loi de règlement (art. 37 L.O.L.F.). S’agissant de l’information, le Gouvernement est tenu de fournir au Parlement un certain nombre de documents à l’occasion des différents débats budgétaires, afin de rendre compte de l’utilisation des crédits dont il dispose (art. 10, 12, 14, 15 et 21 de la L.O.L.F.). En outre, le Parlement dispose, par le biais des commissions des finances, de certains pouvoirs d’investigation (art. 57 et 59 de la L.O.L.F.). S’agissant du vote de la loi de règlement, qui a « pour objet de constater et de ratifier les résultats financiers de l’exercice » (H. M. Crucis,

Finances publiques, Montchrestien, 2009, Paris, 2ème édition, p. 152), elle est l’occasion pour les chambres

d’exercer un certain pouvoir sur l’exécution des crédits du pouvoir exécutif en ratifiant et en régularisant certaines opérations de l’exécutif (not. les décrets d’avance ou les reconnaissances d’utilité publique des gestions de fait des deniers de l’Etat).

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C. Bazy-Malaurie souligne d’ailleurs cette différence de nature de l’intervention de la Cour des comptes à l’égard du Parlement et du Gouvernement « le terme d’ "assistance" ne recouvre pas la même réalité pour le Parlement et pour le Gouvernement. En effet, nous transmettons de l’information au Parlement en fonction d’un mandat législatif ou de demandes particulières et il est alors possible de dire qu’on "l’assiste". En revanche nous contrôlons le travail des administrations en décidant librement de nos contrôles. (…) Il faut bien dire que notre travail de base, notamment au regard de l’exécution de la loi de finances, est bien un travail a posteriori reposant sur le contrôle ».

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à l’autonomie dont devrait jouir le Premier ministre. La Constitution ampute ainsi l’autonomie financière du Premier ministre au stade de l’exécution de ses crédits, dont il ne bénéficie qu’en tant qu’entité autonome, et non en tant que chef du Gouvernement.

108. Enfin, et bien que la Constitution ne le prévoie pas, la Cour des comptes, depuis

2008, contrôle les services du Président de la République277 et le Parlement se voit adresser un certain nombre de documents relatifs aux dépenses effectuées tant par celui-ci que par ses services278. Cette limitation de l’autonomie du chef de l’Etat dans l’usage de ses crédits est le fruit de sa propre volonté279 de mettre fin à une longue tradition280. Ainsi, et bien qu’il s’agisse d’une autolimitation à laquelle le Président de la République est susceptible de mettre fin à tout moment, le Conseil, s’il était amené à en connaître, la jugerait certainement contraire aux principes de séparation des pouvoirs et d’autonomie financière des pouvoirs publics.

109. La Constitution ne prévoit donc, de manière expresse, que de faibles limites à la

liberté dont bénéficient les pouvoirs publics au stade de l’utilisation de leurs crédits. Il est toutefois possible d’envisager qu’une nouvelle limite soit prochainement dégagée par le Conseil, dans l’hypothèse où ce dernier serait amené à concilier le principe d’autonomie financière des pouvoirs publics avec une norme découverte récemment par le Conseil, le principe de bon usage des deniers publics.

277

Voir la lettre du Président de la République, N. Sarkozy, en date du 14 mai 2008, demandant à la Cour des comptes de procéder au contrôle des comptes et de la gestion des services de la présidence de la République. Depuis, la Cour des comptes rend régulièrement des rapports relatifs aux comptes et à la gestion des services de la présidence de la République.

278

Sur ce point, voir not. la note adressée par E. Mignon, directrice de cabinet du Président de la République, le 22 octobre 2007, en réponse au questionnaire budgétaire portant sur les perspectives de la dotation de la présidence de la République.

279

N. Sarkozy a exprimé, pour la première fois, cette volonté à l’occasion d’un discours prononcé à Epinal, le 12 juillet 2007 : « Il y a débat sur l’étendue des pouvoirs du Président de la République ? Eh bien mettons le sujet sur la table et je prendrai des initiatives dans quelques jours pour que le budget de l’Elysée et de la présidence de la République obéisse à des conditions de transparence indispensables dans notre pays. Je demanderai au président de la Cour des comptes de contrôler le budget de la présidence de la République, ce qui n’a jamais été fait jusqu’à présent ». Elle a par la suite été confirmée dans un discours prononcé à Paris, le 5 novembre 2007, puis par une lettre adressée par le Président de la République au premier président de la Cour des comptes le 14 mai 2008.

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A l’occasion de la première « présentation des résultats du contrôle de la Cour des comptes sur les comptes et la gestion 2008 des services de la présidence de la République », publiée le 15 juillet 2009, Philippe Seguin, alors premier président de la Cour des comptes, se félicite de cette initiative : « Il convient de rappeler que la Cour des comptes n’avait jusqu’ici jamais contrôlé les services de la présidence. Rien, formellement, dans les textes, ne l’en empêchait puisqu’elle est fondée à contrôler l’emploi de tout argent public, mais elle respectait ainsi une très vieille tradition, issue, pour ce qui la concernait, du Premier Empire, et reconduite de régime en régime. ».

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2. Une limite virtuelle

110. En estimant qu’il n’était pas possible d’adjoindre des objectifs ou des indicateurs de

performance à l’exécution des crédits des pouvoirs publics, le juge constitutionnel a considéré que les crédits de ces derniers ne doivent pas être considérés selon le mouvement actuel de type « néo-managérial »281, dont la L.O.L.F. est l’illustration, et qui se traduit par l’introduction d’une logique de la performance à tous les niveaux de l’Etat. Ce mouvement incarne, par ailleurs, la mise en œuvre d’un double souci de bon usage des deniers publics et de transparence du budget de l’Etat, qui sont la conséquence de la situation de déficit et des exigences européennes d’équilibre budgétaire282.

Or, si la plupart de ces considérations ne sauraient être opposées, sur un plan contentieux, aux effets produits par les principes de séparation des pouvoirs et d’autonomie financière des pouvoirs publics, il n’en va pas de même pour la préoccupation relative au « bon usage des deniers publics », dont le Conseil constitutionnel a jugé, en 2003, qu’il s’agissait d’une

exigence de valeur constitutionnelle283 puis, en 2012, d’un objectif de valeur

constitutionnelle284. Or, « dès lors qu’elle est consacrée par la jurisprudence, la notion de bonne utilisation des deniers publics ne peut plus être considérée comme une simple vue de l’esprit, dénuée de caractère normatif »285. Il s’agit alors de montrer en quoi l’exigence constitutionnelle de bon usage des deniers publics pourrait potentiellement s’opposer, au stade de l’exécution des crédits, à ce que soit conférée par le juge constitutionnel une autonomie

281

« La loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 est une réforme de première importance parce qu’elle impose effectivement de nouvelles règles et de nouveaux instruments pour l’allocation, la gestion et le contrôle des crédits budgétaires. Ce faisant, elle met fin aux modalités de type bureaucratique (…) qu’avait mis en place l’ordonnance du 2 janvier 1959 pour leur substituer des recettes néo-managériales déjà largement utilisées dans les pays étrangers. En ce sens, la L.O.L.F. impose bien un changement "paradigmatique", au sens de Peter Hall, c’est-à-dire une transformation simultanée des objectifs poursuivis, des principes et des instruments » (P. Bezes, Réinventer l’Etat. Les réformes de l’administration française (1962-2008), PUF, Paris, 2009, p. 447)

282

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, dit « Pacte budgétaire européen », entré en vigueur au 1er janvier 2013, est une des meilleures illustrations de cette préoccupation de l’Union européenne et de ses membres.

283

Voir not. les décisions C.C., n°2003-473 DC du 26 juin 2003, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit, J.O. 3 juillet 2003, p. 11205, Rec. p. 382 (cons. 18) et C.C., n°2003-489 DC du 29 décembre 2003, Loi de finances pour 2004, J.O. 31 décembre 2003, p. 22636, Rec. p. 487 (cons. 33). Le Conseil constitutionnel attendra pourtant 2006 avant d’identifier précisément le fondement textuel de cette nouvelle exigence constitutionnelle : les articles 14 et 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (décision C.C., n°2006-545 DC du 28 décembre 2006, J.O. 31 décembre 2006, p. 20320, Rec. p. 138).

284

Décision C.C., n°2012-651 DC du 22 mars 2012, Loi de programmation relative à l’exécution des peines, J.O. du 28 mars 2012, p. 5605, Rec. p. 155, cons. 9 ; décision C.C., n°2014-434 QPC du 5 décembre 2014, Société de laboratoires de biologie médicale Bio Dômes Unilabs SELAS [Tarif des examens de biologie médicale], J.O. du 7 décembre 2014, p. 20465, cons. 7.

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financière absolue aux pouvoirs publics. Pour cela, deux éléments complémentaires doivent être pris en compte.

111. En premier lieu, il convient de s’interroger sur le contenu de l’exigence

constitutionnelle de bon usage des deniers publics. Si, pour D. Boiteux, le recours à cette dernière « permet dans une certaine mesure de garantir la personne publique contre ses propres faiblesses, de sorte que la jurisprudence du Conseil constitutionnel doit être interprétée à cet égard dans le sens d’une restriction de la liberté d’action des personnes publiques »286, il est possible de regretter que le juge constitutionnel n’ait pas précisé ce qu’il entend par « bon usage des deniers publics ».

A première vue, ce principe induit, d’une part, des exigences d’efficacité et d’efficience de l’usage des deniers publics et, d’autre part, comme le suggère D. Boiteux, une certaine limitation de la liberté des pouvoirs publics en matière de gestion de leurs crédits. Il devient donc envisageable que le Conseil soit amené, dans l’avenir, à concilier le principe constitutionnel de l’autonomie financière des pouvoirs publics, qui découle du principe de séparation des pouvoirs, avec l’exigence constitutionnelle de bon usage des deniers publics. En second lieu, un autre élément vient confirmer l’éventualité et la pertinence d’une telle conciliation. Dans une décision du 29 décembre 2003287, le juge constitutionnel a examiné une disposition288 créant une obligation d’information des collectivités territoriales à destination de l’Etat pour toute opération affectant les comptes du Trésor. Il a alors estimé que cette obligation d’information « participe au bon usage des deniers publics, qui est une exigence de valeur constitutionnelle », et qu’elle est le résultat d’une « conciliation qui n’apparaît pas manifestement déséquilibrée » entre, notamment, cette exigence constitutionnelle et les principes de libre administration des collectivités locales et de libre disposition de leurs ressources289.

112. Ainsi, et par analogie, il est possible de considérer que le Conseil constitutionnel

puisse également estimer nécessaire de concilier, au stade de l’exécution du budget, l’exigence constitutionnelle de bon usage des deniers publics et l’autonomie financière des pouvoirs publics. Il n’en demeure pas moins que l’autonomie dont disposent les pouvoirs publics au stade de la détermination de leurs crédits demeure, malgré ces quelques limitations

286 D. Boiteux, ibid., p. 1126. 287 Décision C.C., n°2003-489 DC, préc. 288

Il s’agissait de l’article 117 de la loi de finances pour 2004 (loi n°2003-1311 du 30 décembre 2003).

289

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– avérées ou virtuelles – largement suffisante à assurer l’indépendance des organes politiques qui en bénéficient.

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114. Conclusion de Chapitre. En découvrant le principe de l’autonomie financière des

pouvoirs publics le 25 juillet 2001, le Conseil constitutionnel a consacré un véritable instrument de garantie de l’indépendance de certains des organes politiques. D’abord, et bien qu’il ne bénéficie pas à la totalité des organes politiques, le principe d’autonomie financière dispose, au vu de la jurisprudence constitutionnelle, d’un champ d’application relativement large. Il permet en effet de consolider l’autonomie financière dont bénéficiaient déjà les principaux organes politiques, à savoir le Président de la République et les assemblées parlementaires – en vertu de traditions plus ou moins anciennes, mais également d’assurer l’autonomie financière de « jeunes » institutions, à savoir la Haute Cour, la Cour de Justice de la République et le Conseil constitutionnel. Ensuite, le principe de l’autonomie financière revêt une portée suffisamment large, en ce qu’il permet aux organes politiques qui en bénéficient de disposer d’une autonomie absolue dans la fixation et quasi-absolue dans l’utilisation de leurs crédits.

115. Dès lors, le principe de l’autonomie financière, tel qu’il est développé dans la

jurisprudence constitutionnelle, témoigne de l’existence d’un dogme séparatiste qui guide le Conseil dans l’application jurisprudentielle du principe de séparation des pouvoirs et participe de l’existence d’une séparation organique étanche entre les pouvoirs politiques. Mais il n’est pas la seule norme constitutionnelle à permettre au Conseil d’assurer cette indépendance organique. En effet, celui-ci a également développé un ensemble de garanties relatives à l’indépendance structurelle des organes politiques.

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Chapitre 2 – La protection de l’indépendance structurelle