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2.2 Un regard dans le pr´ esent

2.2.8 Le regard humain, le regard de l’autre

En parcourant `a pied le village nous avons rencontr´e les gens, les villageois. Le plus souvent, on rencontre des gens qui se d´eplacent `a v´elo, `a pied ou en charrette `

a chevaux. On rencontre aussi des gens assis sur un banc. Devant les maisons et, `

jours d’´et´e notamment, on peut voir deux ou trois personnes assises pour parler, pour ´echanger. Les dimanches (un peu moins les jours f´eri´es) sont les jours par excellence o`u toutes sortes de gens sortent de la maison pour rencontrer des gens et parler avec les voisins. Il y a aussi des rencontres plus nombreuses, `a quatre-six personnes, d’habitude autour d’un jeu de cartes. Dans toute la partie ouest de la Roumanie, les cartes de jeux sont de provenance autrichienne, hongroise, diff´erentes des cartes classiques des autres r´egions. Le banc est souvent l’endroit privil´egi´e pour de toutes ces rencontres spontan´ees.

Ce sont les vieillards, le plus souvent, qu’on peut rencontrer sur un banc. Par leur attitude tranquille et satisfaite, il semble que leur place consacr´ee dans la vie du village soit l`a, sur un banc. Pour les vieux du village, l’´echange et le bavardage dans la rue sont, en l’absence de toute occupation professionnelle, la mani`ere naturelle de se divertir, un loisir accessible `a leur ˆage. Les membres des autres g´en´erations sont plus pr´eoccup´ees par le travail, elles sont plus dynamiques et ne restent pas longtemps assis sur un banc. S’ils ont du temps libre, ils ont une autre fa¸con de le mettre `a profit : devant la t´el´e, dans un bar, ou mˆeme en allant en ville.

On rencontre aussi dans les rues du village des chariots `a chevaux, des tracteurs agricoles, des voitures qui sont un moyen de se d´eplacer `a l’int´erieur du village ou un moyen de transporter des mat´eriaux, des marchandises. Il y a aussi une possibilit´e de contact avec ces gens, mˆeme si moins direct, parce que les villageois se connaissent et se reconnaissent d’apr`es le v´ehicule et ´echangent alors des signes de salutation. S’ils sont en chariot, ils peuvent mˆeme ´echanger quelques mots.

Dans toutes ces rencontres, nous sommes tr`es vite ressentis, en tant qu’´etranger, que nous ´etions regard´e et, de plus, analys´e. En tant que chercheur, nous sommes all´e sur le terrain avec l’intention d´eclar´ee de regarder et d’analyser, mais nous nous sommes bientˆot rendu compte que le terrain, le village nous regarde et nous analyse `a son tour, grˆace `a une capacit´e spontan´ement constitu´ee et mobilis´ee dans certains contextes. Quand j’ai parcouru les rues du village, j’ai pu noter l’attention que les villageois me prˆetaient, noter le regard de l’autre : regard humain de qui

cherche `a ´etablir un premier contact et `a obtenir une premi`ere connaissance sur l’autre personne, l`a devant lui. Dans un tel village, ce besoin de contact humain est probablement tr`es grand, si l’on songe que, en parcourant une rue de 500-1000 m on ne rencontre, dans un jour ordinaire, que 3 `a 5 personnes.

Alors le regard de l’autre est l`a ; il nous accompagne, mˆeme si l’autre se tient de l’autre cˆot´e de la rue. Le regard nous suit longtemps, jusqu’au moment o`u il trouve dans notre apparence les ´el´ements d’une premi`ere r´eponse `a son interrogation bien naturelle : qui est-ce, et que veut cet inconnu ? Dans ce village, cette attitude de curiosit´e s’accompagne d’une attitude de r´eserve et d’expectative de la part des villageois. Ils ne saluent pas souvent un ´etranger. Ils attendent que l’autre prenne l’initiative le premier, qu’il ”se montre” le premier. Ensuite, ils r´epondent poliment, amicalement mˆeme, et quelques fois ils commencent `a discuter, surtout les personnes ˆ

ag´ees).

C’est la premi`ere chose que nous avons relev´ee, au titre de condition pour l’´etude de ce village : il faut se montrer en tant que personne, il faut sortir et assumer son caract`ere humain pour pouvoir communiquer le plus ouvertement possible, en res- pectant les habitants et les valeurs villageois. Nos consid´erations th´eoriques initiales, lorsque nous avons pr´epar´e cette ´etude : rigueur scientifique, primaut´e de la m´ethode et outils m´ethodologiques ont ainsi ´et´e relativis´ees d’autant, et fortement nuanc´ees. Le regard dont le chercheur est l’objet est plus accentu´e si plusieurs personnes sont assises sur un banc et parlent entre elles. Les passants et tout ce qui se d´eplace dans la rue sont un tr`es bon sujet qui peut nourrir bien des discussions. Pourtant, les discussions vraiment passionnantes et qui d´eterminent certaines personnes `a rester plusieurs heures sur un banc ne portent pas sur ce qu’on voit dans la rue, mais sur ce qui se passe dans les maisons des villageois, dans l’intimit´e de l’alcˆove conjugale ou au sein des familles.

Il serait int´eressant d’´etudier le r´epertoire, la typologie et le classement des sujets et des personnages qui nourrissent le plus les discussions conviviales au bord de la rue ou autour d’un caf´e amical. Le prˆetre, sa famille et leur conduite occupent certai-

nement une des premi`eres places, `a cˆot´e d’autres personnages importants du village, par exemple tel ou tel m´edecin, patron ou fonctionnaire. Les possibles fian¸cailles, mariages, divorces, les maladies, les d´ec`es ou les diff´erentes tensions familiales ou entre villageois parviennent tr`es vite aux oreilles de toute la communaut´e `a travers ces instances collectives que sont le voisinage, les visites et les rencontres amicales dans la rue.

La complicit´e autour du banc fonctionne comme un in´epuisable instrument de communication collective. Il s’agit l`a d’une fonction d’information de la conscience communautaire, une fonction naturelle, spontan´ee, propre au village, et qui consti- tue en mˆeme temps une instance critique collective. Il existe plusieurs formules - mod`ele, qui illustre cette double fonction : ”Tu as entendu ce qui s’est pass´e hier soir chez les X ?” ou ” Est-ce que tu sais que Y a d´epens´e tout son salaire au restaurant pour l’alcool et pour les jeux ? Sa femme veut maintenant le quitter. Elle a raison. Il a ´et´e toujours un fieff´e paresseux. En fait, qu’est ce que tu peux attendre d’une telle famille ? Ils ont toujours eu des probl`emes. Elle n’aurait pas dˆu l’´epouser !”

Au cours de l’´etude sur le terrain, nous avons rencontr´e plusieurs formes pa- rall`eles de manifestation de cette fonction informative et critique de la conscience communautaire. Plusieurs de nos interlocuteurs ont fait allusion aux vieilles femmes `

a l’´eglise, qui observent et commentent les autres personnes, d´etaillant les gestes, les habits ou tout ce qui se passe et surtout ce qui sort du commun. De ce point de vue, l’´eglise, en tant qu’espace de rencontre, constitue un lieu tr`es propice pour la mani- festation de la vie collective et pour l’entretien d’une sorte de conscience collective. Elle est, semble-t-il, le lieu par excellence de formation de cette conscience.

La liturgie du dimanche matin est parmi les principales -et rares- occasions o`u les villageois peuvent se rencontrer en grand nombre et rester ensemble, d´echarg´es de toute autre obligation, pour ´echanger entre eux des choses qu’on ne peut pas ´

echanger autrement. Pour un village pauvre en institutions publiques : salle de cin´ema, salles de sport, de th´eˆatre, de spectacles, march´e etc., la pr´esence `a l’´eglise repr´esente une modalit´e exceptionnelle de rencontre. Ici, on a la possibilit´e de ren-

contrer des gens qu’on ne peut pas rencontrer pendant la semaine.

De ce point de vue, l’´eglise est un important centre de production et de diffusion de la communication, d´ecisif pour la socialisation dans le village.

Mais elle n’est pas la seule. Les bars locaux ne permettent pas `a autant de personnes de se rassembler en une seule fois en un seul endroit, mais ils sont tr`es fr´equent´es. Ce sont des lieux de consommation, mais aussi des lieux de rencontre et de socialisation pour certaines cat´egories de villageois. On peut mˆeme dire qu’ils sont d’abord des lieux de rencontre puisque, dans le village, il y a peu de familles qui n’ont pas d’alcool ou de la caf´e `a la maison.

La possibilit´e de pr´eparer ou de se procurer l’alcool est tr`es importante dans le r´eseau paysan de cette r´egion situ´ee aux abords des vergers et des vignobles. L’alcool le plus consomm´e dans cette r´egion est l’eau de vie de prune, puis viennent la bi`ere et le vin. On consomme aussi, selon un patron de buffet, du caf´e et des boissons rafraˆıchissantes. L’alcool est le produit le plus consomm´e. Il n’y a, dans le village, aucun restaurant v´eritable pour servir des repas chauds. Dans le p´erim`etre du vil- lage, l’id´ee de prendre le repas ailleurs qu’`a la maison est compl`etement absente.

Nous pouvons remarquer une concurrence entre l’Eglise (les trois Eglises du village) et le bar comme lieux de r´eunion. Au fond, il s’agit d’un conflit entre deux types de mentalit´e, entre deux mod`eles culturels assez exclusifs et antagonistes, que nous allons d´etailler dans la troisi`eme partie de cette th`ese, d´edi´ee `a la typologie des paroissiens.