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La reconversion : une tendance pérenne marquée par une diversification des questionnements scientifiques

1.1 ENJEUX TERRITORIAUX ET ANALYSES SCIENTIFIQUES DE LA RECONVERSION

1.1.1 La reconversion : une tendance pérenne marquée par une diversification des questionnements scientifiques

Les premiers travaux géographiques83 traitant précisément de la reconversion des territoires industriels interrogent avant tout les aspects économiques de cette reconversion avec des questions liées à l’emploi par exemple (Brunet, Grasland, 1992) la question de la réorganisation spatiale des territoires est également mise en avant (Baudelle, op. cit. 1994a) ainsi que celle des jeux d’acteurs (Holz, 1988). Le développement analytique de ces objets accompagne les priorités et les questionnements des pouvoirs publics locaux qui doivent alors gérer un problème inédit remettant en question toute l’organisation spatiale et économique de leurs territoires. De fait, les premières politiques mises en place sont des politiques de pôles de conversion qui ont été souvent instaurées dans l’urgence (Daviet, in. Daumalin et al. op. cit.) à partir de 1984. Ces politiques ont principalement concerné les régions minières, mais aussi les territoires de la sidérurgie et des chantiers navals. Le but était ici de réindustrialiser les régions touchées par la crise qui étaient souvent à caractère mono-industriel. Nous avons vu dans le chapitre 1, les difficultés qui s’opposaient à ce genre de politiques avec l’exemple de l’impulsion donnée à l’industrie automobile. C’est précisément ce contexte qui justifie les approches économiques et territoriales développées par les chercheurs. Le thème de la reconversion dans les analyses scientifiques arrive finalement assez tardivement par rapport aux premières politiques des années 1980.

1.1.1.1 La reconversion du Bassin minier dans la littérature scientifique

Pour entrer dans ce chapitre, nous avons souhaité d’abord analyser un numéro spécial de la revue Hommes et Terres du Nord, aujourd’hui Territoires en Mouvement, paru en 1994 – soit quatre ans après la fin définitive de l’exploitation – et entièrement consacré au « Pays Minier après la mine ». Cette manifestation d’un intérêt scientifique pour des dynamiques territoriales

83 La lecture de l’Habilitation à Diriger des Recherches de Simon Edelblutte a été particulièrement éclairante pour

comprendre comme la géographie s’était emparée de la question de la reconversion. Nous le remercions de son envoi.

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récentes dans un territoire proche84 était assez exceptionnelle pour nous intéresser. Ce numéro spécial nous paraît original dans le paysage scientifique car même s’il comporte des objets et des catégories d’analyse propres aux années 1990, il aborde déjà la question de la reconversion comme un processus multidimensionnel. En reprenant le sommaire de ce numéro, il est clair que les questionnements sont principalement d’ordre économique, mais aussi social et démographique. Un long article de dix pages interroge le redéveloppement économique essentiellement par le prisme de l’emploi et de sa mutation (Battiau et al., 1994). On ne parle pas encore de reconversion ici mais de conversion économique, le processus est présenté comme un projet au long cours avec de nombreux défis à relever par les pouvoirs publics. Le mois de décembre 199085 est ainsi décrit comme n’étant « qu’une étape symbolique » par Pierre Bruyelle dans l’éditorial. De fait, la nécessité d’une gestion transversale de l’héritage minier apparaît déjà dans l’article de Guy Baudelle (op. cit. 1994b, pp. 3-12) qui revient notamment sur les cas particuliers de l’habitat et des friches qui opposent acteurs locaux et acteurs de l’Etat. Le Bassin minier est également présenté comme un territoire spécifique et unique du temps de l’exploitation du charbon – à la manière d’une hétérotopie86 (Foucault, op. cit.) – et c’est la permanence de ces caractéristiques qui est interrogée à l’heure de l’après-charbon en termes de comportements démographiques (Thumerelle, 1994) par exemple. Enfin, les aspects environnementaux sont également questionnés en se concentrant principalement sur les vulnérabilités induites par l’exploitation du charbon et ses impacts sur le réseau hydraulique par exemple (Roussel et al., 1994). En plus de la parution de ce numéro, la thèse de Guy Baudelle soutenue la même année envisage le Bassin minier comme un système spatial et interroge la construction de ce dernier ainsi que sa réorganisation après la fin de l’exploitation. Ce numéro mêle donc les approches les plus communément partagées à cette époque sans qu’une en particulier prenne le dessus, la nécessité d’une approche transversale – pour les pouvoirs publics comme pour la recherche – apparaît déjà cruciale.

La reconversion du Bassin minier ne fait plus l’objet d’autres travaux de géographie jusqu’en 2001, date à laquelle Guy Chautard et Bertrand Zuindeau questionnent la pérennité d’une reconversion qui serait encore « à l’ordre du jour » et le renouvellement des politiques publiques locales au prisme du développement durable. Aujourd’hui, alors qu’il n’y a pas eu de

84 Historiquement, la revue est rattachée au laboratoire Territoires, Villes, Environnement et Société (TVES) de

l’Université de Lille 1.

85 Date à laquelle a été remontée la dernière gaillette de charbon à Oignies.

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nouvel ouvrage consacré à la reconversion du Bassin minier87, celle-ci figure paradoxalement dans de nombreux manuels du secondaire depuis 2016, notamment pour les classes de première générale ou de STMG, pour illustrer la question des territoires en mutation ou des dynamiques territoriales88. Il faut également souligner les travaux de la géographe Béatrice Giblin qui analyse le Bassin minier comme territoire politique dans sa thèse sur le Nord-Pas-de-Calais (1988) et la lie aux dynamiques d’aménagement : la lente reconversion du territoire (Giblin, in. Poussou, Lottin, op. cit.) est liée au jeu d’acteurs et à l’action collective. Nous pouvons également évoquer ceux de Corinne Luxembourg qui, dans son ouvrage sur les transformations des villes industrielles (2013), évoque les dynamiques de reconversion y compris dans le Bassin minier. Etonnamment, alors que la reconversion du Bassin minier est un processus durable mais évolutif, les chercheurs en géographie « locaux » de l’Université d’Artois ne se saisissent qu’assez peu de cette question89 – ce qui n’est pas le cas dans le contexte lorrain par exemple où les chercheurs du LOTERR travaillent régulièrement sur le bassin houiller dont ils sont les voisins. Faut-il y voir un désintérêt ou une impression d’avoir épuisé la question ? Ces années de déshérence du territoire ont-elles amené à considérer que le Bassin minier est un territoire où il ne se passe rien ? Depuis la thèse de Guy Baudelle en 1994 qui abordait frontalement la question du passage à l’après-mine, aucun autre travail de cette envergure n’a été réalisé sur le territoire. A ce jour, un certain nombre de thèses vont être soutenues prochainement sur le sujet. Parmi celle-ci, celle d’Adeline Skrzypczyk à l’Université de Lille90, celle d’Aurélien Gack à l’Université de Lorraine91 et bien sûr la mienne à l’Université d’Artois, toutes trois en géographie, et celle d’Hanane Idihia à Paris Saclay. L’impensé scientifique est donc amené à se résorber ; néanmoins le manque de littérature sur la période 1990-2000 est à souligner. A l’exception de quelques travaux précédemment énoncés, la reconversion du Bassin minier, mais aussi des autres territoires postindustriels, entre finalement assez tardivement dans les questionnements géographiques, avec une approche économique forte qui a vite montré ses limites.

87 On peut tout de même évoquer les actes du colloque « La reconversion des bassins charbonniers. Une

comparaison interrégionale entre la Ruhr et le Nord-Pas-de-Calais » parus dans La revue du Nord en 2006 ; ainsi que trois thèses évoquant plus ou moins directement cette reconversion (Forbras, 2000 ; Joly, 2001 ; Wiesztort, 2011)

88 Les éditions Magnard et les éditions Hachette notamment.

89 Les questionnements scientifiques de mes collègues se portent sur d’autres territoires de la Région comme

l’espace transfrontalier Grande-Bretagne, France, Belgique, le littoral ou l’Artois ou travaillent sur des terrains étrangers comme la Guyane, le Sahel ou l’Allemagne.

90 Élaboration d'une méthodologie participative de transformation durable des territoires post minier par le

tourisme et les loisirs.

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1.1.1.2 Renouvellement des approches de la reconversion

Dans un article de 2005, Sylvie Daviet analyse les publications relatives à l’économie industrielle dans l’Espace géographique de 1970 à 1999 ; travail repris et complété par Simon Edelblutte dans son Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) de 2012. L’intérêt de ce genre d’analyse étant de vérifier les évolutions d’un courant de recherche dans ses objets d’études et ses approches dans une perspective dynamique. Ce qui a particulièrement éveillé notre curiosité dans cet exercice est l’apparition plutôt tardive de l’intérêt des chercheurs pour la reconversion. En effet, Sylvie Daviet souligne sa faible représentation dans la période sélectionnée par elle, tandis que Simon Edelblutte confirme ce propos en évoquant son apparition et son développement à partir des années 2000. En outre, son analyse se fait essentiellement par le prisme de l’économie, ce qui comporte des limites évidentes puisqu’elle passe sous silence les aspects sociaux, mais aussi urbanistiques et symboliques, de la reconversion qui sont tout aussi cruciaux. Elle permet cependant de sortir de l’aspect monographique de certaines études en mettant en lien la question de la reconversion avec des dynamiques globales comme celles de la mondialisation (Amlot, Kennedy, 2010). En revanche, les années 2000 marquent aussi la diversification des approches de la question de la reconversion.

En effet, à partir des années 2000, bien que l’angle économique continue d’être une approche importante92, la question de la reconversion des territoires postindustriels bénéficie d’interrogations renouvelées notamment en raison de leur situation paradoxale entre permanence et mutation, entre gestion de l’héritage et projet.

Les politiques publiques sont passées d’une gestion de l’urgence à une gestion planifiée (Edelblutte, op. cit. 2012). Pour autant, la reconversion des territoires postindustriels représente toujours un défi partiellement relevé par les parties prenantes. Cet échec des politiques de reconversion, cette situation de mutation non-aboutie des territoires post-industriels mais aussi l’émergence de l’archéologie industrielle dans les années 1990 expliquent probablement l’émergence de nouvelles approches développées par les géographes telles que celle par le paysage, en tant qu’interaction entre la nature et les hommes, par exemple. Cela peut aussi s’expliquer par une prise en compte plus importante de cette composante paysagère par les pouvoirs publics. Dans le cas du Bassin minier, le verdissement est une préconisation anticipée puisqu’on en retrouve des traces dès les années 199093, sans que pour autant cela relève d’une approche par le paysage à proprement parler, l’enjeu est davantage de cacher que de mettre en

92 Notamment avec l’émergence de l’économie créative, nous y reviendrons.

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valeur. En revanche, depuis l’inscription du territoire au Patrimoine mondial de l’Unesco au titre des « paysages culturels évolutifs », les actions pour le préserver et le valoriser sont bien plus explicites et réglementées, nous aurons l’occasion d’y revenir.

Longtemps déconsidérée en géographie, l’approche par le paysage est donc réactivée dans les années 2000 et permet d’interroger la construction de paysages industriels dans un rapport dynamique en passant par le déclin et la reconversion. Partir d’effets tangibles a l’avantage de pouvoir interroger le processus de reconversion à plusieurs échelles (de la friche au bassin en passant par la ville-usine). Néanmoins, cette approche est relativement marginale94 et ne peut pas se suffire à elle-même. En effet, elle doit être couplée à d’autres approches pour avoir une réelle portée heuristique. C’est le travail que réalise Simon Edelblutte en la couplant à une approche territoriale (op. cit. 2009, op. cit. 2012) par exemple ou Michel Deshaies avec les impacts environnementaux – entre autres – (op. cit. 2007), Edith Fagnoni avec le patrimoine (2001, 2002) ou encore Corinne Luxembourg avec l’identité et l’habiter (2014). Ces approches, bien que le mot « reconversion » qui désigne un processus engagé soit régulièrement employé, révèlent autant de dynamiques positives que de déclin des territoires. Elles montrent également des acteurs publics questionnés et mis au défi par ces dynamiques négatives, qui envisagent et gèrent plus ou moins cette nécessité de la reconversion. Ces approches, notamment les deux dernières, montrent aussi le statut ambivalent de l’héritage spatial minier entre patrimonialisation et rejet, entre reconnaissance institutionnelle des supports spatiaux des mémoires habitantes et de l’identité sociale collective, et instrumentalisation de ces dernières. Nous défendons l’intérêt d’un croisement de ces approches qui permette de mieux caractériser les processus de reconversion à l’œuvre dans le Bassin minier ; ce point sera développé plus loin dans ce chapitre, au moment de l’explicitation du positionnement scientifique choisi. Enfin, il faut également préciser que la question de la reconversion s’est aujourd’hui affaiblie au profit d’un questionnement plus large sur le renouveau des territoires, questionnement qui permet davantage une analyse transdisciplinaire d’une part, mais aussi d’insister sur la mise en cohérence d’opérations appartenant des secteurs divers ou valorisant des fonctions perçues comme complémentaires (fonctions commerciales, socio-éducatives, culturelles). On parle donc aujourd’hui davantage de renouveau urbain – ou territorial – ou de régénération urbaine (Chaline, 1999) afin de mettre en avant cette dimension plurisectorielle et transversale de la reconversion, avec notamment l’idée d’une réparation du tissu urbain. La régénération

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urbaine95, comme nous l’avons souligné dans l’introduction, vient d’une filiation directe avec les terminaisons anglo-saxonnes, voire britanniques, et est entendue comme un ensemble de « stratégies de reconversion visant à redynamiser des économies urbaines défaillantes tout en visant à doter les villes de fonctionnalités nécessaires à l’émergence de nouvelles images » (Chaline, loc. cit., p.4). Le renouveau urbain répond à la même définition mais vient d’une traduction de l’« urban renewal » américain et est considéré par certains chercheurs comme moins « mystique » (Edelblutte, op. cit., 2012 ; Bailoni, op. cit. 2014) sans que cette discrimination ne renvoie pour autant à une distinction conceptuelle précise. Sur notre terrain, les acteurs territoriaux parlent plus volontiers de renouveau urbain dans une vision de redéveloppement global du territoire. Les actions de régénération urbaine semblent davantage limitées à des opérations en particulier, à l’échelle d’un équipement et du quartier adjacent. Nous faisons le choix d’utiliser l’un ou l’autre de ces deux termes dans cette thèse en fonction des objectifs visés par les porteurs des projets étudiés.

Après avoir explicité les différentes approches de la reconversion en géographie et leur diversification progressive, nous choisissons d’illustrer cette diversification, en nous intéressant à un des grands emblèmes du déclin et des dynamiques de reconversion qu’est la friche. Cet intérêt est motivé par notre objet d’étude principal : les friches qu’ont constitué les grands sites miniers aujourd’hui reconvertis en lieux culturels.

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