3. Les travaux récents en France
3.8. Les travaux de la comptabilité nationale
3.8.2. Les redressements au titre de l’économie non observée : de quoi parle-t-on ?
on ?
L’ensemble des redressements effectués par les comptables nationaux pour assurer l’exhaustivité du PIB aboutit à corriger à la hausse la valeur ajoutée (VA) d’un montant de 68,1 Md€ en 2010, soit 3,4 % du PIB (cf. annexe 5.6).
Encore faut‐il s’entendre sur la nature de ces redressements : ils ne coïncident pas avec l’ensemble de l’activité dissimulée aux pouvoirs publics, mais retracent seulement la part qui échappe aux sources (principalement données comptables ou d’enquêtes) mobilisées par les comptables nationaux. Le chiffre de 68,1 Md€ est donc contingent aux sources mobilisées.
Par exemple, l’estimation de la production et de la valeur ajoutée des producteurs privés repose pour une large part sur l’exploitation des liasses fiscales des entreprises, i.e. les comptes conformes au plan comptable général (PCG) déposés par les entreprises au fisc après la clôture de leur exercice.
Par nature, ces sources ignorent l’activité dissimulée à des fins de fraude fiscale et il est donc indispensable d’effectuer des redressements en conséquence.
En revanche, il arrive que pour certaines activités les statisticiens privilégient aux sources fiscales des données d’enquêtes qu’ils jugent suffisamment précises pour délivrer une image raisonnablement exhaustive de la production. C’est le cas par exemple de l’agriculture et des propriétaires bailleurs (qui en comptabilité nationale produisent ‐ au même titre d’ailleurs que les propriétaires occupants ‐ un service de logement, même s’il ne met pas un jeu un réel « travail »), pour lesquelles sont privilégiées respectivement les enquêtes du service statistique du Ministère de l’agriculture et l’enquête nationale sur le logement. Le chiffre global de 68,1 Md€ de redressements sur la valeur ajoutée ne comprend donc aucune correction sur les champs de l’agriculture et des producteurs bailleurs. Cela ne signifie naturellement pas que la fraude sociale ou fiscale des exploitants agricoles ou des propriétaires bailleurs est inexistante : mais son estimation n’intéresse pas les comptables nationaux dans la mesure où ils n’utilisent pas les sources Urssaf ou DGFiP pour évaluer la production dans ces domaines d’activité.
Enfin, la fraude a été supposée inexistante dans certains secteurs aux activités très spécifiques : les administrations publiques (qui regroupent principalement l’État, les collectivités locales, les hôpitaux publics et les régimes d’assurance sociale), ainsi que les sociétés financières (banque et assurance principalement) où le degré de contrôle de l’activité par les régulateurs rend peu plausible une dissimulation importante d’activité.
3.8.3. 51,9 Md€ de redressements en 2010 sur la VA des entreprises déclarées
Les trois quarts du redressement total de 68,1 Md€, soit 51,9 Md€, portent sur les entreprises non financières ayant une existence légale, qui regroupent à la fois des sociétés constituées et des entrepreneurs individuels (EI). Pour évaluer l’activité dissimulée à des fins de fraude fiscale, l’approche retenue par les comptables nationaux repose sur l’extrapolation à l’ensemble des entreprises (contrôlées ou non) des redressements opérés par la DGFiP sur les comptes des entreprises ayant fait l’objet d’un contrôle.
L’enjeu est alors de corriger le biais de sélection lié au fait que le service du contrôle fiscal, afin de maximiser le rendement de son activité, cible les contrôles sur les entreprises qu’il juge le plus susceptibles de frauder, et pour des montants importants.
Une première manière de le faire est d’extrapoler le résultat des contrôles par règle de trois, non pas sur l’ensemble du champ, mais de manière séparée par strates d’entreprises croisant taille d’entreprise et secteur d’activité pour tenir compte du fait que les comportements de fraude sont selon toute vraisemblance d’une ampleur très variables selon la strate considérée (cf. section 2.1.2.1).
Cette première façon de procéder est toutefois fruste car la taille et le secteur d’activité ne sont certainement pas les seuls critères qui conduisent les services fiscaux à contrôler une entreprise plutôt qu’une autre. Une approche plus satisfaisante consiste à apparier le fichier des entreprises contrôlées avec le fichier recensant l’ensemble des entreprises, et à modéliser la probabilité pour une entreprise d’être contrôlée en fonction de caractéristiques observables pour l’ensemble des entreprises. L’extrapolation du résultat des contrôles peut alors être effectuée en tenant compte de la probabilité de contrôle ainsi évaluée pour chaque entreprise (cf. section 2.1.2.2). C’est cette approche qui a été retenue par les comptables nationaux (Louvot‐Runavot, 2011) : la probabilité pour une entreprise d’être contrôlée a été modélisée en fonction de sa taille et de son secteur d’activité, mais aussi des valeurs prises par certains ratios comptables comme le taux de valeur ajoutée (ratio valeur ajoutée / chiffre d’affaires) ou le taux de marge (ratio excédent d’exploitation / valeur ajoutée). On constate empiriquement qu’au sein d’une strate taille * secteur d’activité donnée, les entreprises présentant des ratios comptables faibles sont davantage susceptibles d’être contrôlées.
Il faut toutefois garder à l’esprit que cette approche, si elle est plus satisfaisante que la simple stratification de l’échantillon par taille et secteur d’activité, ne corrige qu’imparfaitement le biais de sélection : on ne prend en effet en compte dans la modélisation de la probabilité de contrôle que les critères observables dans le fichier des entreprises utilisé. Or, il est extrêmement probable que les décisions des services fiscaux de procéder ou non à un contrôle sont motivées également par des informations non présentes dans les fichiers ‐ par exemple les cas de dénonciation par des concurrents.
Enfin, les corrections appliquées par les comptables nationaux ne prennent en compte que les redressements fiscaux correspondant à des formes de fraude qui conduisent à fausser l’estimation de la VA. Or, en matière notamment d’impôt sur les sociétés, il existe des formes de fraude qui minorent le bénéfice imposable sans jouer sur la VA estimée, par exemple des dotations non justifiées aux provisions : les chiffres produits par la comptabilité nationale ne couvrent donc pas tous les cas de fraude fiscale. A noter toutefois que dans l’estimation publiée en 2011 les redressements pour fraude aux prix de transfert n’ont pas été retenus pour l’estimation des
corrections statistiques à appliquer, alors que cette forme de fraude a bien pour effet de sous‐
estimer la VA53. Il serait souhaitable que lors d’une future réestimation des corrections pour fraude ce motif de redressement soit bien pris en compte.
Bien qu’entachées d’une incertitude difficilement quantifiable, les estimations ainsi obtenues sont à la base de la plus grosse part des corrections appliquées par les comptables nationaux. La méthode aboutit ainsi à une sous‐estimation de 40,7 Md€ de la valeur ajoutée (hors taxes) des entreprises non financières en 2010 : 20 Md€ via dissimulation de chiffre d’affaires (comportement qui se traduit par du travail dissimulé) dont les 2/3 par des entrepreneurs individuels, et 20,7 Md€ via majoration indues des charges externes (comportement qui ne se traduit pas par du travail dissimulé) dont 1/3 par des entrepreneurs individuels. Lorsque l’on ajoute à ce montant de 40,7 Md€ la TVA éludée (« écart TVA » estimé en comptabilité nationale), on débouche sur une correction globale de 51,9 Md€ sur la valeur ajoutée des entreprises non financières pour l’année 2010. Ce chiffre de 40,7 Md€ correspond bien à une estimation de la VA ainsi dissimulée, et non au manque à gagner pour les finances publiques.
Cette correction globale est ventilée par secteurs d’activité en fonction des comportements de fraude estimés. Les secteurs les plus affectés sont par ordre décroissant la construction (4,3 Md€ de VA dissimulée), la santé humaine marchande (cliniques ou professions libérales, 2,9 Md€), le commerce de détail (2,8 Md€) et la restauration (2,4 Md€).
3.8.4. 16,2 Md€ de redressements en 2010 pour les autres formes de dissimulation d’activité
Les redressements au titre de l’économie non observée ne concernent pas que les entreprises non financières déclarées, mais ils reposent en général sur des bases empiriques plus fragiles.
Les entreprises non financières sans existence légale
Il s’agit là d’activités de nature clandestine, par des producteurs non répertoriés par les services fiscaux ou les organismes collecteurs de cotisations sociales. Les approches par extrapolation des résultats de contrôles fiscaux ou sociaux sont par construction inopérantes puisque les contrôles fiscaux ou sociaux sont généralement effectués sur une population d’entreprises répertoriées, qu’ils soient ciblés ou aléatoires : seuls les contrôles aléatoires lancés au cours des dernières années par l’Acoss dans la construction ‐ où la cible du contrôle est un chantier et non une entreprise répertoriée ‐ semblent à même d’identifier des cas d’activité clandestine.
En l’état actuel des choses, les redressements effectués par la comptabilité nationale sont fondés sur des dires d’experts anciens, difficilement vérifiables. Le redressement global (1,4 Md€ en 2010) représente un peu plus de 1 % de la VA des entreprises non financières et est par convention ventilé par secteurs en fonction de la répartition sectorielle des entrepreneurs individuels déclarés. Les secteurs les plus fortement corrigés sont par ordre décroissant la construction (8,1 Md€ de VA dissimulée), l’enseignement marchand (cours particuliers, 1,7 Md€), le commerce et la réparation
53 La fraude aux prix de transfert concerne des groupes dont les filiales se rendent les unes aux autres des services, et implantés sur différents pays ayant des taux d’imposition différents. Elle consiste à majorer indûment la valeur des services rendus aux filiales implantées dans des pays à forte imposition par les filiales implantées dans des pays à faible imposition, de manière à transférer la base taxable des pays à forte imposition vers les pays à faible imposition, et minorer ainsi l’impôt acquitté par l’ensemble du groupe. Cette pratique est illégale mais parfois difficile à prouver.
d’automobiles et de motocycles (1,4 Md€) ainsi que la programmation, le conseil et les autres activités informatiques (1,1 Md€). L’intégralité de ce redressement correspond à de la rémunération d’un travail dissimulé.
La contrebande
Les redressements sur la VA au titre de la contrebande correspondent aux marges commerciales réalisées par les contrebandiers (elles rémunèrent donc un travail dissimulé). Seule la contrebande de tabac a été retenue, le prix comparativement élevé du tabac en France ayant probablement favorisé le développement d’un marché de contrebande (a contrario, la contrebande d’alcool a été supposée négligeable compte tenu du prix comparativement bas de l’alcool en France). Les redressements opérés, estimés sur la base de données de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) et de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), sont relativement faibles : +0,6 Md€ sur la VA en 2010.
Le recours au travail dissimulé par les ménages
Est ici visé le recours par les ménages à l’emploi, rémunéré de façon informelle, de personnes pour effectuer des travaux domestiques (en un sens large : travaux de ménage oud e repassage, mais aussi des activités relevant de l’action sociale comme la garde d’enfants ou l’aide aux personnes dépendantes). Les redressements (+2,2 Md€ de VA en 2010 qui correspond intégralement à de la rémunération d’un travail dissimulé) sont dans une large mesure effectués à dire d’expert (en l’absence de contrôles développés sur ce champ par les organismes sociaux et fiscaux) et donc difficilement vérifiables.
3.8.5. Une estimation sous‐jacente d’un montant total de travail dissimulé