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Partie II : Des lieux de l’expérience

I. L’expérience en questions

1. Expérience et expérience vécue

C’est dans la langue allemande qu’il faut débuter cette généalogie du concept d’expérience.

Pour ce faire, je vais m’appuyer sur Hans-Georg Gadamer qui, dans Vérité et Méthode219,

propose un historique du mot Erlebnis. C’est à partir de ce terme que le concept d’expérience vécue s’est constitué, par l’intermédiaire de Wilhem Dilthey. Mais ne brûlons pas les étapes et intéressons-nous à la sémantique du terme.

Gadamer explique que Erlebnis est un dérivé du mot Erleben qui « veut dire « être encore en vie quand quelque chose arrive ». Ce terme met ainsi l’accent sur l’immédiateté avec laquelle on saisit quelque chose de réel – par opposition à ce que l’on pense également savoir mais qui n’a pas reçu confirmation de ce que l’on a vécu soi-même, qu’il s’agisse de quelque chose que l’on a reçu d’autres personnes ou appris par ouï-dire, à moins qu’on ne l’ait inféré,

présumé ou imaginé. Le vécu est toujours ce que l’on a vécu soi-même. »220 Dans cette

perspective, l’expérience se limite au vécu au sens strict du terme, à ce que l’on vit concrètement ; ce qui pourrait paraître logique étant donné que l’on parle d’expérience vécue. Toutefois, Gadamer nous rappelle que cela « n’empêche pas d’employer aussi l’expression de « vécu » (das Erlebte) pour désigner le contenu permanent de ce qui est alors vécu. Ce contenu est comme un apport ou un résultat qui, à partir de ce que le vécu a de passager, a

obtenu durée, poids et importance. »221.

Ainsi, le terme Erlebnis contient deux dimensions qui semblent liées, le moment vécu mais aussi la sédimentation de ce vécu. Cette idée de sédimentation est intéressante puisqu’elle permet à l’expérience d’être prise en compte au sein de la trame biographique de l’individu. D’ailleurs, d’après Gadamer, le concept d’Erlebnis s’est notamment développé au travers de la littérature biographique.

La définition que propose Gadamer de l’Erlebnis, qu’il résume ainsi : « Quelque chose devient Erlebnis dans la mesure où il n’a pas été seulement vécu mais où le fait de l’avoir été

219Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode, 1996.

220

a eu un poids particulier, qui lui confère une signification durable. »222, s’appuie principalement sur Dilthey. D’ailleurs, c’est chez ce dernier qu’il faut chercher une conceptualisation du terme. On retrouve chez lui cette idée d’une expérience significative, qu’il intègre au sein d’une théorie de la connaissance, l’Erlebnis devenant, dans un sens, une unité de connaissance. C’est d’ailleurs ce qu’il faut comprendre quand il explique que c’est

« dans la pensée que l’Erlebnis s’objective. »223. Mais avant d’aller plus loin, continuons sur

cette idée d’expérience significative. Ainsi, il ne suffit pas qu’un moment soit vécu pour qu’il soit significatif, il doit porter en lui quelque chose qui le dépasse. Gadamer nous rapporte que c’est aussi le point de vue de Simmel, ce dernier comparant l’Erlebnis à une aventure. « Or, qu’est-ce qu’une aventure ? Elle ne se réduit absolument pas à un épisode. Ceux-ci sont comme des détails qui se succèdent mais que ne lie aucune connexion interne et qui n’ont pas de signification durable pour la bonne raison qu’ils ne sont que des épisodes. Par contre, l’aventure, qui sans doute interrompt elle aussi le cours ordinaire des choses, se rapporte de

manière positive et très significative à la continuité qu’elle interrompt. »224 L’expérience

vécue ne se situe pas en dehors de la réalité, au contraire c’est bien au travers de son inscription « à la continuité qu’elle interrompt » qu’elle se charge de sens. Cette perspective pourrait éventuellement se rapprocher de celle contenue dans l’expression « avoir une

expérience » (Having an experience) que l’on peut croiser chez Emerson225 et Dewey. Pour ce

dernier, avoir une expérience se situe du côté de l’action. Le principe d’avoir une expérience, qu’il différencie de l’expérience prise dans un sens général, tient dans l’unité de cette dernière, et cette unité fait référence à l’aboutissement d’une action. A ce niveau, l’expérience détient sa propre qualité. Ceci nous ramène quelque peu à Dilthey, qui, même s’il ne fait pas forcément référence à l’action, considère lui aussi l’unité d’une expérience qui a un sens. L’expérience vécue n’est définitivement pas simplement un moment de présent, au contraire « l’Erlebnis est une partie du cours de la vie prise dans sa réalité totale, c’est à dire concrète et intégrale, et qui présente une unité au point de vue téléologique. Cette partie n’est pas un présent, elle contient déjà passé et avenir dans le sentiment du présent attendu que le concept

221 Ibid., p 78.

222

Ibid., p 78.

223 Wilhem Dilthey, Le monde de l’esprit, Tome II, 1947, p 313.

224 Hans-Georg Gadamer, op. cit., p 86.

225 Chez Emerson, l’expérience doit rapprocher l’individu du monde, de la réalité et c’est bien l’idée contenue dans le fait d’avoir une expérience. Sauf que pour lui, l’expérience est une illusion tant qu’on ne prend pas le chemin de la pratique dans le monde, propice à la perception, ouvrant la voie d’une confiance dans l’expérience, d’une self-reliance, et ainsi se saisir de ce qui importe ; une telle perspective sera poursuivie notamment par William James. Cf. Sandra Laugier, « L’Importance de l’importance » in Multitudes, n°23, Hiver 2006, p 153-167.

de présent n’implique aucune dimension et que, par suite, le sentiment du présent comporte

passé et avenir. »226 Dilthey définit aussi ce présent comme étant « saturé de réalité » et c’est

bien cette saturation qui charge de sens la réalité. De plus, ce « sentiment de présent » ne se limite pas forcément à un moment particulier. C’est à dire que l’Erlebnis est ce que l’on pourrait considérer comme un sentiment significatif mais est aussi une relation. Dilthey utilise

même le pluriel et parle d’Erlebnisses qui peuvent se répéter et enrichir l’Erlebnis227.

Mais, s’il est question d’une relation, quels en sont ses termes ? « La vie est le système

d’actions et de réactions entre le moi et son milieu »228 nous dit Dilthey. Affirmer ceci sonne

comme une évidence. Toutefois, évoquer un « système d’actions et de réactions » ouvre une piste, que Dilthey a déjà arpentée. Pour prendre le même chemin que lui, il est nécessaire d’opérer un détour par la question religieuse. Dans Le monde de l’esprit, Dilthey a consacré plusieurs pages pour explorer ce thème. Ce qu’il faut retenir de ce passage sur la religion, c’est que, pour Dilthey, les questionnements autour de l’expérience trouvent leur origine dans ce qui a pu être produit à propos de l’expérience religieuse. A ce niveau, il fait référence à différents auteurs et notamment – et cela ne nous étonnera pas, par rapport à ce qui a été noté précédemment – des auteurs américains tels que Emerson et surtout William James, dont la perspective psychologique sur l’expérience va être approfondie par la suite par John Dewey. Mais c’est principalement à Schleiermacher que Dilthey pense. Pour celui-ci, et à travers le regard de Dilthey, l’expérience religieuse consiste en une « unité mystique entre l’homme fini

et l’infini »229. Cette unité permet à l’individu de prendre conscience de l’« univers ». Ainsi, et

en délaissant la dimension religieuse, on peut conclure que c’est bien l’expérience qui est au cœur de la relation entre l’individu et le monde ; c’est elle qui fait lien ou pour le dire comme Dilthey, c’est à travers elle que se joue l’« action réciproque constante entre le moi et le

milieu constitué par la réalité où il se trouve » parce que « là réside notre vie »230. A travers

l’expérience, il y a donc influence mutuelle entre l’individu et son environnement.

Mais pour qu’une telle relation soit efficiente, l’expérience ne doit-elle pas dépasser une dimension vécue qui passerait seulement par le ressenti et le perçu ? On se souvient du propos de Gadamer concernant le « vécu » (das Erlebte). Ainsi, il s’agit d’envisager cette perspective

226

Wilhem Dilthey, op. cit., p 314.

227 Il prend l’exemple de la vision d’un tableau qui s’arrête lorsque l’on quitte la pièce et qui se répète à chaque nouvelle visite. Ibid., p 315.

228 Ibid., p 306.

229

plus large concernant l’expérience. Par exemple, on peut considérer que l’expérience individuelle intègre des éléments qui ne sont pas issus du vécu stricto sensu mais qui ont pu être transmis à l’individu, notamment à travers cette relation avec l’environnement. Dans ce sens, ce sont des sédimentations successives, qui ont laissé traces dans cet environnement, qui sont en jeu dans cette transmission. C’est ce que l’on peut comprendre quand Dilthey affirme que « l’esprit conserve en mémoire ce qui se passe au cours des millénaires. Le transitoire est à la fois passé pour lui en tant que réalité actuelle et présent dans le souvenir : les expériences vécues, les créations de l’esprit et les objectivations de l’histoire vont ainsi

s’additionnant »231. Comme nous le verrons, ceci rejoint dans une certaine mesure la vision de

l’expérience développée par Schütz, notamment quand il fait référence aux « prédécesseurs »

qui s’inscrivent aussi dans la « réserve d’expérience » de l’individu232. C’est une nouvelle

dimension de l’expérience qui s’ouvre ici, qui, pour employer l’expression mise en avant par les auteurs américains précités, consisterait plutôt par le fait d’avoir de l’expérience ; cette dernière ne s’inscrit plus seulement du côté du vécu mais aussi du connu, ce qui pourrait aussi correspondre à un autre mot allemand : Erfahrung.

Ainsi, on comprend que c’est bien une théorie de la connaissance que Dilthey a développée à partir de la question de l’expérience vécue. Ainsi, l’objectif sera désormais de voir en quoi l’expérience renseigne non seulement la connaissance du monde par l’individu, mais surtout de comprendre comment ce dernier interprète ce monde.