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Si la présentation des expériences a permis un tour d’horizon des particularités de chaque lieu, il est nécessaire de revenir sur cette question des singularités, afin de l’interroger en tant que telle.

L’objectif étant de mettre en avant les singularités tout en laissant ouverte la possibilité des rapprochements, il va falloir différencier sans séparer. Par ailleurs, les éléments qui vont être dévoilés ici seront fortement abordés lors des parties suivantes, voire les structureront. En ce sens, il paraît important de les souligner de manière liminaire, surtout si l’on croit aux vertus pédagogiques de la répétition. Par conséquent, ce passage se doit d’être purement informatif, l’analyse s’inscrira de manière opportune dans la suite du texte.

Ces considérations prises en compte, il est temps de préciser ce qu’il est possible de comprendre à travers ce terme de « singularité ». Une piste de réflexion peut s’ouvrir à travers ce que nous dit Manue, du 102 : « Il n’y a pas de modèle mieux qu’un autre. » S’il n’y a pas de modèle mieux qu’un autre, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas de modèle. Ce qu’il faut comprendre dans cette parole, c’est qu’une expérience particulière n’est pas reproductible.

Cela, nous le savons déjà. Ce qui n’a pas encore été dit, c’est que cette non-reproductibilité n’est pas tant celle des pratiques ou des valeurs mais celle de cette « alchimie » entre ces pratiques, ces valeurs mais aussi les acteurs et le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Autrement dit, comprendre les lieux culturels intermédiaires implique de penser la multiplicité et non l’unicité. Il ne s’agit pas de penser cette multiplicité simplement d’un point de vue descriptif mais pour elle-même. Plus précisément, comme l’affirment Deleuze et Guattari, « c’est seulement quand le multiple est effectivement traité comme substantif, multiplicité, qu’il n’a plus aucun rapport avec l’un comme sujet et comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image et monde. […] Une multiplicité n’a ni sujet ni objet, mais seulement des déterminations, des grandeurs, des dimensions qui ne peuvent

croître sans qu’elle change de nature. »89. Cette absence de modèle correspond bien à ce

principe de multiplicité. On ne peut pas penser une expérience pour une autre. On ne peut pas calquer un lieu à partir d’un autre (ce qui n’empêche pas, bien évidemment, d’en faire la comparaison). C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la singularité, l’alchimie de chaque expérience étant un agencement composé non pas « de points ou de positions » mais

de lignes90, en mouvement permanent.

Reste à savoir quelles sont ces lignes et à quel moment on peut les saisir. On peut imaginer que c’est principalement à travers l’expérience du lieu que ces lignes sont saisissables. Plus précisément, ce n’est pas tant à l’expérience du lieu prise dans un sens général qu’il faut s’intéresser mais à l’expérience située, « en actes » si je puis dire. Ce qui correspond d’ailleurs à la position du chercheur, celle d’une observation en situation, ou plutôt une observation de situations. Se pose alors la question de la situation. En suivant Albert Ogien,

une définition peut se trouver à la croisée de Dewey et de Goffman91.

Intéressons-nous d’abord à la définition proposée par Dewey : « Ce que désigne le mot « situation » n’est pas un objet ou évènement isolé ni un ensemble isolé d’objets ou d’évènements. Car nous n’expériençons jamais ni ne formons jamais de jugements à propos d’objets et d’évènements isolés, mais seulement en connexion avec un tout contextuel. Ce

dernier est ce que l’on appelle une « situation ». »92 Ce qui apparaît ici, c’est que la situation

permet de définir l’expérience, non pas en termes de normes et de valeurs qui seraient

89

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, 1980, p 14.

90 Ibid., p 15.

91 Albert Ogien, « Emergence et contrainte. Situation et expérience chez Dewey et Goffman » in Michel de Fornel et Louis Quéré (sous la dir. de), La logique des situations, 1999, p 69-94.

92

imposées, mais dans le sens où elle offre un cadre aux « jugements ». Ainsi, une situation reste unique, elle a ses qualités propres, parce qu’on parle bien d’un « tout contextuel » à un moment t. Or, ce « tout » est bien flou. Il est flou notamment parce que Dewey ne s’intéresse pas tant à la situation en tant que telle, mais plutôt aux activités interprétatives de l’individu,

ce qu’il nomme l’enquête93.

C’est ici que Goffman doit réapparaître. Il considère la situation avant tout comme sociale, une situation sociale étant définie par la coprésence de plusieurs individus dans un temps et un espace donné. A partir de là, la situation n’implique pas seulement une interprétation de la part de l’individu mais un nécessaire engagement. On peut considérer cet engagement comme une obligation de l’individu pour exister socialement aux yeux d’autrui. La situation peut se penser alors comme une mise en scène de contraintes de l’interaction et de l’action commune. Ces contraintes résonnent comme autant de normes et de conventions qui confèrent à la situation des caractères de stabilité et de reproductibilité. Ogien nous explique ainsi que « chez Goffman, la notion de situation nomme une forme typique et stabilisée d’environnement organisant a priori l’action qui doit, à un moment ou un autre, venir s’y dérouler. Puisqu’elle préexiste à l’engagement des individus dans une activité sociale et survit à sa cessation, elle a la nature d’une institution ; et, en tant que telle, opère comme une pierre de touche extérieure aux individus et dont ceux-ci font usage, dans le cours même de

l’activité qui les réunit, pour évaluer l’acceptabilité de leurs actes et de ceux d’autrui. »94.

Une critique peut être apportée à Goffman concernant la place des individus dans la situation. L’idée n’est pas d’expliquer que dans les lieux culturels intermédiaires, normes et conventions seraient absentes et que, de ce fait, les individus seraient « totalement » libres et producteurs de leurs actions et interactions. Je montrerai plus loin à quel point une telle vision serait inexacte. Par contre, il est possible de relativiser le caractère « donné » de ces contraintes. En effet, en plus d’interagir entre eux, on peut, et on doit, se laisser la liberté d’imaginer que les individus interagissent aussi avec ces normes et conventions et, par là même, les fassent évoluer. En ce sens, ils participent concrètement de la situation.

Concernant le potentiel choix entre la définition de la situation comme unique chez Dewey ou comme reproductible chez Goffman, on peut raisonnablement envisager une réponse de

93 Comme le dit plus clairement Albert Ogien : « pour Dewey, l’environnement recouvre l’entièreté de l’univers

dans lequel l’être humain évolue et auquel il s’affronte en recouvrant aux dispositions – intellectuelles et naturelles – qu’il a la capacité naturelle de développer. Ces dispositions le dotent d’un langage lui permettant de concevoir les contraintes de l’adaptation sous forme de « problèmes ». Le propre de l’humain serait donc de résoudre ces problèmes – qui ne manquent jamais de se poser – en s’engageant dans une enquête. ». Albert

Ogien, op. cit., p 75.

94

« normand ». Elle découle de la proposition précédente. On ne peut pas penser l’environnement comme un donné stable préexistant à la situation et lui en fixant les conditions. Cela réduirait effectivement la marge des acteurs, mais surtout, cela garderait sous silence le fait que cet environnement paraît plus être un flux dynamique qu’un cadre fixe. Dans cette perspective, la situation est un agencement, une configuration précise, dans un espace et un temps donné, un croisement de lignes. En ce sens, elle est d’une certaine manière unique. Ce n’est pas pour autant que ces lignes ne se croisent jamais plus d’une fois. Même si normes et conventions évoluent, elles ne changent pas du jour au lendemain. Même si les acteurs peuvent être différents, ils ont des repères communs. Même si les particularités d’un bâtiment peuvent influer sur les pratiques et interactions se développant en son sein, il n’en demeure pas moins que tous les bâtiments sont pourvus de murs, portes, fenêtres et toits. Autrement dit, même si les configurations ne sont jamais exactement les mêmes, elles restent comparables. Finalement, c’est peut-être cela qui permettrait de différencier singularité et unicité. Le singulier n’est pas unique, le singulier est dynamique. Ce qu’il s’agit de typifier, ce sont bien les lignes qui traversent les expériences, en gardant à l’esprit qu’elles indiquent un mouvement, et non un état.

Reste encore à savoir quelles sont ces lignes. Le fait qu’elles traversent les expériences est un indice crucial. L’expérience du lieu concerne tout aussi bien les individus qui l’habitent, le lieu en lui-même – ne serait-ce que dans sa dimension matérielle – et le territoire avec lequel il entre en relation. Ainsi, ce qu’il s’agit d’interroger, ce sont ces différentes dimensions, en gardant à l’esprit le fait que les lignes en question participent d’un processus dynamique, qu’ainsi elles sont mouvantes et qu’elles croisent tout autant des éléments spatiaux que temporels (historique, biographique…).

Concrètement, les acteurs interrogés n’ont pas tous le même profil. Sans s’intéresser aux histoires de vies, peut être mis en exergue deux éléments qui peuvent être considérés comme des lignes traversant les lieux : les différences « statutaires » et générationnelles. Il y a divers types de pratiques qui orientent les acteurs vers le lieu. Ainsi, discours et manières d’aborder le lieu pourront différer s’ils sont à l’origine artistes, militants ou opérateurs culturels. Ce sont là les trois types d’acteurs que l’on retrouve aux fondations des lieux culturels intermédiaires.

Toutefois, il ne faut pas voir ces différences comme définitives, les positions devenant de plus

en plus floues au gré du fonctionnement quotidien95.

Là où les différences générationnelles ont une importance, c’est notamment par rapport aux influences des acteurs. Effectivement, selon que l’on ait eu vingt ans à la fin des années 70, 80 ou 90, on ne s’en remet pas aux mêmes références culturelles et aux mêmes exemples. Mustapha citera le Théâtre du Soleil, Karine les squats berlinois ainsi que la scène musicale alternative et Joël les squats artistiques parisiens. Il ne faudrait pas pour autant voir un rapport de causalité entre l’âge des acteurs et les dates de création des lieux. Bien évidemment, les plus jeunes ne sont pas ceux qui ont ouvert les lieux les plus anciens, mais ils peuvent s’y investir. Les croisements générationnels sont de mise dans les lieux observés, ainsi les processus de transmission font que les influences des uns deviennent les influences des autres. Par ailleurs, il y a un autre élément à prendre en compte qui vient troubler cette question générationnelle. Si Cyril cite l’influence des squats de Genève, ce n’est pas parce qu’il les a connus à l’époque de leur développement exponentiel, dans les années 80, mais c’est en raison de la proximité géographique entre cette ville et Grenoble. Autrement dit, au-delà des acteurs, c’est le lieu en lui-même qui est une ligne à interroger.

Un lieu, c’est d’abord un bâtiment. Ainsi, la configuration « physique » doit être prise en compte. Par exemple, le nombre de mètres carrés conditionnera le nombre d’activités différentes qui pourront être accueillies. L’absence d’isolation éventuelle d’une partie du bâtiment limitera son utilisation. Sans entrer dans des détails qui seront abordés plus loin, le constat est que le bâtiment offre des possibles qu’il limite par ailleurs.

Un lieu n’est pas fait que de murs, il participe d’un ensemble urbain. Les lieux sont ancrés dans leur environnement. Par cette inscription, les évolutions urbaines concernent directement les lieux. Concrètement, les situations différeront selon que le secteur où se situe le lieu est en friche ou en cours de renouvellement, dans une zone d’habitation ou non, à forte ou faible pression immobilière, sachant que ces différents cas pourront se succéder dans le temps.

Plus largement, il faut prendre en compte aussi les réalités politiques dans lesquelles s’inscrit le lieu. Les choix politiques ayant trait à l’urbain influencent bien évidemment les lieux dans leurs perspectives de développement ou de survie. A ce niveau, c’est autant le lieu et les activités qu’il abrite qui entrent en compte que la zone dans laquelle il est implanté,

95 Cette affirmation est moins vraie dans les lieux où les rôles des acteurs sont plus formalisés, notamment quand les cas de salariat.

notamment par rapport à ses réalités économiques. Ces éléments paraissent éloignés des questionnements originels, ils participent pourtant de ces lignes qui traversent les conseils municipaux avant de rejoindre les lieux. De même que l’urbanisme, les politiques culturelles sont aussi interrogées par ces expériences, et dans ce cas, les lignes peuvent même traverser les cabinets ministériels.

Bref, les traces laissées par ces différentes lignes seront particulièrement prises en compte dans les pages qui vont suivre. Rien ne sert d’approfondir ici. Ce qu’il faut garder à l’esprit se tient dans cette idée du mouvement, sachant que ce mouvement configure à chaque fois des agencements particuliers qui prennent la forme d’expériences en situations. Mais ces considérations ouvrent une perspective nouvelle qui va possiblement venir étayer la singularité de chaque lieu. Ces agencements particuliers ne sont-ils pas vecteurs d’identités particulières ? Singularité et identité ne pourraient-elles pas être conjuguées ensemble ?