• Aucun résultat trouvé

Chapitre2 : Cadre territorial

2.2 L’unité domestique songhay et le statut des femmes :

2.2.1 Le droit musulman et pratiques foncières au Niger

«Les stratégies utilisées par les juristes musulmans pour concevoir et adapter certaines normes renvoient au système de valeurs et de représentations de la société musulmane elle-même. S’agissant de la question du «territoire», par exemple, nous notons l’effectivité d’une multitude de conceptions qui relèvent d’appréhensions originales de la notion de propriété en

19 PROST André. Statut de la femme songhay, Bulletin de L'IRSH, Niamey, Niger, 1990.

général, de la propriété des droits sur le sol, du rapport à la nature. En réfléchissant sur les règles qui régissent l’appropriation du sol en milieu musulman, cette contribution tente de montrer qu’en la matière le traitement du foncier (en tant que biens immobiliers faisant l’objet de transactions et d’héritage) est bien loin d’être celui d’une société capitaliste au sens moderne du terme20

Le principal mérite des juristes consiste, par ailleurs, à la mise en place de procédés qui ont donné naissance à la création de structures juridiques très distinctes, comme les donations et les legs. Comprendre le sens et les implications de la notion de propriété en droit musulman, c’est, nous semble-t-il, une étape nécessaire pour saisir les spécificités des pratiques foncières liées, dans ce milieu, au système de transmission du patrimoine foncier.

En se référant au concept de propriété en droit musulman de Adel Ben Nasser 21: Dans les textes classiques du droit musulman, la propriété n’est pas un «droit» dans le sens moderne du terme. Chez les juristes musulmans classiques, la propriété se confond avec la chose qui en fait l’objet. Ce qu’ils mettent en relief, c’est bien l’objet et non le sujet de la propriété. Quand l’objet de la propriété appartient à quelqu’un, il acquiert une qualification de milk. Celui-ci consiste en une «relation de droit (ittisal char’i) entre une personne (insan) et une chose (chay’), permettant à cette personne d’en disposer et empêchant toute autre personne de le faire. Quant à la chose (chay’), avant toute appropriation, elle n’est considérée comme un bien (mèl) que lorsqu’elle devient susceptible d’appropriation, c’est-à-dire capable de fournir une utilité quelconque en cas de besoin. Il est donc question d’une chose pouvant être possédée et gardée pour être utilisée. Un tel bien ne peut être, en conséquence, qu’une chose matérielle susceptible de possession prolongée. C’est précisément cette chose qui peut faire l’objet d’une propriété (milk). Une fois la chose rentrée dans la propriété de quelqu’un, celui-ci peut en disposer (tasarruf). Il faut toutefois souligner que cet acte de disposition est loin d’être l’aliénation, au sens d’abusus issu du droit romain. En droit musulman, est considéré acte de disposition tout usage ou tout avantage tiré de la chose.

20 MILLIOT Louis. Introduction à l'étude du droit musulman, Paris, Sirey, 1970.

21 ABDEL Ben Nasser, Droit musulman et pratiques foncières en Afrique de l’Ouest, Paris, Droit et société, n°

15, p.684.

Il faut noter que du coup, la propriété ne repose plus uniquement sur un objet matériel.

Cela veut-il dire qu’elle est en train de se transformer en un droit ayant pour objet la chose d’autrui ? La réponse est sans doute négative car il ne s’agit pas là d’un droit proprement subjectif. En effet, «le contrat qui confère à une personne la jouissance d’une chose appartenant à autrui n’accorde pas à cette personne un droit à l’encontre du propriétaire»22.

Tout en ayant recours à des fictions juridiques, c’est bien la chose qui demeure l’objet d’une propriété. Par ailleurs, et sachant que le bien ne peut être que corporel en droit musulman, les créances n’y sont pas alors transmissibles. Il se trouve, cependant, que le droit de passage, le droit de puisage ou d’écoulement des eaux peuvent être cédés avec le fond dominant. Les situations juridiques qualifiées de «droit», sans être des biens au sens islamique du terme seront désormais susceptibles d’être aliénées comme des biens. Ces situations vont être considérées comme des propriétés, mais de second degré.

La spécificité du droit musulman en matière de propriété peut être aussi conçue à partir des caractéristiques des notions de propriété et de droits.

En droit musulman, les espaces non occupés (la brousse, etc.) font l’objet de plusieurs définitions. Pour l’école chafiite (fondée par l’imam Chafii d’Egypte, mort en 820.), est considérée comme terre morte tout espace non habité, même s’il fait partie intégrante d’une agglomération. Pour les hanéfites (l’école de l’imam Abou Hanifa de Koufa en Irak, mort en 795), c’est tout ce qui est loin des espaces urbains et qui manque de points d’eau.

L’appropriation de ce type de terres est conditionnée par leur vivification. Cette règle est souvent rattachée à un propos du Prophète : «Celui qui vivifie une terre morte en est le propriétaire». Selon Malek (l’imam Malek de Médine, mort en 795.), la vivification de cette terre revient en priorité à ceux qui la côtoient. La nature de cette intervention est déterminée par le but pour lequel elle est destinée. Ainsi, si l’on souhaite les vivifier pour des fins d’habitation, l’action à entreprendre serait sous forme de construction de maisons, de locaux, etc. S’il s’agit de les cultiver, il faudrait alors réunir trois conditions : d’abord, les assiéger;

ensuite, leur fournir l’eau nécessaire; enfin, les labourer. C’est là précisément une conception qu’on peut trouver chez tout sédentaire (comme l’ethnie Songhay). En effet, pour ces derniers, la valorisation de la terre notion employée souvent pour légitimer son appropriation

22 Al Jurjani, 1973, Ta’rifat, cité par Chafiq Chehata, in Etudes de droit musulman, Paris, PUF, 1ère éd., p. 178.

signifie la défricher, la cultiver, la planter… De ce point de vue, territoires organisés pour la pâture extensive sont considérés comme une terre vacante et sans maître, une terre morte laissée stérile et inculte, un espace non exploité. Cette définition fut souvent mobilisée dans les interventions étatiques comme justification pour confisquer ou annexer des terres vierges en vue d’une mise en valeur selon la logique sédentaire.

«Par ailleurs, le droit musulman qualifie l’eau et l’herbe, ressources du nomade, de possessions primaires. Derrière cette catégorisation figure un présupposé assez distinct : l’organisation territoriale nomade ne résulte pas d’un travail. En fait, les éleveurs et leurs troupeaux vivent du milieu naturel non transformé. Cette constatation permettrait, nous semble-t-il, de remonter à la logique initiale de la maîtrise du foncier en milieu musulman. A l’intérieur de celle-ci, les hommes n’y sont considérés comme propriétaires permanents du sol, mais comme les utilisateurs ou les usufruitiers. On y convient également que tout individu peut défricher, dans la mesure des terres disponibles et en se conformant à un certain nombres de règles. Ces règles d’accès au foncier paraissent relativement souples puisqu’elles s’appliquent à un milieu ouvert et à des terres utilisées de façon permanente23

Néanmoins, les droits sur les terres nigériennes vont donc s’inspirer de la règle coutumière. Pour un peul nomade par exemple, le territoire se définit par rapport aux éléments qui le rendent viable, à savoir les points d’eau permanents, les parcours d’exploitation rationnelle des pâturages et les axes de circulation utilisés pour les échanges commerciaux en particulier. Et contrairement à la propriété foncière privative, laquelle est fondée, entre autres, sur la notion d’usus et abusus, le sol en lui-même, selon la vision peul, n’est pas l’objet d’une appropriation privée. C’est ainsi que les éleveurs, une fois la récolte achevée, s’installent

«tout naturellement» sur les champs avec leurs troupeaux sans solliciter de permission. Ce type d’usage de la pâture est cependant interprété par les législateurs modernes (ainsi que par de nouveaux agriculteurs sédentaires) comme une atteinte à la propriété. En somme pour un nomade Peulh, le territoire exploitable est celui qui s’étend de son parcours exploité habituel à tout l’espace fédéral. Car, pense-t-il, une fois que les usufruitiers ont prélevé leurs droits du sol, rien n’est plus en mesure d’entraver la marche des hommes et de leurs troupeaux.

23 GARDET Louis. La cité musulmane. Vie sociale et politique, Paris, Vrin, 1954, p.90.

Pour des règles de transmission du patrimoine foncier, selon le droit musulman, une fois mises en valeur, les terres utilisées vont faire partie d’un patrimoine soumis à un régime successoral qui correspond à un archétype ayant pour source première un idéal coranique.

Ainsi, les principales règles relatives aux successions sont contenues dans le Coran, précisément dans la sourate IV dite «Des femmes» (An Nisa), aux versets 7 à 176. Cependant, si l’essentiel des textes directement applicables tient dans quelques versets, les jurisconsultes (fuqaha) ont dû avoir recours à d’autres versets subsidiaires et même à d’autres sources extérieures au Coran pour fonder la construction juridique qu’ils ont élaborée.

Pour prétendre à un héritage, il faut jouir de la qualité d’ayant droit. En droit musulman, celle-ci est basée sur la parenté et sur la possession de statut d’époux ou d’épouse.

La parenté implique aussi bien les ascendants que la descendance, ainsi que les collatéraux dans les diverses lignes (consanguins, utérins et germains). Une règle générale dans ce système exige qu’en présence d’hommes et de femmes, les premiers prennent une part double à l’exception de certains cas jouant dans la ligne utérine. Dans ce système, l’héritier est considéré également comme un successeur aux biens, et non pas à la personne; d’où, il ne peut renoncer à une succession; il a simplement la faculté de se faire substituer par quelqu’un, qui reprendra ses droits et ses obligations dans la procédure d’héritage.

Pour clôturer la formalisation du système de succession, les juristes musulmans ont dû inventer la notion de hajb (empêchement, exclusion). On distingue deux sortes de hajb: d’une part, le hajb birman, qui consiste à un système d’exclusion totale pour les ayant droit qu’il frappe. D’autre part, le hajb naqsan, situation qui provoque la diminution de la part de celui auquel on l’applique. Or, il se trouve que c’est justement par le biais de ces deux procédés que les acteurs interviennent pour faire valoir des considérations (droit) ne figurant pas dans les énoncés explicites.

Ainsi, nous souhaitons attirer l’attention sur le fait suivant : l’esprit juridique en milieu musulman est nettement imprégné par une logique communautariste (le prisme du groupe avec son capital culturel). A cet égard, la notion de chefaa (droit de préemption) peut nous servir d’illustration. Celle-ci consiste en la faculté, pour tout membre d’une indivision, de racheter la part vendue par un autre co-indivisaire à un tiers. Cette institution que l’exégèse

juridique considère comme un droit réel et non un droit personnel, s’analyse dans la dynamique de la société musulmane en tant que virtualité de défense d’un groupe d’individus vivant sur une même terre, plutôt qu’en une volonté de ne pas morceler un patrimoine.

Autrement dit, contrairement à l’esprit du droit positif actuel qui appréhende le fonds d’une manière impersonnelle, en tant qu’objet d’appropriation privative par un individu désincarné, le statut immobilier, en milieu musulman, se réfère systématiquement et de façon implicite à la survivance de l’unité humaine.

Par ailleurs, il importe de noter que la chefaa s’oppose à la libre circulation des biens, et qu’elle restreint l’importance de l’activité de l’individu, unité économique de base.

Notons enfin que la chefaa, droit local, est en dépérissement progressif mais pas en destruction totale.