• Aucun résultat trouvé

Pourquoi ouvrir la question de l’identité ? En quoi va-t-elle nous renseigner sur les lieux et leur singularité ? Peut-être que ce terme n’est effectivement pas le plus adéquat. Dans le présent propos, ce qu’il faut comprendre à travers ce mot, c’est avant tout l’idée d’identification. En effet, un élément ne doit pas être laissé de côté. Il s’agit du fait que chaque lieu paraît avoir une « couleur », une « connotation » particulière. Ces lieux, sans exception, sont perçus comme étant « à part », et c’est là un de leurs points communs. Mais cet « à part » est différent à chaque fois. De plus, il est fluctuant, flottant.

Cette question de l’identité rend mal à l’aise les acteurs interrogés, notamment parce qu’il leur semble difficile de la définir par rapport aux lieux dans lesquels ils s’engagent respectivement. Toutefois, ce qu’ils admettent et même défendent, c’est que la singularité d’un lieu le rend identifiable, et que cette identification concerne à la fois le lieu dans sa dimension physique, mais aussi les pratiques et eux-mêmes, en tant que pratiquants et « représentants » du lieu. Ainsi, d’après Mustapha, « on peut parler d’une philosophie du lieu » (Mustapha, Gare au théâtre, Vitry-sur-Seine). Cette « philosophie » pourrait faire référence à ce que l’on peut considérer comme un processus permanent de mise en cohérence des différents éléments qui font le lieu : les éléments matériels, culturels, politiques, expérientiels… Dans ce processus, le rôle des acteurs est primordial, notamment parce qu’ils

sont les garants de cette cohérence, en la mettant en pratique. Ainsi, cette philosophie, cette identité du lieu, ils la revendiquent en tant que telle, non pas en adoptant une posture de « gardiens du temple » mais en devenant porteurs d’une mémoire en mouvement.

« Pour moi, c’est assez compliqué de parler de l’identité du 102 parce que c’est un truc assez sensible en fait. Si je suis restée au 102, c’est que je l’ai sentie et qu’elle me convient. Le problème de la définir, c’est que ça a à voir avec un héritage de gens qui ont fait comme ça pendant hyper longtemps, ça a incrusté les murs. Par exemple, vu que je parle des murs : « bon je vais repeindre, j vais acheter de la glycéro », « beh non, c’est con parce qu’Isa avant, avant elle l’a toujours fait à la chaux, c’est beaucoup moins cher et… », « ah oui mais moi je sais pas mettre de la chaux », « oh beh je vais te montrer c’est facile ». Voilà, ça fait partie de ce genre de truc. La bouffe, c’est pareil, comment on fait ? beh on va au marché, on va acheter moins cher… Enfin l’identité c’est tout ça, c’est une infinité de détails qu’on apprend en faisant et qui sont hérités d’une expérience en fait. Et tu t’inscris là-dedans, tu rajoutes la tienne mais en fait, tu reprends le fil de ce qui existait déjà. » (Manue, 102, Grenoble)

Ainsi, l’identité d’un lieu transparaîtrait dans les pratiques portées par les acteurs. Ceci ouvre la question des manières de faire. En effet, ce qui est transmis à travers cet « héritage » de l’expérience, ce ne sont pas spécialement des activités spécifiques, par exemple des disciplines artistiques, mais plutôt des manières de les penser, de les mettre en place, d’organiser l’ensemble. En ce sens, l’identité s’inscrit forcément sur un mode dynamique. Transmission ne rime pas en effet avec reproduction. Quand les acteurs passent la main, ce qu’ils transmettent ne fixent pas ceux qui prennent le relais dans des manières de faire. En « reprenant le fil de ce qui existait déjà », ceux qui restent ou qui arrivent tissent leur propre fil, expérimentent leur héritage. Ainsi, l’identité se conjugue sur un mode dynamique.

« J’ai l’impression que l’identité est toujours en mouvance, donc à un moment donné faudrait la photographier pour l’arrêter. J’ai l’impression effectivement il y a une identité qui se crée là, de manière plus large et que même nous on n’arrive pas à définir […] je dirai que c’est comme la Bifurk, l’identité elle est mouvante parce que tout le temps elle est réinvestie par des personnes différentes mais c’est ce qui crée aussi cette identité, c’est qu’il y a la place. Il y a des personnes qui partent et des personnes qui arrivent. » (Naïma, La Bifurk, Grenoble)

Par ailleurs, les acteurs d’un lieu pourront défendre l’idée d’une philosophie du lieu, ils ne pourront pas pour autant la définir, ou alors maladroitement, de manière floue et non affirmée. Ils pourront décrire les processus de transmission, sans pour autant préciser ce qui fonde cette transmission, ce qui lui donne du sens… En résumé, pour essayer de mettre en mots la couleur, la connotation, l’identité du lieu, ils adopteront un point de vue issu de l’environnement, le point de vue du public par exemple. Ainsi, certaines expressions de type :

« je pense que le public nous perçoit comme… », ou « les publics se représentent le lieu comme… », ou « les gens ont une image de nous » sont assez fréquentes, si ce n’est que nous avons affaire ici à des lieux qui croisent différents publics et différentes populations. Les représentations sont multiples et variées. Tel lieu sera perçu tour à tour comme un lieu festif, militant, ouvert, fermé… L’exemple de l’espace autogéré des Tanneries à Dijon est intéressant à ce niveau-là. Parmi les lieux observés, il s’agit de celui qui a la dimension politique la plus affirmée et c’est comme ça qu’il est perçu de manière générale. Par contre, les organisateurs de concerts de l’agglomération dijonnaise le verront comme un potentiel lieu d’accueil et les publics de sound-systems le vivront comme un lieu de fête. Il en va de même pour l’Adaep, à Grenoble, qui sera considéré comme un lieu ressource par tous les acteurs du milieu folk local parce qu’y sont proposés des bals folks et des ateliers de danses et musiques

traditionnelles96. Par contre, les publics des soirées électro ne retiendront, encore une fois, que

la dimension festive. Ces deux exemples ne sont pas anecdotiques, ils illustrent le fait que l’identité d’un lieu est flottante, pour ne pas dire plurielle. Ceci est d’autant plus vrai si l’on s’intéresse à l’interaction d’un lieu avec ses publics, mais aussi avec les autres réseaux et mondes dans lesquels il s’inscrit.

Ainsi, il faut bien avouer que vouloir questionner l’identité d’un lieu par même et pour lui-même ressemble à une ambition stérile. Un lieu se construit aussi au travers de ses multiples inscriptions. L’identité d’un lieu, s’il en est une, est effectivement à mettre en lien avec le territoire, notamment les milieux, les réseaux dans lesquels il interagit.

Reste à poser la question des potentiels liens entre les lieux, qu’ils s’agissent de liens formels ou symboliques, de liens structurés à travers des réseaux ou sous-tendus par des valeurs communes. Qu’est-ce qui rassemble ces expériences singulières ? Qu’est-ce qui fait espace et/ou sens commun ? Autrement dit, cette question n’est pas simplement celle de la description de ces liens, mais aussi celle de leur définition.

96

Il y a une spécificité concernant les musiques et danses traditionnelles à l’Adaep. Elle correspond peut-être à la particularité de ces pratiques. Plus que disciplines artistiques, il s’agit en effet d’un courant associant quelques professionnels et beaucoup d’amateurs dans un imaginaire et un « style de vie » communs, à la manière des punks par exemple, mais dans un style différent évidemment. Pour approfondir, cf. Anne-Cécile Nentwig,

3. Quel espace du commun ? Une approche socio-géographique

Il est temps de pousser concrètement la porte du commun en s’intéressant particulièrement à ce qui connecte les lieux entre eux. Il n’est pas encore possible de poser un terme précis permettant de catégoriser, une bonne fois pour toutes, cet ensemble hétérogène. Ce n’est pas pour autant que cet ensemble n’a pas de prégnance, de matière à mettre en valeur. Serait-ce un monde ? Serait-ce un milieu ? Que vient faire là ce terme communauté ? Nulle réponse à cette ligne mais des interrogations en guise de chemins à arpenter.

Ces chemins, peut-être encore tracés par des lignes, sont parfois assez balisés, à la manière des différents réseaux construits comme des outils. D’autre fois, ils sont plus insaisissables, mouvants parce que symboliques ou permis pas les affinités. Quoiqu’il en soit, ces chemins s’arpentent bien souvent à pied, tant ils se donnent à voir là où les choses se font et se fondent, dans la cité.