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ORGANISATION FONCIERE ET ACTIVITES AGRO- AGRO-PASTORALES

III L’ORGANISATION ACTUELLE DES TERRES DANS LA REGION DE TILLABERY

3.5 Les règles d’accès à la terre : les modes de faire-valoir

L’accès à la terre n’est pas libre dans la concession. Tout le monde peut cultiver une terre mais suivant des règles précises. Elles garantissent l’accès à la terre à tous mais sous le contrôle lignager. Elles sont définies par rapport aux règles de la résidence, de la filiation et de l’alliance.

La résidence : en général un producteur direct cultive les terres qui sont autour de son village.

La première contrainte tient donc à la proximité relative entre le lieu de résidence et le lieu de production. Tout le travail des champs et le portage se faisant à partir d’énergie humaine, il existe donc une contrainte évidente en terme de distance possible et de fatigue à ne pas dépasser.

Les champs les plus éloignés peuvent être à sept ou huit kilomètres du village, soit presque deux heures de marche. La contrainte de proximité, liée aux mécanismes de la jachère et aux règles d’accès à la terre, va entraîner une solution originale de la circulation de l’accès à la terre entre les membres du lignage, la tontine de la terre qui garantit l’accès d’une terre à tous autour du lieu de résidence. Les règles de résidence sont elles-mêmes liées aux règles de la filiation et des alliances. Le système de parenté dans la concession est de type dysharmonique avec filiation matrilinéaire et résidence virilocale pour les femmes- elles habitent chez leur mari- et avunculocale pour les hommes ; ils habitent dans le village de leur oncle.

Le problème de l’accès à la terre pour les hommes est relativement simple puisque leur lieu de résidence, et donc de production, correspond à celui de leur oncle, qui lui-même contrôle des terres dans le village. Il n’y a pas, en général, de problèmes d’éloignement puisqu’ils choisissent de résider là où ils auront un accès à la terre. Pour les femmes le problème est plus complexe. Tout dépendra de l’aire matrimoniale, c’est-à-dire du fait qu’elles se marient loin ou près de leurs terres lignagères. Avec une aire matrimoniale étroite, les femmes augmentent leur capacité d’accès à la terre sans location puisqu’elles pourront cultiver sans payer les terres de leur lignage et les terres de la famille de leur mari. Si l’aire matrimoniale est large elle sera soumise à l’accès à la terre de leurs alliés. Elles augmentent aussi leurs risques d’avoir à louer des terres.

La filiation : La possibilité d’accès à la terre est un droit direct par filiation matrilinéaire. Les membres du lignage, femmes ou hommes, habitant le village où se trouvent les terres lignagères, ont le droit de cultiver les terres gérées par le chef de lignage qui est en même temps chef de terre. Dans ce cas il n’y a pas de prestation foncière lignagère en argent. Il peut par contre en exister en nature, mais avec faible valeur marchande.

La filiation en ligne paternelle donne aussi un droit d’accès à la terre. Elle est médiatisée par le chef de lignage/père. Elle est très rarement appliquée dans la pratique. Elle ne donne pas droit à des prestations foncières en argent. Elle renvoie à la filiation patrilinéaire.

L’alliance : En tant qu’allié- les conjoints femmes ou hommes peuvent avoir accès à la terre du lignage allié sans payer de location. La demande d’accès à la terre est faite par le conjoint allié auprès de son chef de lignage. La «location»: Quelqu’un qui n’a aucun lien de filiation en ligne maternelle ou paternelle, ou qui n’est pas allié direct pourra demander l’accès à une terre à un chef de lignage, mais il devra payer une «location» en argent, c’est-à-dire une prestation foncière lignagère. Le calcul de la «location» dépend de la productivité du champ (et donc de la richesse du sol et du gain monétaire potentiel) et de la surface du champs.

On peut distinguer deux formes de significations sociales à cette location :

- La prestation foncière lignagère : c’est une location payée dans le cadre purement lignager. La terre appartient à un lignage. Ce n’est pas encore une rente foncière liée à un marché de la terre. Elle est payée par les producteurs directs qui n’appartiennent pas au lignage. C’est donc une forme «d’extorsion» économique croisée : les chefs de lignage reçoivent cette prestation des cadets des autres lignages. Ils doivent cependant l’accumuler dans la caisse lignagère pour répondre aux besoins de la famille en cas de malheur (décès, incendies…) ou pour les échanges cérémoniels- «dot», etc. Ils sont donc obligés d’en redistribuer une partie aux cadets sociaux. Cette prestation sert aussi à renforcer le système d’alliance entre aînés sociaux, d’où l’apparition de ce qu’on peut appeler une tontine de la location. Chaque chef de lignage reçoit chacun à son tour, au rythme de la rotation de l’accès à la terre et de la rotation des jachères, une somme d’argent représentant la location.

La tontine de la location est donc le symétrique inversé de la tontine de la terre.

Remettre en cause la location des terres revient à bouleverser le système d’alliance entre chefs de lignage, les formes d’accumulation qui conditionnent la reproduction des lignages et donc les formes de domination des aînés sociaux sur les cadets sociaux.

Cette domination est d’autant plus forte que les aînés sociaux possèdent le pouvoir magique du clan. Celui-ci sert à sanctionner par la maladie ou la mort ceux qui ne respecteraient pas les règles lignagères dont la prestation foncière lignagère est un des éléments.

«Selon la croyance traditionnelle, la terre est sacrée. Il faut donc l’utiliser judicieusement pour assurer le bien-être présent et futur des communautés»110.

Nous pouvons dire que «le régime foncier renvoie aux institutions d’un système interdépendant englobant les dispositions juridiques et contractuelles ou coutumières par lesquelles les individus acquièrent et contrôlent la terre. En fait, «ces institutions sont liées à des systèmes de valeurs et sont ancrées dans un passé religieux, social, politique et culturel».

Bien qu’ils prennent des formes diverses, les régimes fonciers régissent les droits, les devoirs,

110 KASANGA Kasim. Système foncier, accès aux ressources et décentralisation au Ghana, in Gérer le foncier rural en Afrique de l’Ouest, Paris, Karthala, 2000, p.59.

les libertés et l’accès des individus et des communautés à l’utilisation et au contrôle de la terre111

Il faut noter que l’immense majorité des nigériens pratiquent l’agriculture de façon individuelle et en famille. En utilisant le terme «famille», nous ne voulons pas dire que les membres d’une même famille cultivent obligatoirement une parcelle de terre qui est une propriété collective. Pour nous, une parcelle, placée sous le contrôle d’un chef de famille, n’est pas la «propriété» de personne sauf des membres du groupe qui peuvent défendre ensemble leur droit de l’exploiter.

Dans la région de Tillabéry, le chef de famille est reconnu comme l’administrateur des terres sur son territoire, ainsi que l’incarnation de ses valeurs spirituelles et culturelles. En d’autres termes, ce moyen vital de production est une propriété collective dont le chef de famille est le principal gardien. Mais chaque lignée, chaque foyer et chaque individu adulte possèdent une étendue de terre qu’il utilise pour ses propres besoins. Une fois mariés, les hommes attribuent à leurs femmes une partie de la terre dont ils disposent pour qu’elles la cultivent. Mais les femmes célibataires et les veuves n’ont qu’un accès indirect à la terre par le biais des hommes.

- La rente foncière en émergence : c’est une location payée sur une terre achetée par un individu et dont le revenu rentre dans sa caisse personnelle et non dans celle du lignage. La location a une autonomie relative par rapport au système lignager. Elle est déjà à la base d’une accumulation individuelle, même si celle-ci est encore réinterprétée par le système lignager. Elle correspond au développement des rapports marchands et donc à une

«libération» des rapports personnels lignagers en transition vers les rapports impersonnels et individuels de l’économie de marché. On constate, parallèlement, une inflation de la location, comme prestation ou rente, qui suit le développement de la pénétration de l’économie de marché et des échanges cérémoniels nécessaires aux alliances.

Un fait réel dans la région de Tillabéry, politiquement, la conquête et l’appropriation des bonnes terres seront à l’origine du pouvoir politique (détenu par les chefs de village ou de

111 KASANGA Kasim. Op. Cit. p.91.

canton). Culturellement, l’occupation pacifique ou violente des terres va être confortée et protégée par différents mythes dont les plus importants, au plan politique, sont liés à la chasse, donc aux structures économiques lors de la création de la royauté. La sacralisation de l’espace est assurée non seulement par les mythes et les alliances avec les premiers occupants de l’espace, les divinités terrestres ou aquatiques mais encore par les cimetières. Le cimetière est nécessairement situé dans le territoire clanique. Tout individu doit être enterré dans le cimetière de son clan et, à l’intérieur du cimetière, dans le quartier réservé à son lignage.

Parler du territoire clanique, c’est aborder l’aspect juridique de l’organisation de l’espace chez les Songhay.

Juridiquement, les Songhay connaissent plusieurs espaces territoriaux générateurs de droits collectifs ou individuels. Le premier espace territorial est le territoire de la nationalité dont l’intégrité est garantie par le roi et les organes du pouvoir sur le plan extérieur. Sur le plan interne, le pouvoir royal doit assurer l’utilisation par toute la nationalité des parties communes du territoire et le respect des droits territoriaux de chaque clan. Le territoire (de la nationalité) est divisé en territoires claniques; chaque territoire clanique en territoires lignagers, le territoire lignager en villages-cités ou en simples villages, le village en quartiers ou en foyers regroupant une famille étendue placée sous la responsabilité d’un chef.

Dans un village, le travail coopératif dans les activités agricoles, la chasse, la pêche, etc., se fait au sein d’une famille étendue ou des quartiers; il intéresse tous les villageois dans un petit village. Il faut aussi noter les pouvoirs de négociation sur la terre et les évolutions différentielles des régimes fonciers.

«L’accès aux terres en faire-valoir direct est assuré aujourd’hui par héritage ou par achat. De plus, les propriétés collectives deviennent individuelles. L’héritage, d’abord non partagé, l’est de plus en plus souvent entre les héritiers dès le décès du propriétaire, et même parfois de son vivant. Les autres formes d’accès à la terre qui se sont développées sont le prêt temporaire, la location et le métayage qui remplacent le don ou le prêt à durée illimitée. Enfin pour les paysans aisés, l’achat devient un mode de faire-valoir de plus en plus important.112»

112 MONGO R.L., FLOQUET A. Enjeux fonciers, pauvretés et stratégies de survie sur la terre de Barre au Bénin, Cotonou, MPRE/GTZ, 1995, 77 p.

Les différences de modes dominants de faire-valoir d’un village à l’autre sont révélatrices des évolutions spécifiques de chacun des milieux en matière foncière. L’héritage individuel domine encore largement chez les hommes de Kollo et de N’dounga qui ont des disponibilités en terres assez élevées. Bien qu’installés depuis trois générations ou plus sur des terres non attribuées, les hommes de Lamordé sont devenus en peu de temps pour la plupart dépendants de la location et du prêt de terres. Quant à ceux de Dantchandou, ils ont recours à tous les modes de faire-valoir pour compléter leur faible part d’héritage partagé ou non. Chez les femmes, la survivance d’un petit héritage ou de la donation dans trois villages est remarquable. A Lamordé où les hommes s’intéressent peu à l’agriculture, elles ont même la possibilité de se faire «donner» des terres de l’héritage collectif.

En ce qui concerne l’héritage non partagé, dans le village de Dantchandou, il est alors géré par un vieux de la famille, souvent un frère du défunt. Ce vieux alloue des parcelles de culture aux ayants droit qui récoltent par exemple le mil pour son compte. De ce fait, les vieux font tout pour garder le contrôle de la terre. Le non partage de l’héritage est un facteur d’insécurité pour l’exploitant et décourage la plantation et l’investissement. De plus, les modes d’installation des jeunes varient d’une localité à l’autre.

Dans certains villages, l’héritage est partagé et après le décès du père, la terre revient en général à celui à qui il avait été attribué. L’insécurité foncière au niveau de la famille n’est pas apparue comme un problème. Pour les villages de N’dounga et Lamordé, l’héritage reste en partie indivis et géré par un vieux de la famille. Le reste des terres ne suffit pas. Aussi, tous les hommes jeunes n’ont pas la possibilité physique de planter des arbres. Mais si un paysan plante sur une partie de l’héritage non partagé, il peut en récolter les produits et peut espérer se voir attribuer cette part d’héritage.

Et enfin, dans les villages de Kollo et Liboré, l’héritage non partagé concerne une bonne partie des terres. Un vieux de la famille alloue les terres à cultiver aux ayants droit. La lutte interne pour le contrôle de la terre y est féroce et beaucoup d’héritiers partis à l’aventure constatent, à leur retour, que l’héritage a été vendu. Les vieux contrôlent à la fois la terre et les pouvoirs occultes. Ils font tout pour empêcher le partage des terres (car les parcelles vendues en secret seraient connues) et la plantation.

Comme l’a déclaré un paysan: «J’avais planté quarante à cinquante pieds de baobabs dans un coin du domaine collectif en espérant que cela pourrait me permettre de sortir un peu de mon endettement permanent. Mais j’ai dû les arracher de mes propres mains, car on m’a demandé si je suis sûr de rester en vie pour les voir grandir.»

«Ceux qui partent longtemps en migration sont bien davantage presque sûrs de perdre leurs droits. Ils ne sont pas sur place pour constituer un contre-pouvoir de fait. Du reste, lorsqu’ils reviennent de temps à autre au village, ils évitent en général soigneusement de s’intéresser à ces affaires, craignant pour leur vie. Les inégalités à l’accès à la terre sont déterminées par les rapports de force sociopolitiques spécifiques de certains quartiers ou villages, et se reproduisent parce que les victimes préfèrent souvent ne pas les affronter et s’investir dans des stratégies de sortie de l’agriculture, encouragés en cela par le caractère peu rentable et peu sécurisant de l’activité agricole. Une des conséquences de tout ceci est un pouvoir de négociation favorable aux citadins et néo-ruraux acquéreurs potentiels de terres.

Tant que des alternatives hors agriculture s’offrent aux villageois, cela renforce leur désengagement vis-à-vis des activités liées à la terre et consolide une conception du «tout sauf la houe !» Les aînés utilisent parfois cela comme un argument pour se conforter dans leur position d’accapareurs puisque les ''jeunes sont des paresseux''113».

De la diversité dans les marges de manœuvre des «demandeurs» de terres ressort aussi des monographies villageoises élaborées dans le cadre d’un programme de développement participatif de technologies agro forestière. Ce développement de technologies met au devant de la scène la question du droit de plantation pérennes par des non propriétaires : femmes, jeunes n’ayant pas hérité, migrants, locataires. Lorsque la propriété foncière est la mieux assise, parce que basée sur le partage individuel des héritages, et lorsque la vente des terres à des étrangers ne constitue pas encore un enjeu, les marges de négociation des non propriétaires sont les plus grandes. Bien que la terre soit plus abondante en zone de colonisation récente et que les premiers arrivés ne mettent pas en valeur toute la superficie qu’ils se sont délimitée, la question du droit de plantation y est sensible. En effet, la plantation peut permettre aux nouveaux arrivants de revendiquer des terres sur lesquelles les droits de

113 MONGO R.L, FLOQUET A. Op. cit.

propriété sont à peine établis et souvent déjà contestés. Dans ce cas, les marges de négociation des non propriétaires se rétrécissent.

En définitive, les modes d’accès à la terre et les modes de faire-valoir sont le produit de rapports de force, qui se traduisent par l’évolution des institutions foncières locales.