1. Définitions et contexte
1.4. Les déterminants du travail dissimulé
1.4.1. Les déterminants économiques du travail dissimulé
La théorie économique a d’abord appréhendé les phénomènes de fraude sous l’angle de la fraude fiscale. Les premiers travaux18 reposent ainsi sur la modélisation du choix auquel est confronté un individu qui doit déclarer ses revenus aux autorités fiscales. En premier lieu, l’agent décide s’il fraude ou non. En second lieu, si la décision de frauder est retenue, il détermine quelle proportion de son revenu ne sera pas déclarée aux autorités. Ce type de modèle (avec revenus exogènes) ne permet toutefois pas de démontrer une relation claire entre le taux d’imposition et la fraude. Seules des hypothèses restrictives sur les préférences permettent d’aboutir, théoriquement, à une relation croissante.
17 Cette section s’appuie notamment sur les travaux de Nadia Joubert (2003).
18 ‐ Allingham M.G., Sandmo A. (1972), « Income Tax Evasion: a Theoretical Analysis ». Journal of Public Economics, 1 (3‐4), 323‐338.
Les modèles économiques ont ensuite été perfectionnés pour tenir compte du choix de l’individu quant à l’intensité de son travail. Celui‐ci adapte son offre de travail ‐ et par conséquent son revenu – afin de réduire la pression fiscale. Il décide donc simultanément du nombre d’heures de travail et de ses revenus, désormais endogénéisés.19 La fiscalité apparaît, dès lors, comme un des facteurs déterminants du travail dissimulé, avec la question de son impact sur l’allocation du temps de travail entre un marché officiel et un marché non officiel.
La décision de frauder est traditionnellement assimilée à un choix risqué. L’analyse théorique de la relation entre fiscalité et fraude s’apparente ainsi à l’analyse de l’effet du système fiscal sur le choix de portefeuille des individus20, la décision de frauder étant appréhendée par l’addition d’un bien risqué au portefeuille de l’individu. L’économie du crime21 et les modèles standard de choix de portefeuille en environnement incertain22 constituent les fondements de cette approche, l’incertitude provenant du risque de détection de la fraude par les autorités fiscales.
Dans l’approche avec revenus endogènes (modèles d’offre de travail), les heures offertes dépendent des taux de rémunération sur les marchés officiel et souterrain, du revenu hors‐travail, des paramètres de la fiscalité et des programmes sociaux, de la probabilité d’être contrôlé par les autorités gouvernementales et du taux de pénalité en cas de détection de la fraude. Dans ce contexte, les effets des paramètres fiscaux ne sont pas moins ambigus que dans l’approche avec revenus exogènes. Une augmentation du taux d’imposition réduit le taux de salaire effectif de l’individu, ce qui devrait diminuer son offre de travail officiel. Toutefois, un niveau d’imposition plus élevé peut accroître l’offre de travail officiel et le montant des revenus non déclarés. Le degré d’aversion au risque peut également interagir avec l’offre de travail de façon inattendue. Les incitations à la fraude peuvent encourager l’individu à travailler davantage afin de s’assurer contre les pertes éventuelles dues aux contrôles et pénalités à payer.23 Cela se traduirait alors par une augmentation de la fraude. Mais la complexité du système socio‐fiscal est généralement sous‐
estimée : le système de redistribution est souvent absent et la modélisation de l’impôt est simplifiée.
Les travaux empiriques de Lacroix et Fortin (1992)24 confirment l’impact positif du taux d’imposition effectif des revenus de travail sur l’offre de travail non déclaré. Ces auteurs soulignent également l’impact négatif de la probabilité de détection et du taux d’amende sur cette décision. Les travaux de Joubert (2003) confirment également que le choix de l’activité non déclarée est influencé par la fiscalité et les politiques de lutte contre la fraude. Ils montrent ainsi que des taux d’imposition élevés
19 ‐ Pencavel J.H. (1979), « A note on Income Tax Evasion, Labor Supply and Nonlinear Tax Schedules », Journal
of Public Economics, 12(1), 115‐124.
‐ Sandmo A. (1981), « Income Tax Evasion, Labour Supply and the Equity‐Efficiency Tradeoff », Journal of Public Economics, 16, 265‐288.
‐ Cowell F.A. (1985), « Tax Evasion with Labor Income », Journal of Public Economics, 26, 19‐35.
‐ Fluet C. (1987), « Fraude fiscale et offre de travail au noir », Actualité Economique, 63, 225‐242.
20 Mossin J. (1968), «Taxation and risk‐taking : an expected utility approach», Economica, 35, 74‐82.
Stiglitz J.E. (1969), «The effects of income, wealth and capital gains taxation on risk‐taking», Quarterly Journal of Economics, 83, 263‐283.
21 Becker G.S. (1968), «Crime and Punishment : an Economic Approach», Journal of Political Economics, 76(2), 169‐217.
22 E.g. Mossin J. (1968a), «Aspects of rational insurance purchasing», Journal of Political Economy, 76, 553‐568.
23 Weiss L. (1976), «The Desirability of Cheating Incentives and Randomness in the Optimal Income Tax», Journal of Political Economy, 84(6), 1343‐52.
24 Lacroix G. et B. Fortin (2012) « « Utility‐Based Estimation of Labour Supply Functions in the Regular and Irregular Sectors», The Economic Journal, vol. 102, 1407‐1422.
incitent les individus à travailler de manière dissimulée. Cependant, les élasticités des heures de travail par rapport aux risques de sanctions sont très faibles, ce qui reflète un manque de crédibilité des dispositifs de répression.
1.4.1.2. L’impact des réglementations
Outre la fiscalité, la réglementation des marchés est également l’une des principales causes avancées pour expliquer l’émergence d’une économie souterraine, et en particulier l’instauration de règles contraignantes sur le marché du travail. Ces règles seraient à la source d’incitations conduisant les individus à contourner la loi, soit par des voies légales (en réaménageant leurs activités sur le marché officiel), soit par des voies illégales (en érigeant des marchés parallèles au marché officiel). Les individus chercheraient ainsi à contourner les contraintes que l’Etat imposerait sur les échanges.
L’économie souterraine apparaîtrait dès lors comme une riposte à la contrainte.
Les conditions de travail du marché officiel semblent exercer une influence sur la décision de travailler de manière dissimulée. Les résultats empiriques de Lemieux et al. (1994) indiquent que les taux de participation à l’économie souterraine et le volume horaire des activités qui y sont réalisées, sont inversement proportionnelles au nombre d’heures de travail officielles. Ces auteurs soulignent, en outre, la forte élasticité négative des heures non déclarées par rapport au taux de salaire officiel et l’importante mobilité entre les secteurs d’activités. D’autres auteurs25 corroborent l’idée selon laquelle les rigidités institutionnelles du marché officiel du travail amènent les individus à offrir leurs services dans l’économie souterraine. Les contraintes imposées notamment sur les heures de travail officielles jouent un rôle déterminant dans l’accroissement du volume de l’activité souterraine.
Selon ces études, une réduction ‐ non souhaitée par les travailleurs ‐ des heures légales de travail contribuerait au renforcement de l’économie souterraine. De la même manière, le développement du travail à temps partiel et les départs en retraite anticipés sont susceptibles d’offrir des opportunités d’emploi dans l’économie souterraine. Etant donnés le vieillissement de la population et l’allongement de l’espérance de vie, les retraités peuvent potentiellement constituer une part croissante de la main‐d’œuvre non déclarée.26 Une redistribution du travail ne pourrait donc être effective que si elle est en accord avec les préférences individuelles pour le loisir ou si les individus sont incapables de travailler au‐delà des heures réglementaires. Faute de quoi, ils pourraient choisir de travailler davantage, mais de façon non déclarée.27 Ces auteurs s’interrogent alors sur l’introduction d’une certaine flexibilité du temps de travail, en accord avec les préférences des travailleurs afin de réduire les distorsions dans les décisions individuelles d’allocation du temps.
De façon plus générale, le modèle de Johnson et al. (1997)28 prédit que les pays les plus réglementés font face aux économies souterraines (mesurés en proportion du PIB) les plus florissantes. Ainsi, une hausse de un point de l’indice de réglementations se traduit ceteris paribus par une augmentation de
25 ‐ Lacroix (1990) Un modèle microéconométrique de l'offre de travail sur les marchés réguliers et au noir.
Thèse de Doctorat, Université Lavai, Québec.
‐ Lacroix et Fortin (1992) [supra].
‐ Hunt J. (1999) «Has Work‐Sharing Worked in Germany?», Quarterly Journal of Economies, 89(1), 117‐48.
26 Giles D.E.A. et Tedds L.M. (2002), « Taxes and the Canadian Underground Economy », Tax Paper n◦106, Canadian Tax Foundation.
27 Les fondements théoriques de cette argumentation peuvent être trouvés dans l’article de Becker paru en 1965. Pour une analyse plus détaillée de l’allocation du temps de travail, se reporter à Juster et al. (1991).
28 Johnson S., Kaufman D. et Schleifer A. (1997), «The Unofficial Economy in Transition», Brookings Papers on Economie Activity, 2, 159‐221.
8,1 points de la taille de l’économie souterraine.29 Ils concluent, de surcroît, que l’application des mesures légales en vigueur s’avère plus déterminante pour endiguer l’économie souterraine que l’étendue de ces dispositifs. Selon cet auteur, mieux vaudrait un nombre limité de lois soigneusement mises en application qu’une batterie de règlements extrêmement difficiles à faire respecter.
Friedman et al. (1999) aboutissent à la même conclusion : un point d’augmentation dans l’indice de réglementations entraîne une hausse de dix points de l’économie souterraine pour les soixante‐six pays étudiés. Qu’il s’agisse de pays en voie de développement, de pays développés ou en transition, le poids des réglementations est toujours significativement et positivement corrélé avec la dimension de l’économie souterraine.
1.4.1.3. Les déterminants de la demande de travail dissimulé
Il convient de noter que les modèles précédemment évoqués n’intègrent pas la décision de l’employeur de déclarer tout ou partie de ses salariés. Ce volet « demande de travail dissimulé » est en effet assez peu abordé dans la littérature économique. Néanmoins, il existe des travaux théoriques et expérimentaux qui apportent un éclairage utile quant aux déterminants du recours par les employeurs à des travailleurs non déclarés.30
La demande de travail qui émane des employeurs s’adresse à l’économie souterraine ou à l’économie officielle selon leur rentabilité respective.31 Les instruments de la politique de répression (contrôle et pénalités en cas de détection) s’intègrent à l’arbitrage coût‐bénéfice qui décrit le comportement de demande de travail dissimulé d’une entreprise isolée. Une entreprise devrait ainsi recourir au travail dissimulé si le bénéfice attendu de la fraude est supérieur à l’amende encourue en cas de détection. Toutefois, dans le cas de la demande de travail dissimulé, la fraude est commise par des entreprises qui évoluent dans un environnement concurrentiel. Le bénéfice lié au travail dissimulé dépend alors non seulement du comportement du fraudeur mais également de la stratégie choisie par ses concurrents.
En cas de forte concurrence et d’interactions entre les entreprises, des mécanismes de collusion apparaissent de sorte que les prix d’équilibre restent à un niveau relativement élevé. Cependant, à mesure que la taille du marché augmente, ces prix diminuent rendant de plus en plus difficile l’obtention de profits positifs. Le bénéfice de la fraude inhérent à la demande de travail dissimulé devrait donc décroître à mesure que le nombre de concurrents présents sur le marché augmente.
Ainsi, même lorsque la fraude est rentable au prix concurrentiel, on peut s’attendre à ce que la concurrence élimine naturellement les possibilités de profit liées à la fraude, et décourage le recours au travail dissimulé. Cette conclusion ne résiste pourtant que partiellement à l’analyse expérimentale. Si la concurrence par les prix tend effectivement à éliminer les profits issus de la fraude, l’intensité de la concurrence contraint les entreprises à y recourir. Lorsque la demande de travail dissimulé est prise en compte, le nouvel équilibre du marché correspond à un état de fraude généralisée, mais qui n’améliore pas les profits réalisés par les entreprises. L’interaction fondée sur le
29 L’indice de réglementation est gradué de 1 à 4, où 4 correspond au niveau le plus réglementé. L’indice 1 caractérise une situation pour laquelle les réglementations sont simples et s’appliquent uniformément à toutes les activités. L’indice 4 décrit, au contraire, des démarches administratives contraignantes, coûteuses et plus délicates à mettre en œuvre.
30 Se reporter à N. Jacquemet (2005). Essais d'économie appliquée sur l'intervention d'une tierce partie dans la relation d'agence. Thèse de doctorat, Université Lyon 2 et Université Laval (Québec‐Canada).
31 Rauch J. E. (1991). Modelling the informal sector formally, Journal of Development Economics, 35 (1), pp. 33‐
47.
niveau du prix conduit alors à ce que l’on nomme la « malédiction de Bertrand », i.e. les entreprises choisissent de frauder alors même que ce choix n’améliore pas leur situation.
Cet effet pervers de la concurrence ne peut être combattu que partiellement. La rentabilité espérée de la fraude reste en effet, en toutes circonstances, un motif suffisant pour conduire les producteurs à s’y livrer. En outre, conformément aux résultats classiques de l’économie industrielle, la collusion tacite permet aux entreprises de maintenir durablement un prix supérieur à celui qui annule les profits. De plus, loin de rétablir la légalité du travail sur le marché, la dénonciation renforce les possibilités de collusion tacite. En effet, lorsque son usage est crédible (i.e. suffisamment peu coûteux) la dénonciation constitue une menace qui facilite la conclusion d’un accord entre les entreprises et s’ajoute aux stratégies de punition traditionnellement considérées dans les analyses consacrées à la collusion. Les producteurs s’appuient alors sur une stratégie de silence collusif, ne faisant usage de la dénonciation que lorsqu’un concurrent cesse de coopérer. Par ailleurs, les programmes de clémence, qui rendent moins coûteux l’exercice de la dénonciation, apparaissent dans ce cadre comme un instrument contre‐productif offrant aux fraudeurs un moyen d’améliorer la rentabilité de la fraude.
Les travaux empiriques en économie expérimentale montrent que l’introduction de clauses de clémence tend à diminuer la collusion et sa stabilité, et se traduisent par un durcissement de la concurrence. Toutefois, le versement de récompenses à la dénonciation tend à être contre‐
productive. En effet, encouragées par la perspective d’obtenir des gains en dénonçant des comportements de fraude, les entreprises ont tendance à conclure davantage d’accords de collusion afin de pouvoir les révéler. En outre, les comportements observés confirment la généralisation de la fraude ainsi que l’élargissement des possibilités de fraude collusive grâce à la dénonciation. La perspective d’encourager la dénonciation ne semble donc pas de nature à pouvoir faire diminuer l’importance du travail dissimulé.
Enfin, lorsqu’offre et demande sont prises en compte simultanément, les analyses mettent en évidence l’effet des variables de politique économique (taux de taxe, niveaux et conditions des transferts sociaux, services publics, etc.) sur le développement de l’économie souterraine et sa relation avec le secteur légal. Dans la littérature théorique, les modèles d’équilibre général appliqués à l’économie souterraine se concentrent soit sur les problèmes liés à la segmentation du marché du travail (écart salarial et chômage notamment), soit sur les effets de la fiscalité et des réglementations et sur l’offre de services publics comme déterminants de la taille de l’économie souterraine.32 Mais, les effets restent ambigus.