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LES HABITANTS DU BASSIN MINIER, UNE CATÉGORIE DE POPULATION SPÉCIFIQUE ?

Chapitre 3 : Présentation du terrain et méthodologie

1. OBJET ET CADRE D’ANALYSE DU TRAVAIL DU TRAVAIL DE RECHERCHE

1.2 LES HABITANTS DU BASSIN MINIER, UNE CATÉGORIE DE POPULATION SPÉCIFIQUE ?

Nous avons déjà évoqué dans le premier chapitre les indicateurs économiques et sociaux qui font des habitants du Bassin minier une catégorie de population défavorisée au regard des moyennes régionales et nationales. Ces fragilités économiques et sociales, nous l’avons également développé dans le cadre de notre grille d’analyse, font des habitants des individus par défaut (Castel, in. Aubert, op. cit.). Peut-être convient-il de détailler davantage ce que Robert Castel entend par cette expression. Selon lui, l’individu a besoin de deux supports pour se réaliser et répondre pleinement à la dénomination « individu » : la propriété privée et la propriété sociale. La propriété sociale étant « l’ensemble des ressources et des droits principalement construits à partir du travail, et qui peuvent assurer l’indépendance sociale des non-propriétaires » (ibid. p.167). Les individus en défaut seraient donc ceux qui n’ont pas accès à l’un de ces deux supports qui sont les moyens d’être insérés dans la société et d’y jouer un rôle, ceux qui n’ont pas les moyens d’être auto-suffisants. Robert Castel résume cette figure de l’individu par défaut par deux autres : celles du chômeur de longue durée ou du jeune en quête d’emploi qui seraient emblématiques de cette privation de propriété sociale.

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Cette entrée par l’emploi – ou plutôt par l’absence d’emploi – nous semble intéressante car les taux de chômage particulièrement élevés dans le Bassin minier viendraient corroborer cette hypothèse de l’individu par défaut. Néanmoins, il nous semble que le problème va plus loin et nous préférons opter pour la précarité comme catégorie d’analyse. Une précarité économique et sociale, fortement induite par l’absence de travail, mais aussi culturelle ou identitaire, fortement induite par des permanences et des représentations, souvent accompagnée d’un phénomène d’exclusion marqué, y compris spatialement.

Le terme précarité est utilisé en sociologie depuis les années 1980 (Cingolani, 2005 ; Bresson, 2016) car il recouvre une diversité de situations, de l’instabilité sociale à l’exclusion la plus aboutie, ce qui permet d’adopter un propos plus nuancé pour caractériser le dénuement d’une partie de la population du Bassin minier. Certes, la précarité est une catégorie plus évolutive et incertaine que celle de la pauvreté par exemple (Cingolani, op. cit.), mais elle permet de ne pas séparer les habitants en deux blocs selon un critère qui pourrait être jugé arbitraire comme le revenu médian. La précarité permet de souligner de manière peut-être plus fine une insécurité ou une fragilité de la population selon tout un ensemble d’indicateurs. La précarité est donc multidimensionnelle et peut être évaluée à partir d’indicateurs économiques et sociaux qui doivent être croisés afin de révéler l’instabilité vécue et subie par la population.

On peut penser au taux de chômage, notamment chez les jeunes et chez les femmes, au taux d’inactivité (en dehors des retraités et des étudiants) pour ce qui concerne la sphère du travail ; on peut également mobiliser le revenu médian, le nombre d’allocataires de minima sociaux pour ce qui relève de la sphère monétaire, le nombre de famille monoparentales ou la part de personnes sans diplôme pour révéler une fragilité sociale. Enfin, il convient également d’y adjoindre des indicateurs de santé publique comme un taux de mortalité prématurée ou le nombre de personnes en situation d’addiction (au tabac ou à l’alcool par exemple) ou en surpoids grave pour révéler les impacts de la précarité sur la vie quotidienne.

Dans les documents d’expertise et d’analyse territoriale émanant des collectivités territoriales ou des structures d’ingénierie territoriale, il est très peu fait mention du terme de précarité et lorsqu’il est utilisé, il s’agit toujours d’une précarité économique. Les acteurs du Bassin minier emploient plus volontiers le vocable de pauvreté, sans qu’une hiérarchie consciente existe entre les deux termes dans leur esprit. Dans son portrait socio-économique du Bassin minier paru au début de l’année 2019, la Mission Bassin Minier, revient sur cette pauvreté des habitants :

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« Les taux [de pauvreté] observés à l’échelle du Bassin minier, majoritairement supérieurs à la référence régionale avec des taux dépassant 20 %, 30 %, voire 40 % dans le cas de Lourches et de Denain, viennent souligner l’importance des difficultés économiques rencontrées par de nombreux ménages du territoire minier » (p.36).

Pour rappel, le seuil de pauvreté est fixé à 1088 euros par mois pour une personne seule en 2014. La moyenne régionale est de 18% et la moyenne nationale est de 14,9% pour les mêmes périodes. Cette pauvreté n’est ni minimisée, ni cachée. Elle est au contraire présentée comme un véritable enjeu et une partie des projets actuels – notamment les projets culturels – sont légitimés par l’existence de cette pauvreté. Ce point sera détaillé ci-après.

Toute la population du Bassin minier n’est pas également concernée par cette précarité mais il faut souligner la convergence de certains chiffres, notamment dans les communes possédant des cités minières aujourd’hui gérées par des bailleurs historiques comme Maisons et Cités (autrefois Soginorpa) ou encore SIA Habitat ou Pas-de-Calais Habitat. Cette population est aujourd’hui constituée d’ayant-droits136 qui est une population vieillissante et qui se réduit progressivement mais aussi de locataires pouvant bénéficier d’un logement social. C’est particulièrement cette catégorie de population qui nous a intéressés en raison de deux facteurs. D’abord, parce que les équipements culturels que nous avons sélectionnés se trouvent en toute logique à proximité directe de certaines de ces cités137. Ce sont d’anciens lieux d’extraction qui permettent de façon exemplaire de vérifier l’adéquation entre les politiques culturelles menées et les pratiques culturelles locales. Ensuite, parce que ces mêmes projets culturels sont en partie légitimés par des discours qui invoquent explicitement la possibilité d’un retour de la fierté pour les populations locales grâce à ces mêmes équipements ou des théories qui s’inscrivent dans la logique du ruissellement138. Selon les sociologues étudiant la précarité, s’intéresser à cette catégorie de population induit une méthode et des défis spécifiques, nous nous emploierons à développer cette méthode dans le point 2 de ce chapitre.

Cette prégnance importante de la pauvreté constitue donc un enjeu pour les pouvoirs publics locaux pour qui la mixité sociale est un objectif à atteindre et surtout un objectif désirable qui permettrait selon eux de réduire les handicaps du territoire. De fait, il existe une croyance forte

136 Pensionnés des Houillères ou leurs veuves

137 Nous rappelons ici les logiques spatiales minières qui associent la cité et le lieu d’exploitation en un couple

difficilement dissociable.

138 Théorie selon laquelle les plus hauts revenus sont injectés dans l’économie, soit par la consommation, soit par

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chez certains des acteurs que nous avons interrogés en une politique de l’offre ou des aménités urbaines pour attirer d’autres catégories de population dans le Bassin minier.

« Je suis à titre personnel convaincu depuis toujours, et à mon avis je le serai durablement, que l’attractivité d’un territoire se joue sur les dimensions culturelles, sportives, ludiques… On n’attire pas les gens sur un territoire par l’équipement technique du territoire. (…) Est-ce qu’il y a une université ? Est-ce qu’il y a des salles de spectacle ? Est-ce qu’il y des équipements sportifs, un réseau d’écoles qui fonctionne bien ? Ça c’est des choses importantes. (…) Le bassin minier a terriblement besoin de changer d’image et avec ce genre d’équipements on peut y parvenir. (…) Il faudrait qu’on devienne attractif pour les gens qui travaillent sur le territoire mais qui pour autant habitent ailleurs »139.

Les équipements culturels comme le Louvre Lens sont vus comme des aménités urbaines pouvant permettre une nouvelle attractivité résidentielle – notamment d’actifs qualifiés – pour les villes du bassin minier. Avec cet extrait d’entretien, nous comprenons assez facilement quelle est la logique pour les parties prenantes de l’ingénierie territoriale locale : (1) le Bassin minier a besoin de redevenir attractif pour assurer son redéveloppement territorial ; (2) l’économie résidentielle permise par un retour de catégories de population plus aisées participe de ce redéveloppement territorial ; (3) pour redevenir attractif, le Bassin minier a besoin de changer d’image ; (4) les équipements, notamment d’ordre culturel, de rang métropolitain, sont des leviers efficaces pour assurer ce changement d’image. Cette logique inspirée par des opérations d’aménagements jugées réussies comme l’expérience Guggenheim à Bilbao, amène donc à légitimer l’ouverture d’un musée du Louvre à Lens140 mais, on le voit, en grande partie pour des catégories de population qui n’habitent pas ou pasencore sur le territoire.

Néanmoins, cette logique s’accompagne presque systématiquement d’une autre préoccupation, celle de régler les problèmes de pauvreté et de précarité des habitants du Bassin minier et, cette fois encore, des équipements culturels comme le Louvre sont perçus comme des opportunités.

« L'assemblée générale du 1er juillet 2010 a défini la stratégie d'Euralens en ces termes ; « il s'agit de s'appuyer sur l'arrivée du Louvre-Lens pour, in fine,

139 Extrait de notre entretien avec GB, 22/02/16.

140 A partir d’une mécompréhension de l’exemple du Guggenheim à Bilbao comme nous l’avons analysé dans le

chapitre 2, nous reviendrons sur cette tentative d’adaptation d’un modèle urbain – qui n’en est pas réellement un – plus longuement dans la deuxième partie du chapitre 4.

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améliorer le bien-être de la population et développer le territoire, avec un haut niveau d'ambition » »141.

Ainsi, le musée du Louvre est appréhendé comme un catalyseur favorisant l’émergence de nouveaux projets, comme la rénovation des cités minières, et le mieux-être de la population locale, De même, l’association Euralens a, chaque année depuis 2014, publié un carnet spécifique sur les retombées économiques et sociales du Louvre Lens en termes d’émergence de projets, de création d’emplois ou d’attractivité touristique.

Les caractéristiques économiques et sociales de la population du bassin minier sont donc un élément important de la rhétorique justificative de l’arrivée du musée du Louvre à Lens. Après avoir affiné ses caractéristiques territoriales et sociologiques actuelles, nous allons présenter notre terrain et approfondir la complémentarité des quatre sites retenus.

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