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Chapitre 1 : La singularité de la trajectoire de reconversion du Bassin minier

1.1 DE L’ESPACE RURAL AU PAYSAGE INDUSTRIEL TOTAL

1.1.1 Les logiques de structuration spatiale

Le Bassin minier doit avant tout son existence à la présence en sous-sol d’une veine de charbon qui traverse la région du Nord-Pas-de-Calais d’ouest en est et se prolonge jusqu’en Pologne en passant par la Belgique. Il procède de prime abord d’une réalité géologique dont les contours sont forcément incertains puisque cette veine n’est pas une ligne droite régulière. De plus, la qualité du charbon n’est pas la même partout et son enfouissement est inégal. Cette absence d’uniformité souterraine explique l’irrégularité topographique du Bassin minier. De fait, s’il fallait donner des limites précises à cette zone que les élus locaux appellent territoire, elles ne seraient pas aisées à établir pour plus d’une raison. On peut d’abord invoquer la multiplication des partitions administratives mais il faut peut-être commencer par son appellation même de « bassin ». En effet « espace d'activité plus ou moins centré, plus ou moins organisé autour d'un point, parfois d'une ligne, voire d'une forme de mise en valeur » (Brunet et al., 1993, p.64), le bassin n’est pas un type d’espace possédant des limites clairement établies, autres que celles de l’étendue de la ressource considérée.

« Le bassin n’est pas prisonnier de frontières intangibles. La notion de gradient convient mieux que celui de borne, car les limites des bassins fluctuent constamment au cours du temps en fonction de la conjoncture économique, de l’évolution des techniques, de la progression des chantiers d’exploitation minière » (Leboutte, 1997).

Le Bassin minier se repérait donc aux formes spatiales produites par les chantiers d'exploitation minières avec des fronts pionniers (voir figure 2) en fonction des découvertes – et de la volonté de toujours trouver du charbon de meilleure qualité ou plus aisé à exploiter –, des centres dynamiques là où l'exploitation était la plus intensive ainsi que des périphéries ou des zones marginalisées à mesure qu'elle devenait moins productive.

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L'Histoire retient la date de 1720 comme étant le point de départ de l'exploitation du charbon dans la région grâce à la découverte - après dix-huit mois de travaux – à Fresnes-sur-Escaut d'un affleurement charbonnier. A partir de cette date, l’exploitation du charbon, d’abord sporadique et peu intense, se traduit par une faible modification de l’organisation spatiale. La première vraie rupture dans la trajectoire du Bassin minier, est le processus enclenché à partir des années 1830, celui de l'extension de la recherche de charbon vers l'ouest et de la mécanisation généralisée de l'exploitation. Les vallées de l’Escaut et de la Scarpe ainsi que la plaine et les collines de la Gohelle commencent leur mutation vers un « paysage industriel total » (Rabier, 2002), c'est-à-dire un paysage dont tous les éléments sont un résultat de l’industrie houillère. La carte diachronique ci-après montre la chronologie de cette exploitation et sa dynamique.

Figure 2 : Carte de localisation du Bassin minier et dynamique de l’exploitation

Source : Guy Baudelle, « Ce que peut dire la géographie », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 110-4 | 2003, p4.

Nous avons choisi de reprendre cette carte de Guy Baudelle car elle permet de mettre en avant les fronts pionniers de l’exploitation du charbon ainsi qu’un fonctionnement de ces espaces selon le couple centre/périphérie grâce à la matérialisation d’une expansion qui se fait de plus en plus vers l’ouest et vers les marges. De même, elle illustre parfaitement notre propos sur la première rupture dans la trajectoire territoriale du Bassin minier puisque la période 1831-1840 apparaît bien comme une période charnière.

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Ainsi, le Bassin minier est une zone géographique née de l’exploitation du charbon et de son emprise totale sur le territoire – on a d’ailleurs véritablement commencé à parler de « Bassin minier » à partir de la nationalisation des compagnies privées ; moment où le caractère mono-industriel de l’activité était le plus probant et moment d’un marquage plus intense de cet espace par cette dernière. Aujourd’hui, ces limites se lisent toujours dans le paysage via les équipements encore présents qui montrent l’étendue de l’ancienne activité. En effet, la fin de l’activité principale d’un bassin économique ne conduit pas à une disparition immédiate de ce type d’espace puisqu’elle l’a marqué durablement, sur le plan paysager bien sûr, mais aussi sur le plan social et de son organisation. Il est peut-être possible de parler de bassin fantôme ou de

territorialités fantômes à la manière des frontières fantômes (von Hirschhausen, 2017) qui, après leur disparition, déterminent encore des représentations et des usages de l’espace par rémanence. Actuellement, la délimitation du Bassin minier repose sur l’existence de traces22 héritées de l’extraction du charbon qui, malgré de nombreuses démolitions, sont pour beaucoup encore bien visibles.

Sur le plan organisationnel, le périmètre du Bassin minier a pendant longtemps été celui des concessions minières qui ne tenaient guère compte des limites communales comme nous allons le voir et qui voyaient dans le fractionnement des espaces de vie, une manière d’empêcher l’émergence de solidarités d’intérêt entre travailleurs. Ces concessions étaient détenues par des compagnies privées (voir figure 3) – souvent du même nom – qui étaient au nombre de dix-huit avant la nationalisation23. À l’impression d’homogénéité causée par la généralisation de l’exploitation du charbon et ses répercussions sur le paysage, il faut pourtant opposer la partition de l’espace engendrée par la constitution et l’extension de ces compagnies minières. Il est possible d’affirmer qu’il y a eu dès la genèse de ce territoire plusieurs bassins dans le Bassin minier, avec des spécificités locales, bien que la logique d’organisation générale ait été la même, comme nous le verrons par la suite. Le bassin valenciennois, par exemple, se démarque des autres par une activité industrielle qui s’est progressivement diversifiée dès 1880, avec la métallurgie notamment mais aussi grâce à un renouveau de l’artisanat (verrerie et faïencerie), et grâce à l’effet conjugué des politiques protectionnistes française et de sa proximité avec la frontière belge qui la rend attractive pour les voisins wallons (Leboutte, op. cit., p.170).

22 Nous reprenons ici à notre compte la définition du mot « trace » telle qu’employée par Vincent Veschambre

(2008) comme un élément révélateur du passé et pas systématiquement intentionnel, en opposition à la « marque ».

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La nationalisation des moyens de production a été décidée par un vote à l’Assemblée Nationale en 1946 afin de reprendre le pouvoir sur l’exploitation et instaurer « une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie »24. Les Charbonnages de France (CdF), au statut d’Etablissement Public à Caractère Industriel et Commercial (EPCIC), sont créés sur décision gouvernementale pour gérer l’activité minière. Afin de mieux répondre aux besoins spécifiques locaux, les CdF sont déclinés en différentes entités appelées les Houillères ; la zone Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais correspond aux Houillères du Bassin du Nord et du Pas-Nord-Pas-de-Calais (HBNPC). Cette nationalisation des compagnies minières n’a pas pour autant remis en question les logiques d’organisation antérieures. Face à cette territorialisation multiple, nous pouvons d’ores et déjà faire l’hypothèse d’une juxtaposition des territorialités25 marquées par des attachements, des pratiques et des imaginaires propres à chaque espace géré par une compagnie minière différente, voire spécifique à chaque concession. Il est également possible de se poser la question d’une pérennité de ces territorialités multiples, en dépit de la nationalisation, puis de l’arrêt de l’exploitation, et de les interroger au prisme des discours actuels présentant le Bassin minier comme un territoire homogène et cohérent.

Pour en revenir à l’organisation spatiale initiale du Bassin minier, il faut également préciser que les compagnies minières pouvaient regrouper plusieurs concessions, d’où les différences de tailles observables (notamment celle d’Anzin qui est la plus grande), jusqu’à épuisement du gisement ou jusqu’à ce qu’il devienne trop compliqué et donc trop coûteux à extraire. La carte ci-après montre cette structuration du Bassin minier selon les différentes compagnies qui gèrent parfois plusieurs sous-ensembles du Bassin minier comme c’est le cas de celle de Vicoigne-Noeux-Drocourt.

24 Philippe Mioche, Eclairage sur la nationalisation des Houillères,

https://fresques.ina.fr/memoires-de-mines/fiche-media/Mineur00340/la-nationalisation-des-houilleres.html.

25 La territorialisation faisant référence aux processus engagés par les systèmes d’acteurs faisant advenir le

territoire (Vanier, 2002) et la territorialité à l’ensemble des relations qui lie un individu à un territoire (Di Méo, 1996).

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Figure 3 : Carte des compagnies minières avant la nationalisation

Source : Mission Bassin Minier, 2011

Dès la fin du 18e siècle, les premières compagnies privées ont souvent été fondées par des notables locaux qui possédaient suffisamment de capitaux pour démarrer une exploitation en collaboration forcée avec des seigneurs qui avaient la prérogative sur un territoire en particulier (avant la fin du régime seigneurial auquel la Révolution Française a mis fin). L’attribution des concessions se faisait par ordonnance royale (puis par le Conseil d’Etat), qui octroyait un périmètre défini et le droit d’exploiter le sous-sol. A partir des années 1850, l’organisation spatiale du Bassin minier se systématise et s’explique notamment par la concurrence entre ces différentes compagnies qui tentaient d'attirer la main d'œuvre en proposant des logements aux mineurs et à leur famille à proximité de leur lieu de travail, mais aussi des services (école, église, salle des fêtes) à proximité des habitations. Des enclaves de vie se sont ainsi constituées autour des puits d’extraction qui représentaient des centralités concurrentes aux centres des bourgs. En outre, ces compagnies ont donné une empreinte architecturale forte à la zone qu’elles contrôlaient avec l’affirmation d’une recherche esthétique et d’une qualité architecturale des logements et des divers édifices construits afin, toujours, de paraître compétitives26. D’ailleurs, comme nous le verrons plus tard, les formes urbaines du territoire sont un des héritages principaux de l’exploitation houillère. Les contours du Bassin minier sont donc lisibles en premier lieu grâce aux marqueurs spatiaux (Lageiste, op. cit.) de l’exploitation du charbon. Après la nationalisation de 1946, la logique de ces limites a relativement perduré puisque l’exploitation a continué selon une organisation similaire, malgré la suppression des

26 Mission Bassin Minier, L’habitat minier en Région Nord – Pas-de-Calais, Histoire et évolution 1825-1970,

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compagnies. Ces dix-huit anciennes compagnies sont alors réunies en huit groupes plus larges, mais qui respectent les logiques d’organisation spatiale préexistantes.

Dans cette période de l’après-guerre, synonyme de reconstruction pour la France, l’économie repose encore sur l’existence d’une base industrielle fortement mise à contribution, dont l’acier et le charbon font partie des éléments essentiels. La « Bataille du Charbon » est lancée à cette époque, orchestrée notamment par le Parti Communiste, afin de pousser la production à son maximum. S’en suit l’annonce d’un objectif de production équivalent à 100 000 tonnes par jour pour lequel une campagne de modernisation des installations est lancée ainsi qu’une demande d’un effort de travail supplémentaire de la part des mineurs27. Paradoxalement, c’est aussi à ce moment-là que les prémices de la fin de l’exploitation sont annoncées.

Figure 4 : Chronologie indicative de la constitution et de l’expansion du Bassin minier

Réalisation : Camille Mortelette, 201728

Sur ce graphique chronologique, nous voyons bien la constitution progressive, puis plus marquée à partir des années 1930, d’un paysage industriel total, notamment à cause de la mécanisation de l’exploitation. Les chevalements se multiplient dès le début du 20e siècle, les cités minières se développent ainsi que les centrales thermiques et les cokeries. Les fosses emblématiques du Bassin minier, à l’esthétique immortalisée par le film Germinal, sont édifiées entre 1900 et 1930. La première moitié du 20e siècle signe le véritable acte de naissance du

27 Mineurs « récompensés » par la création d’un statut spécifique qui va avec certains avantages comme la gratuité

du chauffage entre autres choses.

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Bassin minier dont l’aspect industriel total s’intensifie pendant l’entre-deux guerres. Néanmoins à partir des années 1950, des événements marquants comme la naissance de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) en 195029, conjugués à une baisse de la part du charbon dans la demande énergétique30, ont amené à la récession programmée de l’exploitation houillère malgré le mouvement premier d’aide à la production, notamment via des subventions (Leboutte, op. cit., p.477) et une production toujours importante de la matière première31. A partir de la deuxième moitié du 20e siècle, les difficultés d’ordre conjoncturel se multiplient sans que cela ne remette en question la confirmation du paysage industriel total. Les destructions engendrées par les conflits mondiaux ont cependant modifié la physionomie de ce bassin avec la disparition de certaines infrastructures – la reconstruction pouvant aussi constituer un effet d’aubaine pour la modernisation – ou encore l’utilisation plus systématique du béton après le 2e conflit mondial.

1.1.2 Un système spatial et une organisation sociale qui dessinent une hétérotopie ?

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