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FORMES SPATIALES

3.2 LE BASSIN MINIER PARANGON DE L'HYPERMODERNITÉ ?

Le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais au temps de l’activité minière peut être vu comme un territoire emblématique de la modernité. En effet, le paysage urbain de ce territoire a largement été modifié à partir de la Révolution industrielle jusqu’au milieu du 20e siècle. En outre, il est possible d’ajouter que la modernité, et l’industrialisation qui l’accompagne, ont modifié l’espace et l’ont érigé en territoire en lui imposant une forme et une fonction qui n’était pas siennes au préalable. En effet, selon Jean-Claude Rabier (op. cit, p.22), « la configuration du territoire minier ne résulte pas d’une nature, mais de l’action d’agents, en l’occurrence les compagnies minières, qui le structurent en fonction de leurs objectifs et de leurs intérêts ». La modernité, pourtant présentée comme un instrument d’émancipation de l’individu, a donc davantage été une période de subordination des individus à des processus économiques et d’exploitation, dont l’industrialisation a été l’outil et avec elle, ce que Lefebvre appelle l’idéologie rationnelle qui a fait prévaloir la technique sur la préservation d’une logique organique de la ville. L'action des deux fléaux de la modernité sur le territoire est donc issue des logiques de l’exploitation minière et son action sur le spatial mais aussi sur le social. En effet, nous avons également déjà abordé dans ce même chapitre la domination exercée par les compagnies minières sur les populations locales via les préceptes hygiénistes et paternalistes. L’action de la modernité est ici renforcée par l'assujettissement de la population locale via un contrôle social, entraînant de fait une dépendance de la base ouvrière au patronat et renforçant cette idée d’aliénation précédemment évoquée.

De plus, le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais pourrait être vu actuellement comme le symbole d’une modernité décomposée, dont il ne reste que les ruines, d’autant plus que depuis les années 1960 et jusqu’à très récemment, il s’agissait d’un territoire que certains observateurs décrivent comme laissé « en l’état », inerte (Percq, 1997 ; Huntzinger, 1998 ; Cabiddu, 2001). Nous serions alors face à un territoire qui garderait les stigmates d’une période révolue et dont il est difficile d’envisager la transition à une nouvelle ère, d’autant plus qu’il est fortement marqué sur le plan socio-spatial par la domination exercée par la modernité – localement

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traduite par l’action des compagnies minières, puis de Charbonnage de France. L’arrêt plus ou moins brutal de l’exploitation minière a également eu un impact fort sur la sphère privée des mineurs, laissant une population relativement désemparée et dans l’expectative. Certains acteurs publics du territoire estiment que les effets de ce qu’ils appellent un abandon de la population s’en ressentent encore aujourd’hui. En effet, ils estiment que la population du Bassin minier a de grandes difficultés à sortir d’une certaine inertie, à prendre des initiatives par elle-même et à saisir des opportunités78. Cependant, si certaines formes spatiales ont perduré depuis la fin de l'exploitation, les usages, eux, ont disparu ou ont évolué ce qui nous permetd’affirmer que les signaux forts de la modernité se sont considérablement altérés ; il s’agirait davantage aujourd’hui de parler de signaux faibles.

La modernité telle que nous l’avons définie préalablement ne peut donc plus caractériser de manière satisfaisante le Bassin minier, ni en donner une interprétation spatiale, sociale et économique acceptable puisqu'elle ne correspond plus à sa réalité. Nous nous proposons donc d’apprécier ce que les concepts de postmodernité et d’hypermodernité peuvent apporter à cet effort de caractérisation.

Tout d’abord, nous posons comme postulat de départ que l’espace circonscrit du Bassin minier a subi les mêmes évolutions sociales et économiques que le reste du territoire national et est soumis au même malaise, à la même incertitude concernant l’avenir ; sentiments probablement renforcés par le contexte postindustriel de la région. En effet, la fin de l'exploitation minière et des métiers directement et indirectement liés à celle-ci, entraînant des taux de chômage élevés et une paupérisation de la population n'ont pu qu’accroître la désillusion des habitants du bassin ainsi qu'un sentiment de perte de sens et une perte de foi en ce que pourrait apporter l’avenir. Il est également possible d'évoquer ici le concept de désaffiliation tel que développé par Robert Castel dans les années 1990. La désaffiliation désigne une situation où les personnes sans travail se retrouvent du même fait écartées de certains réseaux qui portent en eux des processus de reconnaissance monétaire mais aussi de reconnaissance sociale. Cette désaffiliation traduit donc une double exclusion d'une partie de la société de cette population sans emploi.

Sans réduire la population du Bassin minier en une figure unique, nous pouvons tout de même rappeler que les indicateurs tendent à montrer une situation critique. S’il fallait donc situer la majorité de la population du Bassin minier dans l’hypermodernité, il s’agirait bien de la face

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négative de cette hypermodernité : des « individus par défaut », en manque de ressources matérielles et culturelles et qui « manquent des supports objectifs pour accéder à un minimum d’indépendance, d’autonomie, de reconnaissance sociale » (Castel, in. Aubert, op. cit., p.166). L’hypermodernité se caractérise par le mouvement, la fluidité et la flexibilité. Comme l’indique Lipovetsky, ces individus « captifs » sur le plan socio-spatial constitueraient donc le revers de l’hypermodernité. En outre, Bernard Stiegler parle d’un effondrement du narcissisme et d’une incapacité à s’aimer soi-même, rhétorique que l’on retrouve très régulièrement dans les discours des acteurs publics pour légitimer leurs projets quand ils parlent d’une nécessité du retour de la fierté pour les habitants du Bassin minier. Pour autant, le tableau qui suit le montre bien, des dynamiques et des processus caractéristiques de la post et de l’hypermodernité émergent dans ce territoire.

Finalement, si la modernité a été le symbole de la domination dans le Bassin minier, le passage à l'hypermodernité devrait jouer un rôle d’émancipation pour les habitants du territoire et leur permettre, par la fin de la domination sociale et du déclin économique ainsi que par la fierté retrouvée, de reprendre le contrôle sur leur avenir et de pouvoir élaborer de nouveau des perspectives d’avenir. C’est du moins ce que laissent entendre les discours des acteurs publics qui évoquent ce besoin de la population de faire la paix avec son passé et avec elle-même pour pouvoir rebondir79 et regarder de nouveau l’avenir avec sérénité.

Pour autant, il convient de s’interroger avec beaucoup de précaution sur la réalité de cette émancipation par l’hypermodernité et de vérifier si elle n’est pas, au contraire, l’expression d’une autre forme de violence imposée à la population du Bassin minier dans ses principes et ses expressions tangibles en imposant aux habitants une nouvelle idéologie, de nouvelles formes spatiales sur lesquelles ils n’auraient pas plus de prise que précédemment.

Pour en revenir aux théories exposées par Lipovetsky, le Bassin minier est certes resté plus ou moins atone pendant quelques années80, avec des habitants et des institutions que l’on peut qualifier d’hébétés par la fin de l’exploitation minière, mais le territoire connaît aujourd’hui les expressions concrètes d’une hypermodernité plus aboutie via l’ouverture à l’hyperconsommation et à l’hyperindivualisation ou hypernarcissisme (le besoin d’exprimer

79 Le maire de Loos-en-Gohelle, Jean-François Caron a d’ailleurs introduit le terme de « résilience » dans ses

éléments de langage de prédilection.

80 Sur le plan des mobilisations politiques ou patrimoniales par exemple comme nous l’avons vu en début de

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l’identité du Bassin minier et de sa population revient quasi systématiquement dans les discours politiques et techniques).

De fait, les acteurs du Bassin minier (les parties prenantes des institutions, de l’ingénierie territoriale et certains élus) semblent avoir embrassé pleinement la 3ème phase de la modernité tandis qu'une partie de ses habitants en paraissent exclus. On pourrait alors avancer l’hypothèse que les tendances sociales et les différents projets qui se développent actuellement dans le Bassin minier sont dans une situation de décalage avec la population dans son ouverture à l’hypermodernité. C’est en cela qu’il est intéressant de se poser la question de l’appropriation habitante des éléments urbains nouveaux ou de leur participation au processus de patrimonialisation de l’héritage minier ainsi que leur perméabilité aux nouvelles manières de faire l'urbain via la concertation notamment. Le dernier tableau permet d'apprécier plus simplement la transposition des traits caractéristiques de la postmodernité et de l'hypermodernité au cas particulier du Bassin minier. Nous nous sommes efforcés dans ce tableau de traduire concrètement les critères du tableau précédent par rapport à ce qui existe dans le territoire étudié, notamment en ce qui concerne les acteurs. Certains comme Euralens ou la Mission Louvre Lens Tourisme (MLLT) n’ont pas encore été abordés mais feront l’objet de développements aboutis dans la suite de notre manuscrit. Il faut également préciser que nous avons privilégié les projets patrimoniaux et culturels, puisqu’ils sont l’objet de cette thèse, par rapport à d’autres et que ce tableau vise davantage l’exemplarité que l’exhaustivité.

Le tableau ci-après montre bien que les logiques propres à la postmodernité et à l’hypermodernité se retrouvent dans le Bassin minier et que l’hypermodernité n’est pas une étape supplémentaire ou un aboutissement de la postmodernité. Les traductions concrètes de ces deux phases semblent plutôt concomitantes et peuvent être amenées à se superposer ou à s’entremêler. En effet, et c’est ce que nous nous attacherons à vérifier par la suite, il nous semble que certaines logiques d’acteurs appartiennent davantage à la postmodernité comme la MBM (qui œuvre avant tout pour la préservation et la valorisation du patrimoine ou le traitement des séquelles minières) et que d’autres sont davantage issues des logiques hypermodernes comme Euralens ou la MLLT qui raisonnent surtout en termes de visibilité, d’attractivité et de rentabilité économique. Finalement, cette grille d’analyse ne permet pas simplement de repérer des temporalités, des structures spatiales, mais elle permet aussi et surtout de repérer des postures et des stratégies d’acteurs.

Ce tableau nous permet également de synthétiser les différents concepts appréhendés précédemment et de les mettre en relation les uns avec les autres en les appliquant au Bassin

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minier. Cet exercice nous permet de réaffirmer le caractère emblématique du territoire au temps de l’exploitation pour caractériser les manifestations induites de la modernité.

Figure 17 : Analyse du Bassin minier grâce aux concepts liés aux modernités

IDEOLOGIE ECONOMIE SOCIAL IDEOLOGIE SPATIALE FORMES SPATIALES DOMINANTES ACTEURS MODERNITE DANS LE BASSIN MINIER Vision utilitaire du territoire Développement et exploitation Mono-industrie Paternalisme Domination sociale

Centralité du lieu de travail et proximité des relations

sociales Carreaux de mine, chevalement, terrils Cités minières Etat Compagnies minières Relatif effacement des pouvoirs publics

locaux POSTMODERNITE Deux logiques : un passé difficile à accepter ? Des mini-récits de valorisation de la mine ? Déclin et plans de (re)conversion Tertiarisation de l’économie Crise de confiance Chômage Population qui a la sensation d’être « livrée » à elle-même Conservation/réhabilitation Retour à l’authentique Valorisation du patrimoine « monumental » Traitement des cités minières : rénovation (énergétique + traitement paysager) Traitement des carreaux de mines, terrils, chevalements Friches minières reconverties en lieux de culture

Maires + Etat via services déconcentrés Collectivités territoriales Associations de mineurs Mission Bassin Minier Les habitants ? HYPERMODERNITE Passé présenté comme prestigieux devant être valorisé Plans de reconversion Tertiarisation de l’économie Ouverture aux logiques touristiques Crise de confiance Individus à la marge Retour de la fierté ?

Reconversion des traces du passé Valorisation du « tout patrimoine » Urbanisme de projet / coalition Friches minières reconverties en lieux de récréation, de loisir Equipements vitrines

Maires + Etat via services déconcentrés

Collectivités territoriales Entreprises/Mécènes Euralens (association qui met en relation les

différents acteurs du territoire) Mission Louvre Lens

Tourisme (création d’une Marque territoire)

Les habitants ? REALISATION :C.MORTELETTE,2015

La grille de lecture que nous proposons nous semble donc opérante dans le sens où elle nous permet de caractériser le Bassin minier sur le plan économique et social, spatial et idéologique dans différents moments clés de sa trajectoire, qu’il se soit agi de ruptures ou d’inflexions, en comprenant bien que la postmodernité et l’hypermodernité ne marquent pas de manière nette et tranchée le passage d’une ère à une autre. Elle nous permet ensuite de mettre à jour des logiques d’acteurs différentes qui sont pourtant amenés à travailler ensemble, dans des périmètres qui se recoupent81, et pour un objectif commun, celui du renouveau territorial. Cette idée sera à réinvestir au moment de l’analyse des jeux d’acteurs dans le territoire. Elle nous permet également de questionner ces logiques de trajectoire en mettant au cœur de nos questionnements la population dans sa diversité en prenant en compte ceux qui embrassent pleinement cette hypermodernité et ceux qui seraient davantage en défaut d’hypermodernité par manque de ressources ou par refus de l’esprit hypermoderne. Elle donne des donc des clés de lecture essentielles et éclairantes pour qui souhaite avoir une approche multidimensionnelle des processus territoriaux. Cependant, elle ne peut constituer une grille de lecture unique et suffisante en soi puisque les logiques post et hypermodernes ne délimitent pas avec précision des époques mais plutôt des évolutions sociales et idéologiques qui s’entremêlent.

Nous nous proposons à présent d’approfondir les colonnes que nous avons intitulées « idéologie spatiale » et « formes spatiales dominantes » afin de montrer la pertinence de cette grille de lecture en la croisant à des interrogations spécifiques. Mettons alors en avant les liens entre les items énoncés ci-avant et la culture et les politiques culturelles dans le Bassin minier en partant du présupposé que les rapports d’une société à sa culture explicitent également la trajectoire d’un territoire.

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