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Partie II : Des lieux de l’expérience

I. L’expérience en questions

2. Expérience et interprétation

Nous allons rapidement constater que c’est principalement en compagnie de Schütz que la question de l’interprétation va être abordée. Mais auparavant, restons un peu avec Dilthey et intéressons-nous à un propos qui n’est pas sans faire référence à la tradition compréhensive de la sociologie. Dilthey s’est intéressé à l’imagination poétique. Pour lui, la création artistique trouve sa source, sa matière, dans l’expérience. Mais par quel procédé cette matière est « rendue », est mise en œuvre ? Voilà ce qu’il nous en dit : « Nous désignons sous le nom de

230 Ibid., p 146.

231

Ibid., p 290.

232 « Sa réserve d’expérience est construite par héritage et par l’éducation, par les multiples influences de la

tradition, des habitudes et de sa propre réflexion préalable. Elle embrasse, dans un état non systématique et confus, les types les plus hétérogènes de connaissance. » Un tel propos, loin de s’opposer à celui de Dilthey, s’en

typique l’essentiel ainsi dégagé de la réalité. La pensée engendre des concepts, la création artistique des types. Ceux-ci renferment donc tout d’abord une majorité des données de l’expérience, non pas toutefois dans le sens d’une idéalité vide, mais en vue d’une représentation du divers dans quelque chose d’imagé dont la structure puissante et claire rend intelligible la signification des expériences moins remarquables et mêlées qu’offre la vie. »233. Dilthey parlait lui aussi de « typification ». L’objectif n’est pas de revenir à des considérations méthodologiques ; souvenons-nous seulement de l’apport de Weber dans la définition de ce terme, du point de vue de la sociologie234. Ici, l’idée est plutôt de savoir en quoi il est possible de conjuguer ensemble expérience et typification quand il s’agit de considérer l’individu ; ce qui est envisageable à travers la question de l’interprétation. C’est bien du postulat de la connaissance « naïve », pour le dire comme Schütz, dont il s’agit. Patrick Watier, en pensant à Simmel, résume ce postulat en affirmant que « tout phénomène de compréhension s’appuie sur un savoir ordinaire des uns et des autres, savoir qui permet de s’orienter quotidiennement et repose sur des typifications. La compréhension comme synthèse en acte des typifications, avant d’être une méthode des sciences sociales, est le mode de pensée selon lequel les individus prennent connaissance de leurs relations et a fortiori de la réalité sociale. »235

Schütz, dans sa sociologie phénoménologique – qui se trouve au carrefour de la sociologie

compréhensive, notamment de Weber, et de la philosophie husserlienne236, sans oublier

l’influence des pragmatistes – approfondit et construit cette logique ; logique qu’il met en exergue à travers la figure de l’étranger qui apparaît comme un exemple-type. C’est ce qu’il met en avant dans L’étranger, notamment quand il explique que l’individu construit sa manière d’être dans le monde à travers l’acquisition de connaissances, de présupposés culturels et le développement de « recettes » interprétatives au fur et à mesure de son

233 Ibid., p 189.

234

D’ailleurs, cet « essentiel ainsi dégagé de la réalité » dont parle Dilthey peut se rapprocher du propos de Weber concernant la construction d’un idéaltype. Rappelons-nous en effet que Weber considère l’idéaltype comme une « utopie que l’on obtient en accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité. » ; à ce titre l’idéaltype n’est pas une « loi », il n’est même pas une « « hypothèse », mais il cherche à guider

l’élaboration des hypothèses. » (p 172). Ainsi, l’idéaltype est un outil au service de l’interprétation et de la

compréhension du réel, et de l’expérience de ce réel. Je renvoie surtout à certaines pages de l’article « l’objectivité de la connaissance » et, pour une approche de l’utilisation par Weber de la construction idéaltypique, à celui intitulé « La sociologie compréhensive ». Max Weber, Essais sur la théorie de la science, 1992, p 168-178 et p 301-364.

235 Patrick Watier, Georg Simmel sociologue, 2003, p 65.

236 La justesse aurait voulu que je développe sur Husserl qui parle aussi d’Erlebnis, qu’il relie à ce qu’il nomme le « monde de la vie » mais il me semble que c’est justement à travers la synthèse opérée par Schütz que cette perspective peut exister le mieux dans ce travail.

expérience. Dans ce cadre, l’étranger qui arrive dans un « nouveau monde » n’a pas encore

réalisé ce travail et n’a pas forcément la capacité de s’y inscrire correctement.C’est parce que

le travaild’interprétation est aussi un travail d’adaptation qu’il s’agitd’une situation plus que

d’un statut. Ainsi l’individu construit « un continuel travail d’enquête au sein du nouveau groupe. Si ce processus d’enquête réussit, alors ce modèle et ses éléments principaux deviendront pour le nouveau venu un simple état de fait, une manière de vivre allant de soi, un asile et une protection. Mais alors l’étranger ne sera plus vraiment un étranger et ses

problèmes spécifiques auront été résolus. »237.

Cet exemple-là est intéressant puisqu’il place clairement l’individu en tant qu’acteur ; acteur qui doit opérer des choix, faire des efforts d’interprétation… A ce titre, Schütz rejoint Dewey à propos de la question de la délibération. L’individu en question est un acteur qui délibère, qui décide de ses actes à partir d’un processus qui prend sa source dans son expérience. « L’image d’une répétition dramaturgique (dramatic reheasal) de l’action future utilisée par le professeur Dewey est très heureuse. Nous ne pouvons pas découvrir quelle alternative peut conduire à la fin désirée, sans imaginer cet acte comme étant déjà accompli. Nous devons donc nous placer mentalement dans une situation future, que nous considérons comme étant déjà réalisée, même si la fin véritable est la réalisation de cette action […] J’appelle cette

technique de délibération la « pensée au futur antérieur ». »238

Cette « répétition dramaturgique », cette « pensée au futur antérieur » ne va pas sans rappeler

« l’expérience virtuelle » de Lévi-Strauss239. Ce lieu d’expérience virtuelle, que l’on trouve en

chacun de nous, serait l’endroit où se joue l’interprétation, où s’opèrent les choix. Ce dont il faut se souvenir, c’est que pour que l’expérience puisse se jouer dans la virtualité, elle doit se nourrir de l’expérience effective. Ainsi se joue le processus d’interprétation. L’exemple de l’étranger montre bien qu’à ce niveau-là, tout ne tient pas du hasard. Un choix opéré par un individu est « biographiquement déterminé » nous dit Schütz, « c’est à dire que la situation actuelle de l’acteur a son histoire ; elle est constituée par la sédimentation de toutes ses

expériences subjectives préalables. »240 Cette sédimentation des expériences vécues renvoie à

ce que disait précédemment Dilthey quand il employait l’Erlebnis au pluriel. Mais encore une fois, Schütz ne se limite pas au vécu individuel. L’individu face au monde puise dans un ensemble de connaissances accumulées, un « stock », pour savoir comment agir, réagir et

237

Alfred Schütz, L’étranger, 2003, p 38.

238 Alfred Schütz, Essais sur le monde ordinaire, 2007, p 51.

239 « Tout esprit d’homme est un lieu d’expérience virtuel ». Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, 1962, p 151. D’ailleurs Watier imagine une connexion entre cette idée de Lévi-Strauss et certaines positions de Simmel concernant le sujet et les capacités de son « esprit ».

interagir et, nous l’aurons compris, définir un tel stock implique de considérer une expérience, prise au sens large, inscrite dans le monde social. C’est justement au travers de cette inscription que le vécu devient, à proprement parler, social et par là, l’individu est pris dans la

socialisation241 et intègre les connaissances lui permettant de participer au jeu social. « Le

stock de connaissances effectif n’est rien d’autre que la sédimentation de toutes nos expériences de définitions de situations passées, expériences qui peuvent référer au monde précédemment à notre portée effective, restituable (restorable), ou atteignable, ou qui peuvent

renvoyer à des semblables, des contemporains, ou des prédécesseurs. »242

D’ailleurs, un prolongement de la pensée de Schütz peut se trouver chez Berger et Luckmann, que nous retrouverons plus loin. Ces derniers partent du même principe de l’activité interprétative de l’individu. Mais ils vont au-delà ; pour eux, les individus ne se contentent pas d’interpréter le monde afin d’y participer. A travers cette participation et à travers les représentations qu’ils se font du monde, ils en sont aussi les « producteurs ». C’est à dire que le « monde de la vie quotidienne n’est pas seulement considéré comme donné en tant que réalité par les membres d’une société dans la conduite subjectivement chargée de sens de leur vie. C’est aussi un monde qui trouve son origine dans leurs pensées et leurs actions, et est maintenu en tant que réalité par ceux-ci. »243. Cette dernière porte ouverte, il est désormais envisageable de considérer l’expérience de la manière dont les individus agissent et interagissent ensemble, et ainsi d’imaginer la possibilité d’une expérience collective.