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1.1 ENJEUX TERRITORIAUX ET ANALYSES SCIENTIFIQUES DE LA RECONVERSION

1.1.2 Figures de la friche : stigmate, opportunité, sanctuaire

Nous nous intéressons ici à ce qui est probablement l’expression matérielle et paysagère la plus emblématique de la crise rencontrée par les territoires postindustriels et des tentatives de reconversion de ces espaces, à savoir la friche. La friche industrielle est par définition une portion d’espace aujourd’hui en état d’abandon après la disparition de l’activité qui donnait une fonction et une utilité au lieu (usine ou fosse). La friche rend alors visible et immédiatement perceptible le déclin que connaissent les territoires post-industriels (Edelblutte, op. cit. 2012, p.29). A grande échelle, la friche comporte en elle toutes les problématiques que l’on rencontre à l’échelle d’un territoire et questionne les pouvoirs publics sur son devenir. Microcosme, la friche est également intéressante à étudier car elle est une forme spatiale plus ou moins éphémère, plus ou moins transitoire. En effet, même s’il ne fera jamais l’objet de requalification, de protection patrimoniale ou de politiques de reconversion, l’espace en friche est amené à évoluer dans ses formes à travers le temps (Bachimon, op. cit.) : altération du bâti,

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végétalisation croissante et traces évanescentes de l’ancienne activité, les friches deviennent un objet de fascination populaire96 et scientifique. Si Lauren Andres avec Claude Janin (2008) ou Charles Ambrosino (2008 a et b) ont déjà interrogé les potentialités de la friche en tant qu’espace de veille pour les politiques publiques et temps du deuil pour les habitants, nous souhaitons mettre plus particulièrement en avant les multiples états qu’elle peut connaître dans le cadre des politiques de reconversion. Le sort de la friche dans les territoires postindustriels agit comme un révélateur de l’évolution des politiques de reconversion et de la perception des enjeux territoriaux.

La friche peut être investie de différentes manières selon le champ de la recherche dans lequel on s’inscrit : pour l’urbaniste, elle sera un délaissé porteur d’opportunité ; pour l’économiste, un obstacle au redéveloppement d’une zone, en termes d’image notamment (Gasnier, Lamard 2009) pour l’historien, un lieu de mémoire à préserver. Lorsque l’on s’intéresse à l’évolution des politiques publiques du traitement des friches, il apparaît qu’elle peut occuper chacune de ces figures en fonction de la perception de sa valeur en tant qu’objet spatial et potentiellement patrimonial de la part des élus et des habitants. On peut ici renvoyer aux travaux de Vincent Veschambre sur la patrimonialisation des supports spatiaux des mémoires ouvrières et de l’évolution de certains héritages, les faisant passer de traces à marques97 ou au travail de Thomas Zanetti sur l’ancienne Manufacture Royale de Saint-Etienne, site notamment occupé par la Cité du Design pour laquelle une partie des bâtiments originaux ont été détruits (Zanetti, 2010, 2011) ou également à l’ouvrage dirigé par Françoise Lucchini sur les friches culturelles (op. cit. 2016) qui sont l’expression même d’un retournement de la valeur (Tiano, 2007) initialement associé à l’objet friche.

Néanmoins, une friche existe lorsque le bâti initial a perdu de sa valeur. En effet, la friche est d’abord l’expression spatiale d’un abandon, d’une perte d’intérêt. Elle traduit également un manque de moyens publics pour réinvestir les lieux et redonner vie à ce morceau d’espace. Dans le cas du Bassin minier, nous avons évoqué ce processus partagé par l’essentiel des territoires postindustriels de la volonté de faire table rase du passé, en démolissant les lieux de l’exploitation minière qui a été la conception dominante jusque dans les années 1990, puis la prise de conscience progressive de la valeur patrimoniale de l’héritage minier. La friche minière a donc plusieurs visages : séquelle ou stigmate que l’on veut cacher ou effacer, ou tout

96 On peut penser au mouvement urbex, contraction de « exploration urbaine », qui désigne des photographes qui

se faufilent dans des lieux en friche interdits d’accès au public pour y prendre des clichés inédits.

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simplement espace désormais sans valeur particulière qu’il est possible de faire muter, ou encore support mémoriel à protéger et à valoriser. La question de son réinvestissement paraît cruciale. En effet, à la manière d’une métonymie (Debarbieux, op. cit., 1995), on pourrait alors se demander si de l’image de la friche ne dépend pas celle du territoire tout entier. La friche-stigmate véhicule l’image négative du déclin pour tout un territoire ; quand l’évolution de la figure de la friche, grâce à sa mise en patrimoine ou à sa reconversion en lieu culturel, serait le révélateur d’un territoire qui expérimente et revit. Aussi d’emblème de la déterritorialisation, la friche quand elle est réinvestie peut devenir symbole d’une forme de reterritorialisation. De fait, dans les métropoles notamment, les friches s’apparentent aujourd’hui à des terrains de jeux, à des laboratoires pour l’action publique territoriale où s’expérimentent des initiatives voulues comme innovantes. On peut par exemple penser aux Grands Voisins à Paris ou aux opérations Ground Control lancées par la SNCF qui font de l’occupation temporaire de friches un mode d’action publique plébiscité à la fois par les habitants-usagers et par les politiques publiques. Une évolution considérable dans la manière d’envisager ce type d’espace s’est opérée en passant d’une vision de la figure de la séquelle à celle d’une de la friche-laboratoire urbain, notamment grâce à l’occupation de ces friches par des collectifs d’artistes et une institutionnalisation progressive de ces dernières (Andres, Grésillon, op. cit.). La friche est aujourd’hui un référentiel de l’action publique y compris dans des cadres urbains moins dynamiques comme celui des territoires postindustriels.

La reconversion des friches industrielles ou minières en lieux patrimoniaux ou en lieux artistiques et/ou récréatifs est devenue depuis les années 2000 un objet qui séduit à la fois l’action publique et les géographes, en témoigne une abondante littérature en géographie et en sociologie. En attestent également les approches croisant friches patrimonialisées et tourisme (Fagnoni, 2002, 2004, 2015), friches culturelles et action publique couplée à une analyse fine des temporalités (Gresillon, 2011 ; Andres, Grésillon, op. cit.), friches artistiques et culturelles et appropriation sociale (Lucchini, 2013, op. cit. 2016) ou encore friches culturelles et mémoire (Rautenberg, Trigano, 2008 ; Tornatore, 2016). Ces études donnent à voir des modes d’action publique plus standardisés mais aussi de moins en moins bottom-up et qui se généralisent dans les territoires postindustriels. Les friches sont non seulement saisies dans leur matérialité mais aussi – et peut-être surtout – dans leur aspect idéel comme l’indiquent les thématiques principales des analyses évoquées où les questions de représentations paraissent essentielles. Cette figure évolutive de la friche peut être analysée via notre grille d’analyse élaborée avec les notions de modernité, postmodernité et hypermodernité afin de clarifier la coexistence de ses

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différents statuts dans des temporalités qui se superposent. En effet, si la modernité représente la valorisation de l’avenir et la foi dans le progrès, alors il est logique que se superposent des logiques d’abandon ou de démolition des friches – on renie ce qui fut et qui n’a plus de valeur pour demain – et des logiques de requalification et de réaménagement de ces friches pour des usages similaires (conservation des activités industrielles) mais renouvelés (construction de nouveaux bâtiments ou choix d’un nouveau secteur d’activité). A rebours, partant du principe que les tendances postmodernes et hypermodernes se superposent et s’entremêlent, la friche est à la fois une valeur refuge, où l’on peut trouver des traces d’un passé qui rassure, et un objet spatial susceptible d’être (ré)investi à des fins marchandes dans un contexte où le capitalisme a besoin pour se maintenir de se renouveler et de réinvestir les lieux qu’il a initialement abandonnés (Harvey, op. cit., 2010). La friche offre par conséquent un potentiel lié au regard que l’on porte sur cette dernière.

Figure 18 : Statut évolutif de la friche en fonction des perceptions et des enjeux territoriaux

REALISATION :C.MORTELETTE,2018

La friche a donc dans le même temps une valeur économique et une valeur sociale qui semblent difficilement conciliables et dont pourtant les pouvoirs publics veulent faire la synthèse. Cette synthèse nous semble d’autant plus compliquée à mettre en œuvre que c’est surtout la rhétorique du retour à la croissance qui agit comme une formule mobilisatrice pour les acteurs publics. Pourtant, ce réinvestissement des friches marque un vrai changement dans la façon d’envisager

Abandon ou Démolition, friche à cacher ou Réhabilitation, friche à requalifier et à réexploiter Conservation, révélation d’un

enjeu patrimonial : le passé est une valeur refuge

Valorisation, révélation d’un enjeu marchand : ouverture à l’hyperconsommation MODERNITE HYPERMODERNITE POSTMODERNITE Temps

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l’héritage industriel et lui confère une valeur nouvelle. Après avoir analysé la figure de la friche, nous proposons d’élargir la focale et de revenir sur la mise en patrimoine de cet héritage en cherchant toujours à mettre en avant les approches des géographes.

Après avoir analysé la place de la reconversion dans la littérature scientifique, nous souhaitons à présent interroger comment celle-ci est saisie par les pouvoirs publics aujourd’hui, en mettant notamment en valeur leur espoir de renouveau pour le territoire et les limites de ces espoirs. Nous aborderons cette question par le prisme de l’instrumentalisation de la culture.

1.2 LA CULTURE COMME ATOUT ÉCONOMIQUE, RECETTE MAGIQUE ET

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