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Cette posture, cette relation au terrain particulière se doit d’être encadrée, et ce cadre est notamment fourni par la méthodologie. C’est en effet par ce biais que se joue la relation au terrain en tant que chercheur. C’est justement parce qu’ici le chercheur se double d’un acteur que la définition des outils de recueil d’informations est importante. A ce titre, la matière principale devait trouver son origine dans la parole des acteurs, afin que le rapport d’égalité déjà évoqué puisse se constituer.

L’importance des entretiens répond aussi à une autre exigence. Ce qui est principalement interrogé, c’est l’expérience du lieu dans ses différentes dimensions, individuelle et collective, pratique et symbolique, culturelle et politique. Ainsi, les éléments interrogés sont aussi bien le vécu du lieu, l’organisation collective, les relations avec l’environnement, la constitution de savoirs collectifs et les représentations véhiculées par les acteurs. Les outils d’investigation devaient permettre de partir en quête d’informations concernant ces éléments, qui font tour à tour référence aux pratiques, aux récits et aux discours. C’est bien dans une approche

53 Philippe Gottraux, op. cit., 1998, p 103

54 L’auteure évoque un « irrespect du conformisme dominant », d’un « irrespect des principes – lorsqu’ils sont

dégagés de l’auto-réflexion critique – de neutralité, de d’objectivité, et de séparation entre sciences fondamentales et sciences appliquées. » Marie-Noëlle Schurmans, op. cit., 2008, p 95.

compréhensive qu’il faut d’ailleurs se situer. Cette approche est à mettre en relation avec une démarche qualitative, dans laquelle l’entretien occupe une place centrale. L’intérêt du « quali » se situe dans les possibilités d’adaptation qu’il laisse, permettant ainsi d’être au plus proche du terrain. Il correspond aussi à l’objectif que je m’étais fixé, à savoir comprendre l’expérience du lieu culturel intermédiaire à partir des lieux eux-mêmes.

Concrètement, quels outils ont été mobilisés dans le cadre de cette recherche ? Quelles informations ont-ils permis de mettre en lumière ? Quels en ont été les limites et les leviers ? Comme annoncé précédemment, la parole des acteurs constitue la matière principale, elle a évidemment été recueillie dans le cadre d’entretiens. J’ai ainsi réalisé trente-quatre entretiens semi-directifs auprès de personnes actives au sein des lieux observés, qu’elles soient salariées ou bénévoles. Je ne vais pas revenir sur la relation de confiance déjà évoquée, construite notamment avec les interviewé-e-s que je connaissais en amont. Avec les autres, j’ai tout de même pris le temps de leur présenter mon parcours d’acteur, ce qui leur permettait de me situer aussi comme un « pair ». L’avantage de ce type de relation réside dans le fait qu’il permet de dépasser plus facilement le sentiment potentiel des interviewé-e-s de devoir témoigner au nom du groupe et se positionner comme « porte-parole ». Autrement dit, même s’il ne s’agissait pas non plus d’interroger des récits de vie, c’est bien du récit qui a été recueilli. Les témoignages, tout en laissant la place au discours concernant les « valeurs » du lieu, son fonctionnement, les positions politiques collectives, ont mis en avant vécus et affects, les dimensions intimes de l’expérience. Tout de même, il y a bien une limite inhérente à ce type de relation, elle est liée à ce jeu constitué autour du face à face entre quelqu’un qui sait et quelqu’un qui sait aussi mais qui doit faire semblant de moins savoir tout en sachant que l’autre n’est pas dupe (« tu sais de quoi je parle »). A partir de là, chaque question posée, chaque commentaire pouvait potentiellement s’interpréter comme prise de position ou jugement de valeur pour l’interviewé. A ce titre, la ficelle de Becker concernant le Pourquoi et

le Comment s’est avérée fort utile55. Le Pourquoi demande une justification, et pour n’importe

qui, devoir se justifier auprès de quelqu’un qui est perçu comme un pair, un collègue ou pire, un ami, peut être assez insupportable. Le Comment, par contre, permet d’interroger un processus, et c’est bien cela qui intéresse le sociologue. Par ailleurs, la trop grande proximité avec certain-e-s des interviewé-e-s m’a conduit parfois à détourner le cadre de l’entretien

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semi-directif, ce dernier prenant la forme d’une discussion libre. Par exemple, pour l’entretien avec Cyril (102/400 Couverts), j’ai pris la décision en amont de ne pas du tout suivre la grille.

Viennent ensuite les données issues des observations directes ou participantes, bien que tous les lieux n’aient pas été observés au même niveau. Concrètement, trois groupes de lieux peuvent être pensés concernant les modalités d’observation. Les lieux grenoblois ont été les lieux privilégiés de l’observation, et ce durant plusieurs années. Ensuite, en partie pour des raisons de faisabilité, seuls quatre autres lieux ont fait l’objet d’observations spécifiques, soit sur une période donnée (Friche l’Antre-Peaux, Espace Autogéré des Tanneries) soit à partir de visites répétées, en journée et en soirée, en tant qu’invité ou incognito (Mains d’œuvre, Théâtre de Verre). Les autres lieux n’ont pas, à proprement parler, fait l’objet d’observations, même si dans certains cas (Atoll 13, la Petite Rockette, Gare au théâtre), j’ai pu tirer quelques enseignements en l’espace d’une journée, ou même d’une demi-journée.

Encore une fois, la posture liée à ma relation au terrain a eu sa part d’influence. Ainsi, suivant les circonstances, trois positions étaient envisageables : « simple » observateur,

observateur-participant ou observateur-participant-observateur56. Dans bien des situations, cette position pouvait rester

« floue ». Comment définir par exemple les nombreuses fois où je suis venu assister à des évènements publics ? J’étais à la fois « simple » observateur, ne participant pas à l’organisation des évènements en question, et acteur en tant que participant du « public ». Concernant les lieux grenoblois, la participation a toujours été première, ne pouvant me dégager – et ne cherchant pas à me dégager – de cette identification en tant qu’acteur, c’est donc une démarche de participation observante que j’ai dû développer.

Concernant les autres lieux que j’ai eu l’occasion d’observer, la position pouvait évoluer selon les situations. Deux exemples sont, à ce titre, assez intéressants. De l’Espace autogéré des Tanneries, je connaissais déjà François, que j’avais fréquemment croisé à Grenoble, et pour qui j’étais clairement identifié en tant qu’acteur. C’est d’ailleurs avec ma « double casquette » que j’ai été présenté aux autres membres. Mais au départ, je me suis positionné comme un observateur à part entière, notamment parce que je me sentais considéré en tant que tel. Cela m’est apparu au moment de la réunion du collectif, qui a eu lieu alors que j’étais arrivé la veille. De fait, je n’y étais pas invité. D’une part, comme nous le verrons, la réunion est un espace-temps particulièrement important de la vie d’un lieu, et j’étais donc déçu de ne pas

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Olivier Schwartz, dans sa postface au Hobo, rappelle une anecdote concernant William F. Whyte, qui se demandait s’il, dans son immersion au coin de la rue, ne vivait pas le passage d’un « observateur non

pouvoir y être présent. D’autre part, j’ai vécu cette non-invitation comme une « relégation », je n’avais plus la maîtrise de ma position. Je savais que je pouvais faire face à de telles « dérobades » ou à des « résistances ouvertes ou déguisées », telles qu’évoquées par Olivier

Schwartz57, mais pourquoi vouloir me résister, moi qui suis aussi un « pair » ? Je devais

m’adapter et, en l’occurrence, cela m’était inconfortable, jusqu’à ce que je prenne l’initiative de participer. Un après-midi, tous les membres du lieu s’activaient autour de moi, qui ne faisais rien. J’avais le choix entre les regarder faire, autrement dit les observer, changer de pièce, c’est à dire fuir la situation d’inconfort, ou « passer la frontière » en participant, et j’avais le temps d’une cigarette pour choisir. La réponse fut simple : par « principe », je ne pouvais pas regarder des gens travailler sans ne rien faire. C’est ainsi que j’ai passé ce froid après-midi, annonciateur d’hiver rigoureux, à participer au rangement dans la halle avant de faire de la couture, plus précisément des doublures de couvertures, destinées à devenir des rideaux isolants pour conserver la chaleur dans les pièces de vie.

Personne ne me connaissait à la Friche l’Antre-Peaux, même si je ne taisais pas mes implications grenobloises, j’étais considéré comme un étudiant venu observer le lieu, comme d’autres avant moi. Là aussi, la réunion collective eut lieu le lendemain de mon arrivée, le matin. Elle s’est déroulée dans la salle où tout le monde prenait le café, j’étais alors présent quand elle a débuté. Après avoir été rapidement présenté à ceux que je n’avais pas encore croisés, la réunion se tint sans que personne ne s’étonne de ma présence. Le reste de mon séjour, quand des entretiens n’étaient pas programmés, j’ai pu me promener dans les différents espaces, dans une coprésence qui a permis nombre de discussions informelles. Globalement, même si certaines ont pu apparaître comme inconfortables, les situations d’immersion dans l’expérience se sont déroulées dans des conditions plutôt favorables. Ceci est d’autant plus vrai qu’en tant qu’acteur, je connaissais un certain nombre de codes – ceux qui seront analysés plus loin – me permettant d’évoluer au quotidien avec les participants du lieu, sans qu’il y ait de décalage. Toutefois, l’échec est possible, c’est ce que j’ai vécu quand je suis allé observer Confluences 6, à Besançon. Ce lieu traversait un conflit assez important au moment où j’y suis allé. Pour simplifier, deux groupes identifiés s’opposaient, les fondateurs qui ne vivaient pas dans le lieu, qui y venaient seulement en soirée, et un autre groupe, composé majoritairement d’habitant-e-s. C’est par l’intermédiaire d’un des fondateurs que j’étais venu sur place, ainsi j’avais été introduit auprès de ces derniers, mais dans les faits, participant » à un « participant non observateur ». Cf. Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible. La fin de

l’empirisme ? » in Nels Anderson, Le Hobo, 2011, p 341.

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j’étais hébergé sur place, donc avec les autres. Sans entrer dans les détails, je me suis retrouvé dans une situation où le fait de devoir participer devenait une injonction. Non seulement se

donnaient à voir des « phénomènes d’accusation »58, ce qui paraît logique en période de

conflit, mais on me demandait de prendre parti, ou au mieux de conseiller. Je me suis même retrouvé en situation de devoir informer un « camp » sur les agissements de l’autre. Il était impossible pour moi de trouver une posture pertinente. Ainsi, face à une telle adversité, j’ai

fui59. Je suis parti plus tôt que prévu et Confluences 6 n’apparaîtra pas dans ces pages.

Je me suis aussi appuyé sur les ressources documentaires produites au sein des lieux, de la simple affiche annonçant un évènement jusqu’au site internet, en passant par les dossiers de présentation, tracts ou autres journaux muraux, programmes… Par ce biais, ce sont les manières d’exister, publiquement développées par les acteurs des lieux, que j’ai pu interroger ; leurs manières de les (re)présenter. Ce sont aussi certains niveaux de discours qui apparaissent dans ces documents, concernant par exemple le positionnement par rapport au territoire. D’autres ressources documentaires secondaires sont venues enrichir le corpus, qu’il s’agisse de documents produits par d’autres lieux, par des organisations collectives de lieux (réseaux), voire, par rapport à des questions ciblées, par des institutions.

Avant de passer à l’étape suivante, un dernier point doit être mis en avant. Le rôle des données issues du terrain sera d’appuyer le propos d’ensemble, propos qui fera suite à un travail de déconstruction/reconstruction comme cela va être défini dans les pages suivantes. Il convient de préciser le statut de ce que l’on peut nommer l’« exemple grenoblois ». J’ai déjà évoqué le choix nécessaire de « sortir de Grenoble ». Pour autant, un tel choix ne doit pas faire abstraction de la particularité du terrain grenoblois, en tant que terrain d’immersion premier. Certes, la totalité des expériences étudiées vont apparaître dans ce travail, mais certains questionnements, notamment liés au territoire, vont nécessiter des focus précis sur des réalités particulières, en l’occurrence des réalités grenobloises. Cet exemple localisé doit se penser comme une ligne à suivre tout au long du travail, permettant quelques mises en situation salutaires à la compréhension.

58 Ibid., p 344.

59 Littéralement. Je suis parti un matin sans prévenir en laissant une lettre d’explication. Pour l’histoire drôle, la porte d’entrée était fermée à clef et ne trouvant pas le porteur de cette clef, je suis passé par la fenêtre.

Etre au plus proche de l’expérience, c’est une manière de construire sa relation au terrain, une relation qui doit faire montre de respect, qui plus est dans cette situation où la posture qui a été la mienne pouvait, tout à la fois, faciliter le rapport au terrain et apparaître comme un risque tendant au déséquilibre. Pour atténuer un tel risque, il ne s’agissait pas de faire abstraction de ce mode de relation au terrain, mais de l’encadrer. Ainsi, les outils d’investigation, même s’ils doivent faire face à certains écueils, permettent de stabiliser cette posture, et apparaissent comme les leviers de la recherche, les « chevilles ouvrières » du sociologue. La matière qui est recueillie, il faut pouvoir la penser, l’interpréter et lui faire prendre le chemin de la lisibilité, il faut pouvoir la déconstruire et la « reconstruire » de manière cohérente.

2. Le prisme d’expérience

Après s’être approché de l’expérience, il faut pouvoir la décrypter, lui trouver du « sens », autrement dit la comprendre. Dans cette optique, l’objectif n’est pas ici de présenter des monographies d’expériences, lieu par lieu. S’il est important de présenter chaque lieu – ce qui sera fait dans quelques pages –, ces présentations devront être considérées comme des outils de contextualisation. En effet, ce qui est en jeu ici, c’est la compréhension de l’expérience du lieu culturel intermédiaire. A cet effet, chaque expérience étudiée va apporter des éléments supplémentaires permettant d’approfondir cette compréhension. L’important demeure dans la relation dialogique qui s’instaure entre ces différents éléments.

Le prisme d’expérience s’appuie, dans cette perspective, sur le processus d’« éclatement » de l’expérience du lieu, à partir de la matière recueillie, afin que se dégagent des lignes de recomposition et de compréhension.