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Une fois les lignes du commun dégagées, il reste encore à réaliser le travail de reconstruction

afin que ces lignes s’entremêlent de manière cohérente63. Pour engager un tel travail, il est

nécessaire de faire preuve d’imagination, comme dirait Mills. C’est principalement dans l’appendice de L’imagination sociologique (« Le métier d’intellectuel ») que ce dernier propose quelques pistes qui m’ont semblé pertinentes à suivre. En dehors de l’idée qu’il s’agit

de faire œuvre d’« artisan intellectuel »64, ce qui ne va pas sans rappeler le « bricolage »

empirique évoqué par Olivier Schwartz, c’est principalement sa manière de décrire l’imagination sociologique comme une pratique qui « consiste à changer de perspective à

volonté »65 qui a été adoptée ici. Dans cette idée, ce travail permettra d’aborder la position de

l’individu dans le collectif et le lieu, du collectif dans le lieu et du lieu dans le territoire, dans

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Ibid., p 89.

63 C’est clairement ce que disait Mauss : « Après avoir un peu trop divisé et abstrait, il faut que les sociologues

s’efforcent de recomposer le tout. » Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, 2002, p 276.

64 Charles Wright Smith, L’imagination sociologique, 1997, p 227.

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ses dimensions urbaine et culturelle ; ces différentes perspectives répondent aux questionnements de départ et permettent de suivre les différentes lignes du commun.

Ainsi, le fait de proposer divers niveaux de lecture offre une conjugaison d’ensemble, c'est-à-dire que le propos va être construit à partir de différents « sujets » à savoir l’individu, le collectif et le lieu – sachant que c’est bien ce dernier qui est l’objet principal, notamment en tant qu’il fait le lien entre les différents niveaux de l’expérience. Mais la conjugaison seule ne fait pas la phrase, sachant que celle-ci doit être construite dans l’objectif d’être lue. En fin de compte, et Mills ne disait pas autre chose, ce travail de reconstruction peut être pensé comme un travail concernant les conditions de lisibilité de la recherche, de sa mise en partage, et donc de sa cohérence d’ensemble.

C’est bien là ce que proposait Weber à travers l’idéaltype, qu’il présentait comme un

« moyen » au service de la connaissance et non comme une fin en soi66. L’idéaltype se

présente comme une synthèse d’un phénomène à partir des traits essentiels de ce dernier. Même si Weber, avant Mills, fait appel au dynamisme de l’imagination, un point soulève question dans une telle construction, non pas dans la démarche synthétique, mais dans le fait

que cette synthèse, l’idéaltype, se lit comme un « tableau de pensée »67. Il s’agit d’une image

fixe de la réalité et, à partir de là, une telle modélisation manque d’une certaine « souplesse ». Le fait de suivre les lignes du commun implique d’accepter la part de transversalité de ces dernières, et le fait qu’elles se croisent. Par exemple, la question du conflit concerne tant les modes d’agencement interne que la relation à l’environnement, notamment par rapport aux pouvoirs publics. Ainsi, plus qu’un « tableau », c’est une « composition » à partir des lignes suivies qu’il s’agit de construire.

C’est peut-être chez Duvignaud que l’on trouve une forme de modélisation permettant de maintenir une certaine perspective dynamique, à travers le principe de reconstruction

utopique tel qu’il le présente dans son introduction à Chebika68. Duvignaud se situe au

croisement entre Weber et Mills et il prend en compte tant la nécessaire construction conceptuelle comme peut l’être l’idéaltype – mais aussi, selon lui, la classe de Marx – que l’importance de l’imagination pour mettre en dynamique cette construction. Surtout, et c’est la part utopique d’un tel modèle, ce processus apparaît comme un « pari », dans le sens où il considère aussi le possible, c'est-à-dire pour Duvignaud l’« imprévisible avenir » du village. Voici ce qu’il propose : « Que le Chebika que nous reconstruisons pour en rendre

66 Max Weber, Essais sur la théorie de la science, 1992, p 175 et plus généralement entre les pages 164 et 178.

67 Ibid., p 176.

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communicable la réalité globale soit vrai ne signifie pas qu’il réponde aux données de l’évolution réelle que suivra le village ; du moins cherche-t-il à proposer une organisation qui ne fige pas les développements d’un imprévisible avenir. En ce sens, une telle reconstruction est un pari sur la vie collective. Nous suggérons que Chebika se présente dans notre discours de sorte que les problèmes que pose le passage du village d’une dégradation continue à un dynamisme […] fournissent à l’attention de ceux qui sont, en Tunisie, responsables du changement les éléments rationnels d’une intervention efficace et non

coercitive. »69 S’il prend en compte le possible, la dernière partie de la citation donne à

penser, qu’en plus d’être un moyen de la connaissance, une telle construction peut être aussi – éventuellement en prenant quelques risques – un moyen au service des changements possibles, ambition qui est partagée ici. Autrement dit, s’il s’agit de considérer le lieu culturel intermédiaire comme une expérience de l’instituant, ce qui a été annoncé en introduction et qui sera précisé, cette porte ouverte à un possible non advenu mais potentiel m’apparaît comme un acte, encore une fois, de respect, sachant que cette porte s’ouvre aussi à la possibilité de recherches futures, à la manière de Jean Duvignaud revenu à Chebika pour faire l’amer constat que les changements « espérés » n’avaient pas eu lieu.

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Ces quelques pages avaient pour objectif de situer méthodologiquement cette recherche. Nous

avons vu que cette tâche n’était pas aussi simple que cela, surtout quand la question de la posture problématique – pour ne pas dire « à problèmes » – s’impose. Mais la question de la posture, qui ne peut être résolue, ne peut se poser seule. En effet, en prenant un peu de hauteur, on se rend compte que c’est la démarche qui est au cœur de la réflexion. Cette démarche compréhensive, empirique et interprétative a pour vocation de rendre compte du phénomène étudié, en l’occurrence celui des lieux culturels intermédiaires. Rendre compte, ce n’est pas décrire, c’est rendre intelligible cette réalité en imaginant un modèle à travers lequel, au-delà de la diversité mais sans la nier, se donne à voir l’espace du commun.

Mais pour atteindre ce dernier, il faut s’approcher encore du lieu, et pour ce faire, il importe désormais de considérer les lieux C'est-à-dire que la première étape permettra de prendre en compte la diversité des expériences afin de construire une première vue d’ensemble. Avant

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cela, il convient de détailler les différents « moments » qui vont se succéder dans les pages suivantes.

Cette introduction, et la réflexion problématique qui s’en est suivie, a permis de saisir les enjeux de ce travail. Partant de ce questionnement concernant la place du commun dans le singulier, la perspective d’une compréhension globale du lieu culturel intermédiaire a pu naître. Au-delà, et sans revenir sur ce qui a été annoncé, j’ai précisé que le premier dénominateur commun s’activait dans cette tension entre inscription et subversion – qui peut se penser comme un avatar du rapport ordre/désordre, qui mobilise les sciences humaines depuis un certain nombre de décennies. Pour saisir et mettre à jour cette tension, il faut penser le lieu comme une expérience mobilisant individus et groupe aux prises avec la « vie du lieu ». Cette expérience surgit dans le territoire en tant qu’interstice et, ce faisant, questionne ville et culture sur un mode politique.

La suite de ce travail va se structurer en trois grandes parties. La première va constituer une phase d’approche. S’approcher du lieu, c’est tout d’abord s’approcher des lieux, dans leur diversité. Je vais donc commencer par présenter chacune des quinze expériences composant le terrain de la recherche. Ceci va nous offrir une vision concrète de ce que peut être un lieu culturel intermédiaire, dans toute sa singularité (chapitre I.1). Le constat qui en découlera, et que j’approfondirai, sera celui de l’ensemble hétérogène formé par ces quinze lieux (chapitre I.2). Une fois la diversité présentée, et étudiée, je pourrai partir concrètement en quête de cet espace du commun pressenti. Il s’agira, à ce titre, de l’aborder d’un point de vue socio-géographique. C'est-à-dire que je vais mettre en avant les connexions effectives liant les lieux entre eux à diverses échelles territoriales. Par exemple, le cas grenoblois permettra d’interroger l’échelle locale en tant qu’elle révèle l’espace du commun. Cela impliquera par ailleurs de questionner des termes connexes, notamment celui de « milieu » (chapitre I.3). L’espace du commun est aussi un espace symbolique composé de références et mythes partagés. Ainsi, en m’intéressant aux différents ruissellements auxquels les lieux culturels intermédiaires empruntent, je pourrai mettre à jour un certain imaginaire qui s’imprègne en « toile de fond ». Différentes périodes historiques vont être abordées, des premiers surgissements (la Commune, les premiers squats, Dada) jusqu’à des mouvements plus affirmés (de l’éducation populaire aux contre-cultures) (chapitre II).

Ainsi, cette première étape va nous permettre de prendre la mesure du lieu, de le contextualiser tant du point de vue des expériences observées que des dimensions géographiques et historiques.

Ensuite, dans une deuxième partie, je montrerai en quoi le lieu se constitue en tant qu’expérience, au niveau individuel et collectif. Pour ce faire, je m’attarderai, dans un premier temps, à questionner le concept d’expérience afin d’adopter une définition solide du terme (chapitre I)

Ensuite, je vais m’attacher à présenter l’expérience du lieu en tant que telle. En partant de l’individu, il s’agira de comprendre en quoi cette expérience fait sens pour chaque personne qui s’active au sein du lieu. Cette tâche accomplie, pourra alors être interrogée la dimension collective, notamment à travers la question de ce qui relie les individus entre eux, de la forme que prend le lien au travers de l’expérience du lieu (chapitre II).

Le collectif, ce n’est pas seulement du lien, c’est aussi une organisation et une dynamique, un agencement, qui plus est dans ces lieux où le « fonctionnement » est politiquement problématisé. S’agencer, c’est d’abord développer un faire ensemble, dont il faudra aborder les modalités, tantôt chaotiques, tantôt formalisées. Ainsi, seront détaillés les outils et dispositifs, sachant qu’ils n’éloignent pas le risque d’une certaine inertie. S’agencer, c’est aussi savoir se positionner les uns par rapport aux autres, ce qui évoluera selon les compétences, les responsabilités, les statuts, la présence de salarié-e-s ou non, d’habitant-e-s ou non. S’agencer, c’est enfin faire face à des situations conflictuelles, s’imposant de manière assez régulière dans ces lieux (chapitre III).

Evoquer l’expérience du lieu implique d’en préciser ses conditions. La première, c’est le lieu lui-même, dans sa matérialité. C'est-à-dire qu’il s’agit de s’adapter à l’architecture du bâtiment et de définir une économie du lieu. De plus, les situations concrètes des lieux (menaces d’expulsions, problèmes financiers) font qu’ils doivent accepter une certaine « précarité » – terme qu’il s’agira de définir. Ce qui apparaît, c’est que, globalement, se développent en ces lieux des tactiques permettant de contourner ou détourner la loi, sachant que l’illégalité peut être un choix politique. Toutefois, dans certains cas, le choix de la convention peut être une potentielle solution (chapitre IV).

Ces différents éléments permettront de questionner le lieu en tant qu’espace d’institution de pratiques collectives. Pour ce faire, je devrai définir le terme institution. C’est ensuite le processus d’émergence permanente dans lequel sont pris ces lieux qui sera expliqué, processus croisant expérimentation et démarche pragmatique. Il s’agira après cela de prendre un peu de hauteur et de définir plus précisément l’expérience du lieu culturel intermédiaire, et par là même, de comprendre que ce qui se fabrique à l’intérieur peut surgir à l’extérieur (chapitre V).

La troisième et dernière partie, va me permettre de détailler la trame relationnelle associant le lieu culturel intermédiaire avec la ville et la culture, en insistant sur ce mouvement double d’inscription/subversion qui le lie au territoire. Tout d’abord, je défendrai que ville et culture sont « objets de désir », que ce désir est politique et qu’il est moteur du mouvement susmentionné (chapitre I).

Par souci de clarté, inscription et subversion seront abordées séparément, bien qu’intrinsèquement liées. Il s’agira de montrer d’abord comment le lieu s’inscrit en territoire. A ce titre, inscription rime avec relation. C’est par le lien avec les différents participants « extérieurs » du lieu (publics, artistes, associations) que se constitue le premier niveau d’inscription. Viennent ensuite les relations, parfois négatives, avec l’environnement proche du quartier, en premier lieu le voisinage. Au-delà, c’est la démarche d’aller vers certaines populations spécifiques qui est importante à détailler, sans omettre les difficultés lui étant inhérentes. Le processus d’inscription des lieux est dynamique, ces derniers interrogeant la mémoire de la ville pour la conjuguer au présent, participant à la société civile locale, ouvrant des portes vers d’autres contrées, des plus proches aux plus lointaines (chapitre II).

La dimension subversive de ces lieux prend plusieurs visages. La prise de distance par rapport aux manières de fonctionner en usage dans le milieu culturel en est un ; cela se donne à voir dans le développement de circuits de production « alternatifs », dans les manières de s’éloigner des logiques de programmation et de l’« évènementiel » ou dans la promotion de l’exigence au détriment de l’excellence. Le refus de la spécialisation en est un autre. C'est-à-dire que ces lieux ne se suffisent pas d’une seule esthétique ni même d’une seule discipline et, à vrai dire, il ne s’agit pas simplement de lieux « culturels ». Un dernier visage peut se voir dans ce soupçon de « folie » qu’ils imposent à l’espace urbain, qui fait d’eux autant des « mauvaises herbes » que des refuges, les problèmes survenant plutôt quand ils partent à la conquête de l’espace (chapitre III).

C’est bien une question politique que posent les lieux culturels intermédiaires, et que je me devrai de poser. Ils interrogent les politiques culturelles quand ils s’affirment en différence des équipements « traditionnels ». Ils sont au cœur des conflits urbains quand il s’agit de défendre leur existence ou de participer à des luttes spécifiques. Au-delà, ce qui peut être interrogé, c’est la manière dont les pouvoirs publics prennent en compte ces expériences, sans omettre d’évoquer les blocages éventuels. Enfin, le débat qui sera convoqué en dernière instance portera sur les perspectives démocratiques induites par l’existence de ces lieux, tant au niveau de la culture que de la ville (chapitre IV).

Partie I : En s’approchant du