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J’ai déjà explicité, dans la partie introductive, la spécificité du terrain grenoblois. Même si elle est moins évidente à l’heure où j’écris ces lignes, la concentration de lieux culturels intermédiaires, dans cette ville de taille relativement modeste, fait d’elle un « laboratoire » d’exploration de l’espace du commun. Qui plus est, ces lieux ne sont pas nés de génération spontanée, en même temps, ils sont apparus petit à petit, le long d’une échelle temporelle occupant plusieurs décennies. Rappelons-nous des différents lieux de l’agglomération grenobloise qui peuplent le terrain de cette étude : l’Adaep (1976-2007), le 102 (1983), les 400 Couverts (2001-2005), La Bifurk (2002), La Masure Ka (2005-2007). Ayons à l’esprit que ces lieux ne sont pas les seuls à avoir existé au sein de l’espace local grenoblois ces dernières années.

L’objectif n’est pas ici de réaliser une généalogie des lieux culturels intermédiaires de l’agglomération grenobloise. En revanche, il y a un constat à poser. Ces lieux qui se sont installés et inscrits régulièrement dans la ville ont participé à élargir l’espace des possibles, en allongeant à chaque fois la liste des « précédents ». Le fait que certaines expériences, comme le 102 ou l’Adaep, existent, ou existaient, depuis plusieurs décennies et que régulièrement depuis, de nouveaux lieux apparaissent (ce qui ne les empêche pas de disparaître) a permis de construire une image particulière de Grenoble, celle d’une ville « disponible » pour des acteurs portant le désir de lieu. Ce qui constitue une des raisons expliquant la recrudescence des ouvertures de squats au début des années 2000.

« Je suis arrivé à Grenoble, c’était la fête de ce côté-là, il y avait les 400, il y avait le 102, il y avait tous ces lieux, tous ces gens qui se bougeaient et j’hallucinais, moi je venais d’Annecy où pour faire une manif, on était à peine mille et ça faisait rire tout le monde et j’arrive à Grenoble « ouah c’est trop sérieux, il y a du monde ». » (Arnaud, La Bifurk, Grenoble)

Ainsi, au fur et à mesure des années, se sont opérées des sédimentations successives construisant une histoire et une mémoire à vocation collective. C’est notamment à partir de cette histoire et de cette mémoire que se sont développées les dernières expériences, celles-ci

« ne sort[ant] pas de nulle part » et s’inscrivant dans des relations préexistantes et un espace commun symbolique.

« On ne sort pas de nulle part. C’est-à-dire, on est un peu dans la continuité de ce qui s’était passé avant au niveau des squats. Ce qui fait que de fait, tous ceux qui ont traîné autour de là, c’est plus ou moins un truc hyper flou que l’on appelle le milieu squat ou pas… Mais qui est vraiment hyper flou, qui n’est pas du tout formel, il n’y a pas du tout de réunion ou de truc comme ça. Voilà, ce sont des gens qui traînaient dans ces lieux-là. » (Vincent, la Masure ka, Fontaine)

Cet espace commun n’est pas seulement symbolique. Des liens concrets sont tissés. Ce qu’il y a d’intéressant à noter, c’est que ces liens entre les lieux sont d’intensité variable. C’est à dire qu’il arrive régulièrement qu’il y ait une forte proximité entre deux, voire trois lieux. Ces proximités « électives » sont essentiellement construites sur des liens affinitaires, voire des liens d’amitié. A ce niveau, certains individus peuvent jouer le rôle de ponts. L’exemple des liens qu’avaient pu tisser à une époque l’Adaep, lieu au statut privé et avec des salarié-e-s, et la Masure Ka, squat d’habitation et d’activités, est typique. Rien ne pouvait supposer qu’une chorale naisse du croisement de ces deux lieux, qui sont tout de même assez différents. Rien, sinon le fait qu’une habitante de la Masure Ka était salariée de l’Adaep et que certains membres de ces deux lieux entretenaient des relations amicales depuis des années. De telles relations laissent parfois des traces dans les entretiens individuels ; et des paroles se font écho, en témoignage de ces croisements qui donnent du corps au commun.

« Et après, par des liens plus affinitaires, là, par exemple, on est pas mal en lien avec l’Adaep ou les Bas-Côtés parce qu’on y passe souvent. Il y a une chorale La Masure ka/Adaep qui s’est montée, on leur emprunte des tables, ils nous empruntent des moquettes ou autres. Les Bas-Côtés c’est pareil, ils nous filent de la bouffe, … Donc avec ça il y a pas mal de liens. » (Vincent, la Masure ka, Fontaine)

« On a fait une chorale Masure Ka/Adaep, on se voit une fois par semaine, c’est informel. Il y a des groupes folks qui passent à l’Adaep et qui vont après à la Masure Ka. Il y a des salarié-e-s qui vivent là-bas ou ont vécu ou qui suivent de près. C’est un réseau, c’est des gens qui sont assez proches. Tu vas à la Masure Ka un dimanche, tu croises des gens de l’Adaep. Ca c’est du réseau mais du réseau plus affectif finalement… genre là il y a Nico des 400 qui a fait de l’électricité à l’Adaep. Voilà…. Des fois il y a des gens qui viennent, ils prennent des tables, des chaises ou des scènes, ça part deux jours, ça revient… » (Loïc, Adaep, Grenoble)

De telles relations informelles sont assez courantes entre les lieux grenoblois. Ainsi, bien des fois, des personnes venant de se faire expulser d’un squat ont trouvé refuge, ne serait-ce que

pour quelques nuits, dans d’autres lieux, les 400 Couverts ou le 102 notamment. Ces pratiques de solidarité et les divers « coups de mains » quotidiens sont notamment rendus possibles par la proximité géographique, mais pas seulement. Il ne suffit pas d’être voisins pour s’entraider, il faut être suffisamment proches.

Or, nous avons à faire ici à des expériences singulières qui sont liées entre elles, en partie pour des raisons affinitaires. Cela semble particulièrement fragile et les désaccords, les tensions, les conflits même, entre acteurs sont réels. Je reviendrai plus spécifiquement sur cette question dans la partie suivante, tant les conflits participent de la vie des lieux. Pour préciser tout de même, les désaccords qui apparaissent concernent, bien souvent, les stratégies à adopter face aux pouvoirs publics. Malgré tout, le sentiment de proximité est suffisamment prégnant pour permettre les formes de solidarité, citées quelques lignes plus haut. C’est que cet espace du commun local ne s’appuie pas seulement sur une mémoire et des affinités mais aussi sur ce que l’on pourrait appeler, de manière un peu maladroite, une « conscience collective ». Cette dernière passe par le fait que, malgré les désaccords, les acteurs se reconnaissent entre eux. Ce que reconnaissent principalement les acteurs, c’est simplement qu’ils peuvent s’associer, si besoin est. Certains évènements de ces dernières années viennent en témoigner.

Il y a quelques années, en 2002, furent organisées par la DRAC Rhône-Alpes et la fondation Jacques Cartier, des rencontres ayant pour thème et titre les « îlots artistiques urbains » et rassemblant des acteurs culturels de divers horizons. Ces rencontres faisaient suite,

notamment, au rapport Lextrait104. Elles devaient principalement se dérouler à Lyon et il était

prévu une simple visite en bus des différents « îlots » grenoblois, dont la plupart des lieux observés dans la présente étude. Dans ce contexte, les acteurs de ces lieux, peu enclins à être considérés comme des « attractions touristiques » se sont organisés et ont exigé que ces rencontres fassent une halte plus prolongée à Grenoble, afin que discussions et débats aient

lieu105. Ce qui fut fait. A cette occasion, les acteurs ainsi rassemblés ont pu faire entendre leur

voix. D’une part, ils ont pu témoigner, auprès des acteurs extérieurs, de leur existence et du dynamisme de leurs initiatives. D’autre part, prenant ces derniers à témoin, ils ont pu envoyer comme message à la municipalité grenobloise le fait qu’ils pouvaient porter une force collective et qu’il fallait les prendre en compte dans la politique culturelle locale. Pour la petite histoire, c’est à cette occasion que le logo « Ville de Grenoble » fut détourné pour devenir « Friches de Grenoble ». Ce qui doit être noté, c’est que cette mobilisation a noué des

104 Fabrice Lextrait, Une nouvelle époque de l’action culturelle, 2001.

105

relations entre certains acteurs qui ne se connaissaient guère, voire qui nourrissaient des méfiances communes, relations qui ont été entretenues le temps d’un cycle de rencontres s’étant étalé sur quelques mois, avant et après l’événement en lui-même.

Quelques années plus tard, dans un contexte sensiblement différent, suite à une vague d’expulsions de squats et parfois de destructions des bâtiments, un nouveau processus de mobilisation s’est développé. En effet, durant l’été 2005, le squat des 400 Couverts est expulsé et détruit après une longue résistance. D’autres vont suivre. Quelques mois plus tard, en Mai 2006, la halle Mandrak est détruite, malgré la mobilisation de quelques individus. La disparition de ces deux lieux symboliques a conduit certaines personnes, dont l’auteur de ces lignes, à poser les bases d’un processus d’affirmation collective. S’est alors déroulée, durant

plusieurs mois, une série de rencontres publiques106 réaffirmant, de manière plus « offensive »

qu’en 2002, l’existence et l’importance de ces expériences et dénonçant l’atmosphère « menaçante » dans laquelle elles évoluaient.

Il apparaît que ces moments d’intensification des relations s’inscrivent, à chaque fois, en rapport avec l’environnement. C’est avant tout en réaction à des situations (un événement, une menace…) que les acteurs dépassent le cadre des interactions quotidiennes et, de ce fait, tendent à construire, un peu plus, l’espace du commun, principalement sur un mode politique.

« Sur les îlots artistiques urbains, il y avait eu une connexion aussi, où les gens avaient réfléchi ensemble sur comment utiliser ce temps là. Mais c’est ponctuel, j’ai l’impression que c’est plutôt les situations d’urgence qui provoquent ces regroupements-là. Malgré tout ce réseau-là, il est existant, il est en place et il fonctionne quand il doit être actionné. Il pourra être actionné pour la Bifurk quand elle vit une situation qui est vécue ou partagée par d’autres lieux aussi […] quand il y a des choses qui dépassent la vie interne du lieu, c’est à ce moment-là que le réseau est actionné. » (Djamila, la Bifurk, Grenoble)

Ce n’est pas seulement dans des moments particuliers que les relations s’intensifient, mais aussi dans des lieux particuliers. En effet, Grenoble, et c’est en partie lié à cette concentration de lieux déjà mentionnée, a vu certaines de ces expériences prendre une importance particulière. Ils s’agissaient de lieux dont les singularités résonnaient au-delà de leurs murs et trouvaient un écho chez les autres acteurs. Des lieux qui, à travers la vie qui s’y développait, pouvaient « séduire » chaque individu et qui, au-delà, sont devenus des espaces de

106 Certaines formelles, d’autres moins, certaines ouvertes au public, d’autres ne concernant que les lieux, ces rencontres débutèrent par l’invitation inaugurale du Brise-Glace, squat d’artiste, le 25 juin 2006. Le 28 octobre suivant, la Bifurk organisait un débat public intitulé : « Attention DANGER ! Quel avenir pour les lieux

d’expression en marge d’un politique institutionnelle ? ». Après une autre rencontre à la Masure ka, l’évènement

marquant les trente ans de l’Adaep, fin mai 2007, offrit l’occasion d’une dernière discussion, où fut décidé la rédaction d’un manifeste (voir annexes).

croisements pour tous les acteurs. Pour réemployer une certaine terminologie, les 400 Couverts, et à un moindre degré le Mandrak, étaient traversés par suffisamment de lignes pour être connectés à chacun des autres. Ce n’est pas pour rien que la disparition de ces lieux a interpellé les acteurs et les a conduits à se mobiliser, leur perte symbolisant la réduction de l’espace du commun.

« Il y a un lieu que je trouvais délirant à Grenoble, c’était le Mandrak. Je trouvais que c’était une espèce de chaos qui a duré dix ans. Enfin une organisation chaotique qui était vraiment époustouflante d’efficacité alors que c’est des gens qui avaient pas de discours, pas de théorie, juste qui faisaient des choses… que ça, ce soit terminé… De ce que j’ai connu à Grenoble, c’est le lieu le plus délirant que j’ai connu. Après les 400, il y a un côté… je trouvais pas ce côté délirant mais eux ils étaient efficaces. Ils proposaient des choses et ils avaient un discours sur lequel on pouvait s’appuyer. Au Mandrak, on pouvait s’appuyer sur rien. C’est en ce sens-là que les 400 je trouvais ça intéressant, c’est que eux ils dénonçaient des choses et ils pratiquaient. Ils faisaient pas que gueuler à tort et à travers. Ils proposaient des choses sur lesquels on pouvait s’appuyer et d’ailleurs sur lesquels on peut toujours s’appuyer. Mandrak, on pouvait s’appuyer sur rien mais en même temps, il y a eu des soirées là-bas où je trouvais qu’humainement il se passait des choses délirantes. Des phénomènes comme ça au niveau des représentations, de l’attitude du public… et puis ça marchait, il y avait énormément de gens. C’est fou parce que tu te dis que tous ces lieux qui ferment, on aurait pu croire qu’à l’époque ça faisait de la concurrence mais c’est faux parce que depuis que le Mandrak et les 400 sont fermés, il y a moins de gens partout. Il y avait une dynamique. C’est marrant parce que c’est vraiment de l’ordre de l’énergie, de la dynamique. J’ai l’impression que cette dynamique en ce moment, elle en train de se… C’est triste, c’est super triste, ça me fout les boules. Ça résonne en fait, c’est des histoires de résonances. Il y a des gens qui font vibrer des choses et puis ça agite, ça stimule » (Christophe, 102, Grenoble)

On commence à comprendre ici que cet espace du commun ne repose pas seulement sur des relations interindividuelles ou sur des échanges de bons services. Ce que met en avant l’exemple grenoblois, c’est qu’il semble que quelque chose de plus fondamental se trame là-dessous. Les solidarités ne sont pas « de contingence » et repose sur un espace de partage.