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2.3 La paroisse

2.3.6 La divine Liturgie

On entend souvent ceux qui fr´equentent l’Eglise dire : ”on va `a la sainte Eglise” ou ”`a la sainte Liturgie”. D’autres n’ajoutent pas l’adjectif ”sainte”. On peut donc consid´erer que cette expression est r´ev´elatrice de la pi´et´e des fid`eles de cette paroisse. Apr`es avoir arrˆet´e, le soir pr´ec´edent, avec le prˆetre F, les d´etails du d´eroulement de la sainte Liturgie, j’y ai particip´e le dimanche 4 aoˆut 2003. A 9 heures du matin commencent les matines. Il y a dans l’´eglise seulement quatre personnes, `a part le prˆetre : les chantres et le sacristain, c’est `a dire le ”personnel” de l’´eglise. Le sacristain, ˆag´e d’environ une quarantaine d’ann´ees, est habill´e d’un blue-jeans et d’un t-shirt imprim´e, tandis que les chantres, tous ˆag´es de plus de soixante dix ans, sont vˆetus d’une chemise et d’un pantalon. Je suis accueilli amicalement par le prˆetre et ensuite par un des chantres qui m’offre, avec hospitalit´e, une place dans la stalle, `a cot´e de lui. Dans l’´eglise arrivent, petit `a petit, jusqu’`a la fin des matines, une trentaine de personnes, en majorit´e des vieilles femmes.

Ensuite, `a 10 heures 15, commence la sainte Liturgie proprement dite. A pr´esent, les r´eponses liturgiques sont donn´ees par une chorale compos´ee de 10-15 enfants situ´es dans la tribune du fond de l’´eglise. La chorale est dirig´ee par le professeur de religion de l’´ecole du village. Les hommes portent presque tous des chemises blanches, et les vieux ajoutent quelques fois une veste noire courte. On distingue le groupe de la famille qui est venue pour une comm´emoration : il portent tous des

vˆetements noirs de deuil. Les autres fid`eles portent d’autres vˆetements et d’autres couleurs. On distingue tout de suite les jeunes, qui portent des habits plus color´es. Les femmes qui ont d´epass´e un certain ˆage portent plutˆot le noir. Le fichu est assez rare, et on comprend tout de suite que c’est un autre signe d’une religiosit´e plus accentu´ee. Ce sont les vieilles femmes et la femme du prˆetre qui le portent. Leur gestes rituels (signes de la croix, prosternations) aussi sont aussi plus visibles.

Il y a une diff´erence entre les hommes et les femmes dans leur positionnement dans l’´eglise : les hommes devant, les femmes derri`ere. Mais il ne s’agit pas d’une s´eparation radicale ou d’une prescription rigoureuse. Les femmes viennent jusqu’`a l’autel pour embrasser les icˆones, pour parler avec le prˆetre ou pour lui donner leurs offrandes (souvent de l’argent et un diptyque66). Il y a mˆeme une lecture de ”l’Apˆotre” qui est faite par une fille devant l’autel, dans la partie destin´ee aux hommes.

On observe aussi, que la disposition des fid`eles dans l’´eglise, r´epond `a un ordre pr´e´etabli. Dans cette ´eglise, et g´en´eralement dans les ´eglises orthodoxes, il n’y a des chaises que sur les cˆot´es, le long des murs. L’espace de la nef est vide, notamment la partie avant, vers l’autel, et il y a plus de chaises derri`ere la nef dans le secteur r´eserv´e aux femmes. Il y a un ordre qui ´etablit la place de chacun du fait que les chaises sont nominales et ne sont occup´ees que par leur titulaire. Chacun connaˆıt sa place et tous respectent cet ordre, plus visible dans la partie avant, o`u il y a peu de chaises et o`u sont plac´es les hommes, notamment les vieux les plus respectables. En les regardant, on se rend compte qu’ils ont reconstitu´e devant nous une sorte de ”conseil des sages du village”. Derri`ere la nef, au fond de l’´eglise, il y a plus de chaises, et l’ordre semble plus al´eatoire `a cause du grand nombre de femmes.

Trois enfants entrent dans l’´eglise, tenus par la main par un grand-p`ere qui les conduit jusqu’`a cˆot´e des stalles o`u est leur place.

Le chantre ˆag´e, `a cˆot´e de moi, entame une conversation avec moi pendant l’office. Sa curiosit´e `a l’´egard de mes projets est ´evidente et, apr`es les avoir connus, il me

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Les noms des personnes pour lesquels on prie o`u on fait un office. Les noms sont inscrit sur une feuille- le diptyque- et donn´es au prˆetre pour les lire dans les pri`eres de l’Eglise.

fait part d´elib´er´ement de ses opinions sur l’´eglise, la vie du village, la politique. Il veut m’offrir les explications qu’il pense que je cherche. Evidemment, il a quelque chose `a dire et il veut ˆetre ´ecout´e. Je conviens avec lui d’un rendez-vous pour un entretien ult´erieur. J’ai compris que c’est l’habitude, pour une partie des fid`eles, de parler dans l’´eglise pendant l’office et mˆeme pendant les lectures solennelles. Il y a une sorte de distance, voire d’ignorance, par rapport `a ce qui se passe devant eux, dans la Liturgie, une sorte d’attitude naturelle de familiarit´e. L’arriv´e d’un nouveau fid`ele am`ene des salutations et des dialogues familiers. Il semble qu’il s’agisse du mˆeme genre d’attitude que lors d’une rencontre amicale dans la rue.

Le moment qui mobilise l’attention de tous les fid`eles, c’est la prosternation devant l’icˆone et l’Evangile situ´es au milieu de la nef. D’abord les hommes, ensuite les femmes et en priorit´e les vieux, tous les fid`eles se rangent deux par deux dans une file qui arrive au milieu de la nef, pour pouvoir se prosterner devant les deux objets cultuels.

sant´e. Le chantre m’a dit qu’il fallait se mettre debout, mais la majorit´e des fid`eles se sont agenouill´es. Si, pendant les autres moments de la Liturgie, les fid`eles sont rest´es assis, la pri`ere pour la sant´e a entraˆın´e beaucoup de mouvements. Les fid`eles se sont agenouill´es, notamment les femmes, montrant ainsi l’attention sp´eciale qu’ils prˆetent `a la pri`ere que le prˆetre fait pour leur sant´e. Ni la lecture de l’Evangile, ni le moment de l’´epicl`ese pour la transformation de l’Eucharistie n’ont b´en´efici´e d’une attention aussi soutenue que les invocations pour la sant´e.

Le sermon du prˆetre dure environ 15 minutes, et il est ´ecout´e avec plus d’atten- tion que le reste de la Liturgie.

A la moiti´e de l’office de la Liturgie, il y avait dans l’´eglise 60-70 personnes ; vers la fin, entre 100 et 120. Le chantre m’a dit qu’il y a, un jour de dimanche ordinaire comme celui-l`a, une centaine de fid`eles. D’apr`es une appr´eciation approximative il y a, parmi ceux-ci, deux tiers de femmes et un tiers d’hommes, et entre 15 `a 20 personnes de moins de 30 ans.

public. Il signale le nom de la fille qui a lu ”l’Apˆotre”, des familles invit´ees de l’ext´erieur du village pour participer `a une comm´emoration priv´ee, il me pr´esente et demande aux gens de collaborer avec moi `a mon ´etude et, `a la fin, il aborde la question de l’installation de la chaudi`ere `a gaz pour le chauffage de l’´eglise. Il parle des dettes qui restent `a payer, et il prie les gens qui se sont engag´es `a supporter les d´epenses aff´erentes de le faire.

Apr`es la Liturgie, se d´eroule l’office de comm´emoration priv´ee `a laquelle parti- cipent presque tous les fid`eles. La famille du d´efunt met sur une table, au milieu de l’´eglise, les offrandes : des gˆateaux et des bougies d´ecor´ees avec des rubans. La participation des fid`eles se manifeste `a un moment donn´e par des gestes rituels, un mouvement vertical et r´ep´et´e de la main qui souvent porte une bougie.

A 13h.15, l’office est fini et tout le monde sort de l’´eglise lentement, mais reste des dizaines de minutes dans le parc devant l’´eglise pour se saluer et pour ´echanger quelques mots. Les gens se dirigent ensuite par groupes chacun vers sa maison ; la rue principale est tr`es anim´ee, dans toutes les directions. Le prˆetre et la famille

concern´ee par la comm´emoration partent vers la maison familiale pour le repas traditionnel `a la m´emoire du d´efunt.

Nous souhaitions, pendant les entretiens connaˆıtre les motivations ou les inten- tions de ceux qui vont `a l’´eglise, c’est-`a-dire `a la sainte Liturgie, qui est l’office orthodoxe par excellence dans une paroisse.

Q : Pourquoi allez-vous `a l’´eglise ?

L.A. : On y va par habitude et par plaisir. C’est une attraction. Ca me plaˆıt, d’´ecouter le sermon. C’est ce qui me plaˆıt le plus. Il fait des comparaisons avec la vie, et le monde est si mauvais, et `a la campagne il semble plus mau- vais avec ces m´edisances.

On le voit, affleurent ici divers indices relatifs `a la repr´esentation du monde rural dans la jeune g´en´eration.

Q : Vous allez r´eguli`erement `a l’´eglise ?

L.A. : Oui, mais ces derniers temps j’ai ´et´e retenue par la pr´eparation d’un exa- men. Ici, `a la campagne, on travaille pendant la semaine, et le dimanche je dois ´etudier. Ma famille cultive du poivron. Mais quand on finit le travail, on va toujours `a l’´eglise. C’est-`a-dire chaque dimanche.

L’absence `a la pratique cultuelle est expliqu´ee ici par les contraintes ´economiques de la vie paysanne, des cultures agricoles, plus pr´ecis´ement.

L.A. : Celui qui n’est pas habitu´e `a venir le dimanche, ne vient pas.

Q : Peut-ˆetre c’est la famille ?

L.A. : Peut-ˆetre. Les jeunes qui sont de bonne famille, pas n´ecessairement riches, mais mieux ´eduqu´es, viennent encore `a l’´eglise. Mais ceux dont les parents n’y viennent plus, ne laissent pas tout pour y venir ; il est normal qu’ils ne viennent pas eux non plus.

Q : Qui vient `a l’´eglise ? plutˆot les riches ou plutˆot les pauvres ?

L.A. : Non, pas plus les uns que les autres. Celui qui est habitu´e y vient toujours...

L’image d’” une bonne famille ” renvoie `a l’´education. C’est un ´el´ement de com- paraison avec d’autres mod`eles possibles de ” bonnes familles ”, qui renvoient `a des valeurs et `a des repr´esentations diff´erentes des diff´erentes classes d’ˆage ou des classes sociales. L’id´ee qu’il faut ” tout laisser ”, sacrifier le plan pratique du travail pour aller `a l’´eglise, contrevient aux propos exprim´es plus haut.

C.T. : C’est l’habitude ; une fois que tu commences `a y aller, le monde s’habitue `a toi et si tu t’absentes une fois, un dimanche, on se demande : qu’est ce qui se passe avec elle, qu’est ce qui lui est arriv´e, des probl`emes de famille etc. ? Il n’est pas normal de s’absenter. Entre 14-18 ans, on va plus `a la discoth`eque, et moins `a l’´eglise. ”Tout le monde est comme ¸ca”. On allait `a Pˆaques apr`es la discoth`eque, mais plus pour ”ˆetre vu”, pour l’image de soi-mˆeme ou pour respecter la coutume.

D.M. : Chez nous, les jeunes qui vont `a l’´eglise sont peu nombreux. Il y a 14 ans, il me semble qu’il y avait plus de jeunes. Il y avait une autre proximit´e entre le prˆetre et nous.

Q : Quelle influence a la famille : imitation ou obligation ?

D.M. : Oui, normalement, il y avait quelque part une contrainte (dans une famille de pratiquants). Apr`es 14 ans, avec l’ˆage, on change. Les parents... norma- lement si on rentrait `a la maison samedi pendant la nuit, ils venaient nous r´eveiller le dimanche matin pour la liturgie. Les grands-parents, pareil. Mais on allait `a l’´eglise toutes les 3-4 semaines, par habitude. Ils disaient ”il peut aller `a la discoth`eque et `a l’´eglise non ?” On y allait pour que les gens nous voient...”.

Apr`es 18 ans, on devient plus mˆurs, c’est l’habitude, m´elang´ee avec du plaisir. Je ne sais pas... On y va fr´equemment. C’est toi qui sens qu’il faut y aller. Tu t’habilles et tu y vas” (le choix des vˆetements fait partie de la pr´eparation `a l’office).

D.M. : Il me semble que tu sors chang´e de l’´eglise, `a chaque fois... Je ne sais pas. Maintenant, c’est un ´el´ement important de ma vie.

Quel est cet ´el´ement important ? La participation, parce qu’on se sent oblig´e par le regard de l’autre ? Pour cette personne, l’Eglise signifie, premi`erement la pratique et son cadre physique, donc l’´eglise avec une minuscule. L’Eglise c’est principalement aller `a l’´eglise.

En ce qui concerne la fr´equentation de l’´eglise, B.D. voit cela de la fa¸con sui- vante : il faut rester debout pendant tout le d´eroulement de l’office. Il y avait, il y a quelques ann´ees, un probl`eme de chauffage, r´egl´e maintenant grˆace `a la cen- trale thermique propre de l’´eglise. B.D. critique ensuite la vente des chaises dans

l’´eglise, ce qui est d’une ”grande injustice”, car tout le monde ne peut pas acheter une chaise dans l’´eglise. Elle fait un parall`ele avec l’´episode des vendeurs chass´es du temple par J´esus Christ. Le but de ceux qui viennent `a l’´eglise n’est pas l’achat des chaises, mais ´ecouter la parole de Dieu. Il n’y a pas de place pour l’orgueil de ceux qui veulent donner plus d’argent pour la chaise. On peut facilement changer cette coutume, on peut mettre des banquettes, comme partout, ailleurs. Elle pense qu’il y a ici une ”discrimination crasse” entre un ”fid`ele ordinaire” qui n’a pas d’argent pour acheter une chaise et va `a l’´eglise, et celui qui a 3-4 millions lei (environ 100 ¤) pour l’acheter.

Il faut pr´eciser ici qu’il existe une pratique r´egionale de vente aux ench`eres des chaises dans l’´eglise, pour les fid`eles qui veulent avoir leur propre chaise `a eux. A cause du petit nombre de chaises, il arrive que presque toutes les places assises soient d´ej`a r´eserv´ees. A travers cette pratique, on institutionnalise un certain ordre dans le positionnement dans l’´eglise qui reproduit l’ordre social dans le village. Ce sont les familles riches du village qui poss`edent une chaise, laiss´ee en h´eritage `a la famille.

Nous allons montrer plus loin que les chaises dans l’´eglise sont l’objet de discus- sions ; elles suscitent la convoitise d’une certaine cat´egorie de villageois, notamment des jeunes.

B.D. nous livre sa perception sur ce qui se passe dans l’Eglise, en commen¸cant par l’affirmation : ”l’Eglise Orthodoxe est ritualis´ee”. Elle suppose qu’`a la sortie de l’´eglise peu de gens (elle les estime `a 2

Pour une certaine cat´egorie de gens, leur relation avec l’´eglise est influenc´ee par leur position sociale et ´economique dans le village ; quelque fois ethnique aussi.

La jeune mari´ee K.S., qui connaˆıt de graves probl`emes financiers, explique son peu d’assiduit´e par le manque de vˆetements propres pour aller `a l’´eglise. ”Pourquoi y aller ? Pour que les vieilles femmes regardent comment je suis habill´ee ? Je ne peux pas ! On peut prier aussi `a la maison. C’est vrai que c’est mieux de prier `a l’´eglise, mais pour le moment, il faut s’adapter. J’irai `a l’avenir. Je crois en Dieu,

mais h´elas l’argent...”

J.M., orthodoxe d’origine tsigane, invoque presque les mˆemes raisons mat´erielles. En plus, il est conscient qu’il ne serait pas bien vu dans l’´eglise, parmi les autres Roumains riches du village. Mais il affirme qu’il est croyant : Je fais le signe de la croix quand les cloches sonnent, et je re¸cois le prˆetre chaque fois qu’ il parcourt le village pour b´enir les maisons.

Avec M.T., je parle de la p´eriode d’avant la guerre, quand ”c’´etait autre chose”, et je le provoque en ´evoquant certaines images-clich´ees

Q : Il me semble qu’avant la guerre les gens ais´es ´etaient plus instruits et qu’ils fr´equentaient plus l’´eglise. Quelle est votre opinion ?

M.T : Avant la guerre, et environ 10 ans apr`es, il n’y avait pas une seule famille d’ici qui ne se rende pas `a l’´eglise, tous au complet, au moment des grandes c´el´ebrations : No¨el, Nouvel An, Baptˆeme, Pˆaques, Pentecˆote, etc. L’´eglise ´etait pleine `a craquer. Deux rang´ees de gens pour attendre la prosternation, il n’y avait pas assez de place au milieu de l’´eglise, `a cause de la foule. Aujourd’hui, ce n’est plus comme ¸ca. Je les ai compt´es avec ma femme : de telle ou telle famille, personne `a l’office de Pˆaques ; or, dans le pass´e, ce n’´etait pas comme ¸

ca, qu’il soit pauvres ou riche.

Il infirme mon hypoth`ese sur la liaison entre la position sociale et la pratique liturgique. Par contre, il confirme l’importance de la pratique cultuelle hebdoma- daire, notamment de la pr´esence aux grandes fˆetes religieuses, dans la r´eputation d’une personne, voire d’une famille.