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ORGANISATION FONCIERE ET ACTIVITES AGRO- AGRO-PASTORALES

III L’ORGANISATION ACTUELLE DES TERRES DANS LA REGION DE TILLABERY

3.7 Bref aperçu de l’espace et l’organisation foncière Songhay :

«La conception qui préside à l’organisation foncière est globale. Elle s’applique à la fois à l’espace et aux relations sociales et fait ainsi référence à une totalité dynamique, l’organisation sociale. Il faut souligner que l’espace fait l’objet non pas d’une dichotomie mais d’une double formalisation. Il y a la dimension «foncière cultivable» et la dimension

«foncière habitable» dont l’organisation est différente.115»

La dimension «foncière habitable est, par excellence, le village. La façon de le concevoir est bien rendue par les récits d’implantation qui donnent une image souvent mythique de sa création. Dans ces récits nous remarquons que, quand le groupe s’implante, il délimite l’espace sans pour autant le concevoir avec une centralité. Il n’y a pas un espace centré mais des espaces éclatés et, en même temps, regroupés pour former une entité.

Ainsi, il existe en dehors du village un espace, le cimetière, qui est un des premiers espaces que l’on délimite lors de l’implantation du village. Il ne faut pas oublier en effet que

115 WANE Mamadou. L'espace et l'organisation foncière Toucouleur, Paris, LAJ.P, Uni., 1980.

les Songhay sont une des populations les plus anciennement islamisées du Niger, et ceci explique déjà l’importance du cimetière. Mais il faut également lier cette délimitation à une autre idée, relative à la durée ou au caractère définitif de l’implantation. Les songhay se considèrent seulement comme des hôtes dans cet espace et conçoivent leur implantation comme temporaire même si elle peut durer cent ou deux cents ans. On est toujours temporairement installé dans le village tandis qu’on a la certitude d’aller, après ce temps de vie, reposer dans l’espace du cimetière de façon définitive. Le cimetière est donc le premier espace que le groupe délimite. Il est aussi, et par excellence, un espace sacralisé. C’est un des endroits qui ne sera jamais déplacé, sauf en cas de force majeur… Sinon, son implantation est définitive. Par ailleurs, il s’agit d’un terrain envers lequel on a toujours une certain respect, ne serait-ce que parce qu’on est sûr d’aller un jour rejoindre ceux qui y sont enterrés.

«Après l’implantation du cimetière, le village délimite les implantations résidentielles, qui se font en général par affinités lignagères. Ces espaces sont à la fois clos en englobant un groupe de parenté et ouverts parce que ce groupe a le souci de se mettre en relation avec les autres groupes de la grande communauté. Car, à côté de la parenté fondée sur le sang et qui organise les rapports dans les concessions, il y a également un autre type parenté, fondée sur l’habitation et la résidence, et qui est la parenté de village où l’on va lire également les rapports sociaux impliqués par l’espace cultivé.116»

Le second type d’espace, que l’on appelle souvent «la brousse», contient les champs et d’autres espaces qui ne sont ni les champs ni des espaces mis en valeur. C’est à propos des champs que l’on trouve dans son sens restrictif l’organisation foncière, exprimant spatialement des relations sociales. C’est dans ces champs que sont délimitées des parcelles qui appartiennent à un lignage et qui sont gérées très souvent de manière collective. Cette conception fera du chef un gestionnaire. Le patriarche aura, dans le cadre de sa gestion, à redistribuer les terres d’abord à l’intérieur du lignage et ensuite à l’extérieur. En effet, il y a un processus qui permet à un étranger qui arrive de s’intégrer. Par cette intégration dans le groupe, le terrain reçu comportera plus ou moins de charges ou d’obligations.

116 WANE Mamadou. Op. Cit.

En effet, ces populations songhay continuent à se référer à la façon selon laquelle elles se sont implantées et à vivre les liens qu’elles ont tissés entre elles à la lumière de leurs conceptions des rapports de l’homme à la terre. Leur conception prédominante de la terre est que cette terre est un «bien commun» qu’il faut continuer à partager. En tant que musulmans, ils rattachent cette attitude à leur croyance selon laquelle la terre est un don de Dieu, mis à la disposition de la communauté pour le bien-être collectif. Cette dimension sacrale n’interdit cependant pas qu’à l’occasion de ces partages que certaines personnes soient autorisées à répartir ces terres moyennant finances.

Dans les régions songhay, par exemple, il n’y a pas une parcelle de terre qui, puisse être revendiquée en tant que terres vacantes ou sans maître parce que les populations ont rapidement compris l’esprit de la nouvelle législation pour profiter de la moindre occasion pour faire certifier leurs droits devant les tribunaux coloniaux ou étatiques contemporaines.

Ces droits ont été ainsi reconnus, non pas au titre individuel mais le plus souvent au nom du lignage. Les tribunaux coloniaux reconnaissaient une certaine entité juridique avec la personnalité morale. C’était souvent la famille et cela lui donnait une sorte de droit de propriété. Ainsi, toutes les terres de la région de Tillabéry ont pratiquement fait l’objet d’un jugement déclaratif ou de constatation de titre foncier. Et les populations utiliseront ces titres fonciers à chaque fois que l’Etat nigérien veut, dans l’esprit de la loi sur le domaine national, pour réclamer telle ou telle terre ou y mettre telle ou telle personne.

Il faut noter que l’individu exerce ses droits fonciers dans le cadre d’un village.

Le droit de propriété individuelle est encore limité par le statut juridique de chaque individu dans le clan et dans le village mais aussi du statut du clan lui-même dans la société songhay.

Or, le statut juridique du clan ou de l’individu dépend du statut social qui est lui-même lié au problème de la terre. Socialement, les Songhay distinguent, en fonction du statut économique et politique, des clans supérieurs et des clans inférieurs, les premiers étant ceux des

«burkines» (nobles), les seconds ceux des «baignas» (captifs). Les membres du clan

«burkines» se considèrent comme nobles et ont des droits fonciers importants, ceux du clan

«Baignas» ont un statut inférieur, assimilé à celui des esclaves et n’ont pas de droits fonciers parce que leur clan n’a pas de terres; il apparaît que le statut social de l’individu dépend du

statut social de son clan, lequel dépend de l’appropriation ou de l’absence du bien le plus important, la terre.

Le statut social de l’individu dépend aussi de sa naissance sur les terres du groupe ou de son rattachement aux dites terres. Mais le statut d’homme libre ne donne pas automatiquement la plénitude des droits fonciers; l’aîné a toujours plus de droits que le cadet;

le riche (selon les époques, le riche est celui qui a beaucoup d’épouses, d’enfants et d’esclaves, ou celui qui a de l’argent ou fait du commerce) aura plus de droits que le pauvre.

Le riche est souvent un propriétaire «d’esclaves» ou d’autres biens de valeurs ou un chef de famille, homme libre par excellence; il atteint le stade de noble lorsque l’abondance des biens fait de lui un homme généreux capable de thésauriser, de faire fructifier, de distribuer et nourrir le groupe. Du point de vue des rapports de production, les activités économiques liées à la terre relèvent des couches inférieures, les fonctions de commandement, de capitalisation des richesses et de leur redistribution, des couches supérieures.

Si l’homme libre tient ses droits fonciers de son appartenance à un clan ayant un territoire et à ce territoire lui-même, il n’en est pas de même de l’esclave. L’esclave est l’individu qui a perdu le statut «d’enfant de la terre», qui a été «coupé» de sa terre et quittant ce groupe dont dépend sa terre; il est certes artificiellement rattaché à un groupe, le clan de son maître, mais il n’a pas un lien biologique, et donc pas de lien direct avec la terre, c’est un lien indirect qui dépend de la volonté de son maître qui lui a le droit de vie ou de mort sur l’esclave. Celui-ci est souvent chargé de faire la chasse, la pêche pour son maître, il travaille et surveille les plantations de son maître. Son statut s’améliore et change en fonction de ses rapports avec la terre.

Un exemple d’un esclave changeant de statut. Il est affranchi parce qu’il est le fruit de plusieurs générations de descendants d’esclaves, ce qui lui permet d’accéder au statut d’homme libre.

L’affaire117 : Il y a 130 ans, un nommé D.M. a octroyé une partie de ses champs à un de ses esclaves A.S. qui, selon le témoignage de ses descendants, aurait racheté sa liberté avec du mil. En reconnaissance de ses loyaux services, son maître lui aurait donné sa fille en mariage.

117 GADO Boureima Alpha. Gestion des ressources naturelles et problèmes fonciers au Niger, Niamey, 1995, p 12.

En raison des relations matrimoniales, les descendants de l’ancien esclave libéré A.S. ont hérité de plusieurs champs et d’animaux. Au cours de la famine de 1932, plusieurs des héritiers de A.M., l’ancien maître, ont quitté le village. Ce sont les enfants de A.S. qui ont régulièrement payé l’impôt pour la famille de D.M. auprès des autorités. Aujourd’hui encore, les descendants de D.M. mettent en gage leur terre. Deux de ces descendants, K. et L., nous disent de quitter leurs terres parce que nous sommes des descendants d’esclaves. Ils disent que les captifs (baignas) n’ont pas de champs. Ils ont organisé un conseil de famille pour partager les terres sans nous consulter et sans nous associer. Le contentieux a été signalé au chef du village qui nous a réunis en présence de l’imam qui a dit ceci : «Du vivant de votre père, il n’a jamais été question de partage de terre ni d’empêcher aux descendants de l’ancien esclave de votre père de travailler les champs.» Le chef de village a remis en cause le partage effectué. Les champs ont été partagés entre nos différentes familles, comme tout le monde était d’accord, l’imam a donné la « fatia ». Mais un de leurs frères revenu de Côte d’Ivoire a dit qu’il n’est pas d’accord parce que le partage a eu lieu en son absence. L’affaire a resurgi.

Nous avons été convoqués au niveau du canton parce qu’il n’était pas d’accord avec la décision du chef de village. Ils veulent que nous abandonnions nos terres, le village, le canton pour aller où ? C’est vrai, ils sont nos anciens maîtres, mais ils veulent arracher nos biens, peuvent-ils nous ramener où ils ont pris notre grand-père ?

Il s’agit là d’un conflit d’héritage, né d’une revendication de propriété par la remise en cause d’un don qui n’a pas été constaté par un mode de preuve établi au moment de l’acquisition. L’enquête effectuée au niveau du village et des ménages concernés a permis de reconstituer l’itinéraire de ce conflit qui a passé par trois niveaux d’arbitrage :

Le premier niveau d’arbitrage a été l’instance familiale.

A ce premier niveau, l’existence d’une relation matrimoniale entre les deux parties en conflit a permis de mener une tentative de conciliation qui a échoué. La tentative de conciliation au niveau de la famille a été sans succès en raison d’une absence de cohésion, qui permettait jusqu’ici de contenir les revendications de propriété. Suite à cet échec, l’affaire a été portée au niveau du chef de village.

Le deuxième niveau d’arbitrage a été l’instance villageoise.

A ce niveau apparaît le rôle de l’autorité religieuse, l’imam de la localité. Cette autorité religieuse, très respectée dans tout le village, joue un rôle important dans la résolution des conflits en raison de la très forte influence de l’islam sur les pratiques. On peut même dire qu’à l’échelle du village (en cas d’échec de conciliation à l’amiable), le règlement des litiges se résume à ce que dit le coran. Dans le cas présent, suite à l’accord intervenu entre les deux parties, l’islam (afin de prendre l’assistance à témoin) a prononcé une «fatia» rituelle.118Dans un premier temps, le conflit a pu être contenu au niveau du chef du village. Le retour de la Côte d’un des ayants droit oublié dans le partage et qui a exigé sa part a fait resurgir le contentieux. Le chef de village, dont l’arbitrage a été contesté, s’est déclaré incompétent, et a envoyé les protagonistes au niveau du chef de canton.

La troisième étape a conduit les plaignants à la cour du chef de canton.

La loi reconnaît aux chefs de canton le pouvoir de conciliation en matière coutumière. «Il règle selon la coutume l’utilisation par les individus ou les formes d’utilisation des terres et des espaces».119 Au moment du règlement de l’affaire, le chef coutumier était assisté par les différents témoins, le chef du village concerné, quelques sages, l’imam de la mosquée et un secrétaire de séance (respectant ainsi les règles de procédures exigées en la circonstance par les dispositions du Code rural). Il a écouté les dépositions des deux parties, puis leurs témoins120 respectifs avant de conclure les débats en ces termes :

«Dans notre tradition, entre le maître et son esclave, il n’y a pas de partage de champ : le captif jouit de tous les avantages de son maître. Tout ce que le maître possède appartient à l’esclave. Par conséquent vous ne pouvez pas les chasser des terres mais vous pouvez si vous le désirez exiger une dîme locative». C’est sur ces mots que la séance fut levée. Cette déclaration finale tenant lieu de résultat de la conciliation a été consignée dans le registre de procès-verbal. Si l’une des parties met en doute l’impartialité du chef de canton, elle peut

118 Il arrive qu’à ce stade une des parties n’ayant pas accepté le jugement rendu s’engage à faire le serment coranique qui reste une pratique assez rare et lourde de conséquences pour la famille du plaignant qui accepte de s’y soumettre.

119 Loi n°93-28 du 30 mars 1993 portant statut de la chefferie traditionnelle au Niger.

120 Selon le chef de canton de Birni, le plaignant et le défenseur sont habituellement accompagnés de trois témoins chacun parmi lesquels on recommande les propriétaires des champs voisins.

faire appel et aller témoigner au niveau de la commission administrative de règlement des litiges où siège également le chef de canton.

Beaucoup de plaignants estimant inutile de saisir cette commission administrative et portent plainte à la justice de paix. C’est ainsi que le tribunal de Boboye a été saisi de cette affaire. Les conditions dans lesquelles se passent les séances de conciliation des parties montrent que, dans certains cas, «les chefs coutumiers arbitrent les conflits au coup par coup, sans pouvoir s’attaquer aux causes et sans pouvoir contenter jamais personne. A l’échelle de son entité administrative (le canton), il n’y a ni partage, ni division du pouvoir judiciaire»121.

Il faut dire que des arbitrages réalisés par des autorités légitimes disposant de suffisamment de pouvoir, dans le cas du Boboye, le dysfonctionnement réside non seulement dans l’existence de plusieurs instances mais surtout dans l’absence d’articulation entre les instances. Les instructions officielles en matière de résolution des conflits fonciers sont soutenues dans l’ordonnance fixant les principes d’orientation du Code rural. Pour juger en la matière, les chefs de canton ont une double légitimité. En proclamant que la propriété coutumière peut résulter de l’attribution à titre définitif de la terre à une personne par l’autorité coutumière compétente (Article 9 de l’ordonnance portant principes d’orientation du Code rural), le Code rural légitime le contrôle et la gestion du foncier rural par les chefs coutumiers que leur a reconnu l’administration coloniale, mais qui a été, pour un temps, remis en cause pendant le régime d’exception de 1974 à 1987. En proclamant que le chef traditionnel dispose du pouvoir de conciliation des parties en matière coutumière civile et commerciale, la loi confirme le chef de canton dans ses prérogatives de représentant de l’autorité administrative et judiciaire. Du fait de cette double légitimité, ses décisions ne sont jamais (ou rarement) contestées publiquement.

Ainsi, dans un domaine sensible, le pouvoir des chefs traditionnels est désormais légitimé en tant qu’autorité incontournable dans le règlement des litiges fonciers. L’égalité du droit écrit et du droit coutumier place le chef traditionnel et le magistrat sur le même pied d’égalité en matière foncière.

121 DE SARDAN Jean Pierre Olivier. Chefs et projets au village, Bulletin de l’APAD, n° 15, Niamey, 1997, p 6.

Enfin, pour le paysan, les conditions d’un arbitrage durable sont loin d’être garanties dans ce contexte juridique marqué par l’omniprésence des autorités administratives et/ou coutumières.

Ces conditions font qu’un grand nombre de paysans hésitent avant de faire appel de la décision d’un chef de canton à la justice ou au sein des commissions administratives.