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La protection de l’Exécutif contre les injonctions des instances législatives

DOGMATIQUE DE LA SEPARATION ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUES

Chapitre 1 – L’application effective du dogme séparatiste à la séparation des fonctions politiques la séparation des fonctions politiques

B. La protection de l’Exécutif contre les injonctions des instances législatives

214. En s’assurant que le législateur ne peut adresser d’injonctions de faire aux membres

de l’Exécutif, le Conseil fait en sorte que le premier n’outrepasse pas sa compétence en empiétant sur les fonctions dévolues au second. Plus précisément, dans les deux catégories de décisions relatives à la protection de l’Exécutif contre les injonctions du législateur, ce sont les fonctions non-réglementaires du Premier ministre qui bénéficient de la protection du Conseil. Celui-ci interdit en effet au législateur de contraindre le chef du Gouvernement, d’une part, à user du pouvoir d’initiative des lois qui lui est conféré (1.) et, d’autre part, à répondre à une sollicitation émanant d’une collectivité territoriale dans la mesure où la Constitution ne le prévoit pas (2.).

1. L’interdiction des injonctions législatives visant à contraindre le Premier ministre à user de son pouvoir d’initiative des lois

215. En prévoyant que le Premier ministre et les membres du Parlement disposent

conjointement de la fonction d’initiative des lois, la Constitution place cette fonction au confluent de la séparation et de la collaboration des pouvoirs. L’article 39 de la Constitution prévoit en effet que l’initiative des lois appartient « concurremment » au Premier ministre et aux membres du Parlement490. A première vue, dans ce domaine, le constituant aurait donc entendu organiser une collaboration entre les deux pouvoirs. Cette analyse mérite toutefois d’être nuancée, puisqu’il s’agit davantage d’un dédoublement de la fonction d’initiative des lois, qui appartient en propre à un organe de chacun des deux pouvoirs, plutôt que de véritable

490

L’alinéa 1er de l’article 39 de la Constitution prévoit en effet que « L'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement ».

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collaboration fonctionnelle. Toutefois, la Constitution ne tranche pas expressément la question de l’existence d’un rapport entre les deux titulaires de la fonction et, le cas échéant, de la nature de ce rapport. Ce silence devrait alors entraîner l’application du principe de séparation des pouvoirs. Chacun des deux titulaires de la fonction d’initiative des lois devrait être libre d’exercer cette fonction quand il le souhaite, et selon les procédures prévues. Il en découle que l’Exécutif ne saurait contraindre les parlementaires à user de leur droit d’initiative des lois, mais également que le législateur ne saurait contraindre le Premier ministre à faire de même sans méconnaître tant la portée de l’article 39 que le principe de séparation des pouvoirs tel qu’interprété à la lumière du dogme séparatiste. Or, si la première hypothèse ne saurait être un jour tranchée par le Conseil, il n’en va pas de même de l’adoption d’une disposition législative visant à contraindre le Premier ministre à user du « droit d’initiative général »491 que lui confère la Constitution. Le Conseil a d’ailleurs plusieurs fois dû se prononcer sur ce type de dispositions législatives pour les juger contraires à la Constitution.

216. Le plus souvent, la disposition législative prévoit que devra être déposé un projet de

loi portant réforme d’un domaine particulier, et ce dans un délai déterminé. C’est le cas notamment de la loi contrôlée dans la décision du 22 janvier 1990492, dans laquelle le législateur prévoyait qu’il devrait être saisi d’un projet de loi mettant en œuvre une réforme des conditions de prise en charge des personnes âgées avant une date donnée493. C’est également le cas dans la décision du 4 mai 2000494, dans laquelle le législateur prévoyait qu’un projet de loi devrait être déposé dans un délai déterminé afin de tenir compte du résultat de la consultation réalisée à Mayotte en vue de recueillir l’avis de la population quant à l’accord sur l'avenir de Mayotte, signé à Paris le 27 janvier 2000495. Enfin, c’est le cas dans la décision du 12 novembre 2015, dans laquelle le législateur prévoyait que le Premier ministre serait tenu de prendre un décret d’approbation ou de refus d’approbation d’actes dans le domaine du droit pénal dans un délai déterminé496.

491

Décision C.C., n°76-73 DC du 28 décembre 1976, Loi de finances pour 1977, J.O. du 29 décembre 1976, p. 7580, Rec. p. 41, cons. 8.

492

Décision C.C., n°89-269 DC du 22 janvier 1990, Loi portant diverses dispositions relatives à la sécurité sociale et à la santé, J.O. du 24 janvier 1990, p. 972, Rec. p. 33.

493

Décision C.C., n°89-269 DC, préc., cons. 37 et 38.

494

Décision C.C., n°2000-428 DC du 4 mai 2000, Loi organisant une consultation de la population de Mayotte, J.O. du 10 mai 2000, p. 6976, Rec. p. 70.

495

Décision C.C., n°2000-428 DC, préc., cons. 11 à 13.

496

Décision C.C., n°2015-721 DC du 12 novembre 2015, Loi organique portant diverses dispositions relatives à la collectivité de Saint-Barthélémy, J.O. du 18 novembre 2015, p. 21459, cons. 14 et 15.

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De telles dispositions législatives sont invariablement jugées contraires à la Constitution par le Conseil. Pour ce faire, le juge constitutionnel déploie une motivation en deux temps. D’abord, il remarque que ni l’article 34 ni aucune autre disposition de la Constitution ne donne compétence au législateur pour adresser une telle injonction au Premier ministre. Il note ensuite que la disposition est contraire à l’article 39 de la Constitution, lequel réserve le droit d’initiative des projets de lois au Premier ministre. Malgré le caractère constant de l’ordre dans lequel ces deux arguments figurent dans les décisions, le raisonnement déployé par le Conseil semble être le suivant : dans la mesure où l’article 39 de la Constitution réserve au Premier ministre l’initiative des projets de loi, le législateur ne saurait déposséder le chef du Gouvernement de cette fonction que si une autre disposition constitutionnelle l’y autorisait en dérogeant expressément à l’article 39, ce qui n’est pas le cas dans ces décisions. Bien que le principe de séparation des pouvoirs ne soit expressément mentionné dans aucune de ces décisions, il est indéniable qu’il est à l’origine du raisonnement déployé par le Conseil. Le commentaire officiel de l’une de ces décisions confirme d’ailleurs cette idée en affirmant qu’au « nom de la séparation des pouvoirs, le Conseil constitutionnel censure les injonctions adressées par le Parlement au pouvoir exécutif s'agissant du dépôt d'un projet de loi »497.

217. L’interdiction faite au législateur de s’immiscer dans la fonction d’initiative des lois

dévolue au Premier ministre confère une double protection à ce dernier. En premier lieu, la censure de ces injonctions législatives permet de s’assurer que le législateur ne peut contraindre le Premier ministre à user de la prérogative qu’il détient en vertu de l’article 39 de la Constitution, et ne peut donc pas non plus lui imposer un moment auquel il doit en user. En second lieu, la censure d’une telle disposition législative est également l’occasion pour le Conseil d’affirmer que le Premier ministre, lorsqu’il choisit d’exercer sa fonction d’initiative législative, doit pouvoir le faire en toute liberté. Car les dispositions législatives censurées ne se contentent généralement pas de prévoir que le Premier ministre devra déposer un projet de loi. Elles vont généralement jusqu’à orienter le contenu général du projet de loi à venir, et définissent le plus souvent le délai dans lequel celui-ci doit être déposé. A titre d’exemple, on peut citer la disposition censurée dans une décision du 28 décembre 1976498. Celle-ci prévoyait qu’un projet de loi serait déposé avant le 31 décembre de la même année, afin de « compléter dans certaines conditions les mesures prévues audit article »499, relatif à la

497

Commentaire officiel de la décision C.C., n°99-423 DC du 13 janvier 2000, p. 3.

498

Décision C.C., n°76-73 DC du 28 décembre 1976, Loi de finances pour 1977, J.O. du 29 décembre 1976, p. 7580, Rec. p. 41.

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réévaluation des immobilisations non amortissables par les personnes physiques ou morales exerçant une activité commerciale, industrielle, artisanale, agricole ou libérale.

218. Dès lors, la censure de ces dispositions législatives a bien pour effet de s’assurer du

respect de la délimitation des fonctions législatives et des fonctions non-réglementaires de l’Exécutif. Il en va quelque peu différemment d’une autre interdiction prononcée par le Conseil constitutionnel.

2. L’interdiction des injonctions législatives visant à contraindre le Premier ministre à répondre à une collectivité locale

219. Dans deux décisions rendues les 9 mai 1991500 et 7 décembre 2000501, le Conseil constitutionnel décidait de censurer un second type d’injonction. Les dispositions contrôlées ne faisaient pas injonction au Premier ministre de déposer un projet de loi, mais lui imposaient de répondre à une proposition de modification législative ou réglementaire formulée par l’organe délibérant d’une collectivité locale. Dans la décision du 9 mai 1991, la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel prévoyait que le Premier ministre devrait répondre aux propositions de modification de la législation ou de la réglementation émanant de l’organe délibérant de l’Assemblée de Corse dans un délai déterminé. La disposition examinée dans la décision du 7 décembre 2000 est relativement similaire, puisqu’elle prévoyait que les délibérations des conseils généraux et régionaux relatives aux propositions d’évolution institutionnelle adoptées par le congrès des élus départementaux et régionaux des D.R.O.M.502 « sont transmises au Premier ministre », lequel « en accuse réception dans les quinze jours et fixe le délai dans lequel il apportera une réponse »503. Chacune de ces dispositions a fait l’objet d’une censure de la part du Conseil.

Dans les deux cas, il s’agissait pour le législateur de donner à certaines collectivités territoriales la faculté de prendre part à l’évolution de leur statut en adressant des propositions au Premier ministre, au motif qu’en tant que titulaire du droit d’initiative et du pouvoir réglementaire de droit commun, il a la possibilité de faire aboutir ces propositions. La seule

500

Décision C.C., n°91-290 DC du 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, J.O. du 14 mai 1991, p. 6350, Rec. p. 50.

501

Décision C.C., n°2000-435 DC du 7 décembre 2000, Loi d’orientation pour l’outre-mer, J.O. du 14 décembre 2000, p. 19830, Rec. p. 164.

502

Il s’agit des départements et régions d’outre-mer. Le code général des collectivités territoriales prévoit, en vertu de l’article 73 de la Constitution, un certain nombre d’adaptations pour ces collectivités en raison de leur spécificité.

503

Article L. 5915-3 du C.G.C.T. tel qu’il résulte du T.A. n°460, voté le 12 avril 1991 par l’Assemblée nationale.

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distinction entre ces deux dispositions résidait dans le délai laissé au Premier ministre pour répondre aux organes des collectivités territoriales concernées. En effet, dans le premier cas, le délai était fixé par la disposition législative, alors que dans le second cas, le législateur laissait ce délai à la discrétion du chef du Gouvernement. La lecture des travaux parlementaires de la seconde loi montre d’ailleurs que cette évolution est due à la prise en compte par les parlementaires de la censure prononcée par le Conseil dans le cadre de la première décision504.

220. La question du fondement invoqué par le Conseil pour conclure à l’absence de

constitutionnalité des dispositions législatives se pose nécessairement. Or, de ce point de vue, les décisions sont plus que lapidaires. Il aurait été possible d’imaginer que le fondement de ces censures soit à rechercher dans l’existence d’une séparation verticale des pouvoirs. En effet, les dispositions obligeaient le Premier ministre à répondre à un organe territorial, et la décision du Conseil de censurer les dispositions en cause pourrait constituer un premier pas vers la reconnaissance d’une telle séparation. Or, il convient d’écarter cette interprétation puisque, dans les deux cas, le Conseil précise que « la Constitution attribue au Gouvernement, d’une part, et au Parlement, d’autre part, des compétences qui leur sont propres ; que le législateur ne saurait, sans excéder la limite de ses pouvoirs, enjoindre au Premier ministre »505 de donner une réponse aux propositions de modifications législatives émanant d'organes délibérants de collectivités territoriales. Si le Conseil ne s’est donc pas appuyé – expressément – sur une disposition constitutionnelle en particulier, il semble que le principe de séparation des pouvoirs soit le véritable fondement de cette interdiction, et ce pour deux raisons.

D’une part, la censure opérée semble être une parfaite application du principe de séparation des pouvoirs. En effet, la Constitution attribue des fonctions aux organes de chacun des pouvoirs et le principe de séparation des pouvoirs interdit que ces fonctions soient exercées par un autre pouvoir que celui dont relève leur titulaire. D’autre part, l’interdiction formulée par le Conseil constitutionnel s’insère parfaitement dans l’ensemble de la jurisprudence relative au principe de séparation des pouvoirs. Elle est en effet conforme au dogme

504

« La Commission a ensuite rejeté un amendement de M. Léo Andy prévoyant que les délibérations du congrès sont directement transmises au Premier ministre, celui-ci devant en accuser réception dans un délai de quinze jours et y apporter une réponse dans les trois mois, après que le rapporteur eut rappelé que le Conseil constitutionnel avait déjà censuré une disposition similaire qui imposait un délai au Gouvernement pour répondre aux délibérations d'une collectivité territoriale » (A.N., Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, compte-rendu n°47, séance du jeudi 4 mai 2000, examen du projet de loi d’orientation pour l’outre-mer n°2322).

505

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séparatiste appliqué par le Conseil, puisqu’il s’agit d’empêcher le législateur de pouvoir imposer un comportement à un organe relevant de l’Exécutif.

221. Les décisions du 9 mai 1991 et du 7 décembre 2000 font donc une application tout à

fait classique du volet fonctionnel du principe de séparation des pouvoirs qui prescrit, à la lumière du dogme séparatiste, une parfaite spécialisation des fonctions des pouvoirs politiques lorsque la Constitution n’instaure pas de mécanisme de collaboration. Le législateur ne saurait donc aller au-delà du domaine qui lui est imparti par la Constitution. Mais, de la même manière, le Conseil s’assure que le législateur ne reste pas en-deçà de ce que prévoit la Constitution. Ce faisant, le juge constitutionnel fait en sorte que le principe de séparation des pouvoirs ainsi que le dogme séparatiste ne soient pas uniquement des instruments destinés à protéger les fonctions de l’Exécutif.

Section 2 – L’application effective du dogme séparatiste au