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Chapitre2 : Cadre territorial

2.2 L’unité domestique songhay et le statut des femmes :

2.2.3 Relations «femmes- hommes » et la polygamie :

«La polygamie est un système solidement fondé et demeure la règle, spécialement en milieu rural. Les relations entre les femmes et les hommes au sein du ménage sont surtout influencées par ce système31

a) Originalité du système : le fondement social de la polygamie.

«La polygamie repose sur un fondement social plutôt que sur des critères économiques, ce qui fait son originalité par rapport à la plupart des autres pays de l'Afrique de l'ouest. Cette affirmation peut surprendre. En effet, la polygamie est, généralement, expliquée essentiellement par des facteurs économiques, même si les arguments avancés par de nombreux auteurs pour l’analyse de ce système ne concordent pas toujours et ont suscité un large débat32

Plus précisément, le problème est de déterminer si les femmes sont considérées comme main-d’œuvre ou comme génitrices. Certains auteurs, comme Ester Boserup qui a constaté que la contribution des femmes aux travaux agricoles est très importante dans les sociétés africaines précapitalistes ont établi une relation entre le taux de polygamie élevé et la contribution économique des femmes. Pour Jack Goody, «l’apport des femmes est d’abord apprécié pour les tâches domestiques et la progéniture »33, apport qu’il considère néanmoins comme une contribution tout aussi économique à la communauté d’autosubsistance que les travaux agricoles.

Pour tenter de comprendre le fondement social de la polygamie dans la région de Tillabéry, nous exposerons les différentes motivations des femmes et des hommes pour ce système ; certaines relèvent encore de valeurs traditionnelles, d’autres sont surtout issues de l’évolution des pratiques et mentalités au sein de la société rurale.

31 ALBERT Irène. Op. Cit.

32 GOODY Jack. Op. Cit.

33 GOODY Jack. Economy and the role of women in the character of kinship, Londres, Cambridge university press, 1973, p.186.

b) Nécessité d’assurer une large descendance.

Le facteur déterminant de la polygamie est la possibilité et la nécessité d’assurer une large descendance pour maintenir la position de force de la lignée ou famille, ce que seule l’acquisition de plusieurs jeunes épouses peut permettre. En effet, la mortalité infantile reste très élevée au Niger, soit 150 pour mille, selon les dernières statistiques, et est due aux épidémies, au manque de soins et parfois à la malnutrition.

Les croyances et la représentation des paysans concernant l’effet des forces maléfiques ou la crainte des méfaits de la sorcellerie incitent à multiplier les naissances. «Les morts foudroyantes d’enfants en bas âge, d’adolescents, ne peuvent qu’être dues au mauvais œil. On met d’autant moins d’ardeur à discerner d’éventuelles causes objectives que l’on croit fermement à l’intervention des forces incontrôlables, mais aussi que l’on ne dispose pas de moyens efficaces pour combattre ces causes. La fécondité est , elle-même, l’objet d’une réglementation complexe qui aboutit à un espacement des naissances: tant que la femme allaite son enfant, les rapports sexuels sont interdits ; aussi est-il fréquent que l’homme prenne alors une seconde épouse.

Lorsqu’on interroge les femmes et les hommes sur la polygamie, leurs discours ne concordent pas. Celui de l’homme tend à justifier ce système, tandis que la femme évoque les changements de la polygamie et ses conséquences sur sa situation socio-économique. Le discours des hommes s’oriente essentiellement dans deux directions : d’abord, la population est composée de plus de femmes que d’hommes et de ce fait, il est souhaitable et même impératif qu’un homme ait plusieurs épouses car le célibat des femmes n’est pas envisageable ; la seconde justification, concernant la pratique polygamique et sa persistance, est liée à la crainte des hommes d’être dominés par l’épouse. Pour l’homme, la polygamie est donc un mode de domination des femmes. Une épouse unique peut tenir tête à son mari.

Adjoindre une femme à la première épouse, c’est instaurer une compétition dans la sphère domestique, c’est diviser pour régner. Néanmoins, cette pratique peut entraîner un effet pervers dans certains cas. La colère des femmes est redoutable, surtout quand, entre coépouses, elles se comprennent. C’est le «drame» du mari : tous les complots et tractations sont envisageables pour obliger ce dernier à respecter leurs volontés. Aussi la polygamie

peut-elle renforcer l’autonomie des femmes dans la mesure où le mari n’a pas intérêt, s’il veut éviter les conflits, à s’interposer entre ses femmes.

Les femmes rurales ne critique pas la polygamie, en tant que système solidement fondé dans la mentalité villageoise, mais son dérèglement, c’est-à-dire le non respect des règles par le mari, dû au changement des conditions économiques et à l’apparition de nouveaux besoins qui ont entraîné une modification des obligations traditionnelles respectives des époux, ainsi qu’à l’incompatibilité des structures familiales traditionnelles et des nouvelles structures de production.

Dans le passé, avant la colonisation les femmes avaient un rôle prépondérant dans la sphère domestique, car elles devaient accomplir les diverses tâches ménagères qui exigeaient alors beaucoup de temps : la corvée d’eau assez difficile dans la plupart des villages, la corvée de bois, l’entretien de la maison, la préparation des repas. Elles avaient également l’obligation d’aider leur mari sur leur champ pour différents travaux et surtout pour la récolte et le transport des produits. C’était aussi souvent les femmes qui transformaient et vendaient les produits au marché pour leur mari. Enfin, elles cultivaient dans les champs ou à côté de la maison quelques pieds de piments et de légumes pour la préparation de la sauce. Un changement, intervenu relativement récemment, il y a environ trente (30) ans, a impliqué une participation accrue des femmes dans la vie économique du ménage. Elles sont devenues exploitantes agricoles au même titre que les hommes. Ainsi, elles s’adonnent aux mêmes activités économiques que les hommes et ce en plus de leurs activités domestiques.

Un grand nombre de femmes travaillent donc plus aujourd’hui qu’hier dans l’agriculture. Le temps nécessaire à l’accomplissement des tâches domestiques s’est amoindri grâce à la construction de puits et à l’installation de moulin à maïs dans la plupart des villages, ce qui a permis aux femmes de se lancer dans cette nouvelle activité économique.

Avec le développement d’une économie de marché et l’apparition de nouveaux besoins, la participation des femmes dans l’économie s’est encore accrue. Le commerce et la transformation des produits agricoles sont devenus des activités importantes pour l’acquisition d’un revenu propre.

L’appréciation que les femmes ont de ce changement est double : d’une part, elles reconnaissent qu’elles travaillent plus durement que par le passé et qu’elles assument une plus grande partie des charges du ménage. Autrefois, les charges pour l’alimentation du ménage étaient réparties entre les époux. Le mari donnait la totalité du mil pour la consommation du ménage et l’épouse devait se procurer les condiments pour la sauce. Ces condiments étaient en général cultivés ou cueillis par la femme. La viande était apportée par le mari puisque c’est l’homme qui traditionnellement chasse. Aujourd’hui, la chasse est devenue plus difficile, voire impossible dans certains lieux, et la viande a été progressivement remplacée dans le mode de consommation de la population rurale par la volaille et le poisson qui s’achète sur les marchés locaux. De plus, de nouveaux éléments comme le concentré de tomates, le bouillon-cube et la tomate fraîche se sont ajoutés à la sauce créant de nouvelles dépenses. Le poisson et les condiments sont le plus souvent à la charge des femmes.

D’autre part, les femmes se sentent plus indépendantes et fières. Elles peuvent prendre plus d’initiatives qu’autrefois où elles étaient sous l’entière dépendance de leur mari. En même temps que les rendements baissent, les terres agricoles se font plus rares. Cette évolution conduit à une dégradation de la situation économique du paysan par une diminution de son pouvoir d’achat avec pour conséquence la réduction de sa capacité d’intervention au niveau du ménage. Devant ce constat, on peut penser que la réponse «logique» des hommes serait, alors, être monogames, afin de continuer à la fois à assumer leurs obligations comme par le passé, pour subvenir aux besoins de leur famille et dégager un surplus monétaire plus important pour leurs dépenses personnelles. Mais ce n’est pas le phénomène observé ni confirmé aussi bien par les femmes que par les hommes.

Les propos recueillis sur cette question sont relativement homogènes ; s’il n’est plus possible aujourd’hui pour un homme d’avoir de nombreuses femmes (on rencontre encore certains vieux qui se sont mariés avec 3 ou 4 femmes), quelle que soit sa position sociale au sein du village, tous estiment que la polygamie a augmenté. C’est-à-dire que chaque homme essaie d’avoir au moins deux femmes, même s’il doit surmonter toutes les contraintes économiques pour devenir polygame, notamment celle de la dot car si ce système tend à diminuer fortement, il existe néanmoins encore aujourd’hui. La remarque fréquemment entendue dans les entretiens auprès des hommes explique cette attitude : «être monogame,

c’est être célibataire». Une femme peut en effet retourner séjourner plusieurs mois dans sa famille en cas de décès d’un parent pour assister aux cérémonies. Son mari reste ainsi seul au village, ce qui n’est pas bien vu dans ce milieu. La monogamie est aussi perçue comme un signe de pauvreté. Le statut de polygame est donc un signe de prestige social même si l’obtention de ce statut se fait au détriment de la prospérité du ménage, l’homme négligeant alors les conséquences négatives pour ses enfants.

La vision des hommes sur la polygamie, ainsi que les perspectives qui en découlent ne coïncident donc pas avec celle des femmes. Si la femme conteste surtout le dérèglement du système, qui a pour conséquence principale une dégradation de sa situation économique, l’homme constate seulement la perte de son autorité sur les femmes mais ne considère pas ou accepte peu la nouvelle répartition des charges au sein du ménage. Cette nouvelle répartition des charges offre la possibilité de se remarier, ce qui ne serait plus possible aujourd’hui avec les responsabilités qu’il occupait autrefois. Ainsi, du fait de ces conséquences négatives, la polygamie est mal vue par les femmes et, si l’on peut soutenir que celle-ci a augmenté, on peut également affirmer que le divorce est, actuellement, plus fréquent. Lorsque les charges deviennent écrasantes, l’épouse peut réagir en quittant le domicile conjugal pour aller rejoindre ses parents en signe de protestation. Cette nouvelle pratique est relativement récente.

Il faut, enfin, préciser que les femmes nigériennes ne retirent pas d’avantage de la polygamie au niveau de leur travail, argument qui est généralement utilisé par les hommes pour justifier la polygamie. En effet, ce qui frappe lorsqu’on arrive dans un village est que les femmes vaquent à leurs occupations individuellement, que ce soit pour les tâches domestiques ou les activités économiques. Hormis pour la culture et pour la récolte des produits sur le champ du mari, les coépouses ne travaillent pas collectivement. Chacune entretient sa maisonnée, a un budget autonome et des activités bien spécifiques. Cet état de fait ne signifie pas, néanmoins, que cela laisse supposer qu’il n’y ait pas, là, une grande surveillance mutuelle, un contrôle social de chacune sur les autres, du chef de famille sur ses épouses et de celles-ci sur lui, prisonnier de leur regard. Le souci d’équité vis-à-vis de toutes doit l’inciter à une relative distance envers elles et leurs enfants.

En conclusion, tous ces facteurs issus de l’évolution de la société rurale, et plus précisément des relations entre les sexes, permettent d’affirmer que la polygamie repose sur

un fondement social (descendance importante et prestige social) plutôt que sur des critères économiques (main-d’œuvre familiale pour les travaux agricoles et les tâches domestiques), même si ces derniers participent à la persistance de ce système. On peut finalement se demander si l’effort des femmes, pour se libérer de la tutelle de leur mari et obtenir une autonomie économique et sociale, joue un rôle important dans le renforcement de la polygamie et n’a pas comme conséquence principale la dégradation de leur situation économique. Si les femmes s’en plaignent de plus en plus fréquemment et ouvertement, elles ne semblent pas pour autant conscientes des causes que cette analyse met en évidence.

«En effet, la polygamie incite les femmes à travailler indépendamment de leur mari et à séparer encore plus les budgets entre femmes et hommes. L’autonomie économique des femmes fait craindre à leur conjoint de perdre le contrôle sur le ménage. Il réagit donc souvent en prenant une autre épouse. Aussi est-ce un phénomène qui se renforce lui-même34

Et, la famille polygame peulh est une juxtaposition de ménages autonomes, chaque épouse possédant sa case où son mari vient la visiter et le nourrissant à tour de rôle. Le mode d’organisation plus communautaire que l’on observe chez les Peulh de la région de Tillabéry avec le partage des travaux domestiques entre les femmes mariées de la concession, reflète des habitudes culturelles proches à celles des Songhay. La polygamie apparaît, partout, relativement peu réglementée et faiblement enracinée dans l’économie domestique. Bien que les Peulh observent dans leurs grandes lignes les règles de la polygamie islamique, ne dépassant pas le nombre des quatre épouses légales, une proportion importante des unions sont socialement factices, n’impliquant aucune obligation sexuelle, ni communauté résidentielle et économique entre les époux. Le mariage est une nécessité religieuse, à l’âge adulte l’Islam condamne le célibat, c’est un laissez-passer indispensable pour l’au-delà. Mais les femmes remariées ou les épouses âgées vivent des ressources de leurs jardins, dans une concession qui n’est pas nécessairement celle de leur mari, lequel ne les visite ni ne les entretient.

Les avantages économiques de la polygamie, justement appréciés des populations d’agriculteurs, sont beaucoup moins sensibles chez les peuls; le rendement du jardin de

34 GUILLOU Alain. Op. Cit., p.39.

l’épouse peulh est certes appréciable, mais elle en a l’exclusive disposition. Ces différences sont facilement décelables dans les régions où voisinent Peulh et Songhay. Les Peulh de Tillabéry qui cohabitent dans les villages avec les Songhay, ont adopté leur grande polygamie et leur mode collectif de travail agricole. S’ils préfèrent parfois les épouses songhay aux peulh, c’est à cause de leur stabilité, car le «prix de la fiancée» élevé doit être remboursé en cas de divorce, et de la supériorité de leur rendement économique. La femme peulh vide la case, la femme songhay la remplit.

La polygamie n’apporte donc pas d’avantage sérieux à l’économie domestique des sociétés peul agricoles, pas plus qu’à celle des sociétés exclusivement pastorales, à condition que l’épouse soit féconde. Par contre, dans les sociétés à double économie qui sont restées attachées au pastoralisme itinérant, la pluralité des épouses facilite la division du travail entre les membres actifs du groupe domestique. Dans le ménage polygame peulh, l’autonomie résidentielle et économique de chaque épouse demeure la règle, même dans les sociétés où s’est imposé un modèle de polygamie hiérarchique : supériorité de statut de la première épouse, favorites, concubines serves. Cette autonomie de l’épouse, jointe à son instabilité proverbiale, trouve sa contrepartie dans l’attitude désinvolte du mari à l’égard des règles élémentaires d’égalité qui sont à la base de l’institution polygamique.

Au Niger, en tenant compte que du mode de résidence des conjoints, des caractères des prestations et des droits matrimoniaux, on peut affirmer qu’il existe actuellement dans les sociétés peules qu’un seul type de mariage. Quel que soit le mode d’arrangement des mariages, fiançailles, rapt, mariage d’adulte, succession léviratique, la résidence du couple est en principe virilocale, sauf lorsque l’apport en bétail de l’épouse est notoirement supérieur au stock du mari.