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La recherche de situation fondamentale par le biais de la modélisation du monde physique : la situation du pétrolier (M.Legrand)

c) Les limites et les dérivées

II.2.4 La recherche de situation fondamentale par le biais de la modélisation du monde physique : la situation du pétrolier (M.Legrand)

Certaines recherches ont évoqué la modélisation du monde physique comme possibilité pour obtenir l'entrée des élèves dans une problématique d'analyse. Ainsi M.Legrand et des chercheurs de Grenoble ont mis au point et testé dans des classes scientifiques une situation pour l'introduction de la notion de limite en classe de Première.

a) La situation

La situation du pétrolier est détaillée dans Legrand (1991) et Di Martino (1992) ; il s'agit d'étudier la situation d'un pétrolier en panne à 200 milles d'un port ; le capitaine tente de regagner le port avec une vitesse maximale de 10 noeuds, sachant qu'il ne peut aller plus vite sans accroître les avaries, et qu'il a à traverser des zones de courants contraires, sur environ la moitié des 200 milles à parcourir. Le capitaine prévoit de s'arrêter une heure sur deux pour répartir l'eau embarquée pendant la marche. Les élèves doivent jouer le rôle de l'ingénieur de la compagnie, et donner un conseil au capitaine, en fonction de ses chances d'atteindre le port :

— conseil A : votre stratégie, consistant à vous arrêter une heure sur deux et à ne pas dépasser une vitesse de 10 noeuds, est bonne et il est inutile d'appeler des secours ;

— conseil B : demandez du secours, car vous avez très peu de chances d'arriver au port avec une telle stratégie.

La situation prévoit deux modèles qui vont fonctionner successivement :

Premier modèle (L-L) : chaque zone de courants contraires, de largeur L milles, alterne avec une zone de non courants, de largeur L milles, et L ≤ 5 ; le bateau traverse ces zones avec une vitesse de : 10 noeuds lorsqu'il n'y a pas de courant ; de +/- 5 noeuds dans les zones de courant.

Deuxième modèle (L-L-M) : le modèle précédent est valable pendant 24 heures ; la vingt-cinquième heure, le bateau entre dans une zone de grandes turbulences et son déplacement dn au cours de la 25ème heure semble suivre la loi mathématique M :

(M) dn = 3250

n2(−1)n180

n

Dans ce dernier modèle, la première étape consiste à calculer la distance parcourue par le pétrolier pendant les 24 premières heures ; puis les distances dn parcourues au cours des 24, 25, ... 30èmes heures.

La deuxième étape consiste à déterminer le comportement de la suite dn , pour n>30, et à essayer de déterminer la limite de la série Xn somme des (di ) (de i=1 à i=24) et de terme général dn , pour n>30. On peut envisager plusieurs réponses à la question de départ («Que conseiller au capitaine? » ) suivant que la limite de cette série est supérieure ou inférieure à 200. Remarquons que la série oscille autour de sa limite, ce qui fait que la solution du problème posé ne dépend pas exclusivement de la limite, mais, cette limite étant connue, de la réponse à la question : existe-t-il un nombre n tel que Xn > 200?

Pour cela, on calcule le reste Rn de la série ; les élèves sont invités à dire ce que représente ce reste, et le professeur donne une majoration de Rn si n est pair et n>24 :

3340

n+ 2 < Rn < 3340

n−1

Si l'on montre de plus, en utilisant l'encadrement précédent pour n=4000, que la limite X8 de la série Xn est comprise entre 200,3 et 200,4 , alors on peut prouver que le bateau sera arrivé au port au bout de 11 132 H mais pas au bout de 8351 H.

Pour Legrand, cette situation se définit comme une expérimentation fondamentale, c'est-à-dire comme «la conception, la réalisation et l'analyse d'un groupe de situations susceptibles de constituer une métaphore fondamentale pour les élèves » (Legrand 1991). Toujours dans le même article, Legrand pointe :

— d'une part, l'impossibilité de faire entrer progressivement les élèves dans une problématique d'analyse, par des questions ou problèmes allant du plus simple au plus compliqué ;

— d'autre part, la nécessité du recours au discours méta-mathématique pour que les élèves puissent «changer de niveau de rationalité » et qu'ils puissent saisir la composante unificatrice des concepts qui leur sont présentés. Legrand note aussi l'inadéquation de la réalisation d'un jeu avec des gains à des élèves ou étudiants de plus de quinze ans ; et il pointe le discours méta-mathématique comme étant ce qui permet au professeur d'entraîner les élèves plus loin dans le savoir visé, par appui et référence à une situation de départ (le pétrolier) porteuse d'un fort contenu épistémologique, c'est-à-dire d'une image forte des problèmes pouvant être résolus par l'analyse, avec ici, de plus, un contexte de réalité important et mémorable.

Ce fort contexte de réalité fait pencher la situation du côté de la modélisation ; on constate d'ailleurs qu'une partie non négligeable des questions des élèves se déplace sur ce pôle (cf. Di Martino 1992, p.73 - 74). La situation était d'ailleurs orientée dans ce sens, ainsi que le dit Di Martino dans l'introduction :

« Il ne s'agit pas pour nous de trouver 'la ou une bonne situation' qui forcerait les élèves à entrer dans le concept de limite et à l'utiliser de façon incontournable (...). Nous cherchons donc plutôt un système de contraintes suffisant qui nous semble pouvoir amener, accompagner et favoriser l'acquisition d'une connaissance

151 scientifique élaborée, comme peut l'être le concept de limite, et qui fonde de façon essentielle toute la partie des mathématiques que constitue l'analyse. » (Di Martino 1992, p.5).

«Le concept de limite, bien que s'appuyant sur des raisonnements internes aux mathématiques, possède une pertinence externe : il peut, via une certaine modélisation, fournir des renseignements valables sur le monde physique. La reconnaissance de cette pertinence passe par une représentation adéquate du fonctionnement des sciences, et ne saurait advenir sans une certaine idée sur la nature du réel traité par un modèle (ou une théorie) et une certaine compréhension de ce qu'est et de ce que n'est pas un modèle. » (Di Martino 1992, p. 9).

Ce qui est pointé ici, c'est non seulement l'utilité mais plus encore, la nécessité du détour par la modélisation pour introduire le concept de limite, et plus généralement les concepts de l'analyse.

b) La modélisation

On retrouve cette nécessité dans le compte rendu de l'atelier animé par Di Martino, Legrand, Pintard à la VIIIème Ecole d’Eté de didactique des mathématiques :

«La compréhension du jeu de modélisation est un préalable à la compréhension scientifique des concepts fondamentaux de chaque science, son approfondissement «doit » donc être explicite et (pour le moins) concomitant à l'enseignement de ces concepts » (Di Martino, Legrand, Pintard, 1995).

Dans ce même texte, les auteurs pointent bien une difficulté de ce «jeu de modélisation » dans la situation du pétrolier : si théoriquement, dans ce nouveau contrat, l'un des rôles de l'élève est de formuler des hypothèses, ici les modèles successifs sont fournis par l'enseignant. La modélisation peut donc n'apparaître, aux yeux de l'élève, que comme un habillage de la situation, destiné à fournir un prétexte d'entrée dans l'analyse. Si néanmoins l'élève accepte de jouer le jeu, il est amené à faire des calculs, des prévisions... ces calculs et ces prévisions devant déboucher théoriquement sur des formulations et des validations permettant d'entrer dans l'analyse, c'est-à-dire comportant au minimum des éléments du SPA. Afin de mieux comprendre comment une situation fortement référée au réel peut amener à l'entrée dans une théorie, rappelons ce que dit Dupin de la modélisation :

«Les didacticiens ont été bien entendu amenés à s'intéresser à la question de la modélisation dans l'enseignement puisque la modélisation est l'activité principale du domaine savant. (...) C'est aussi parce que des travaux de psychologie cognitive portant sur les activités de construction de connaissances chez les individus ont montré un cousinage très proche avec celles de modélisation. » (Dupin, 1995 p.251).

«De nombreux travaux ont été faits dans ce domaine, en didactique des mathématiques comme de la physique, qui ont pu montrer l'intérêt de ces démarches. (...) . Quoiqu'il en soit, dans tous les cas, de telles procédures n'échappent pas aux contraintes didactiques pesant sur tout acte d'enseignement. » (Dupin, 1995 p.253).

Dupin insiste ensuite sur les difficultés qu'on peut rencontrer lors du processus d'institutionnalisation : les connaissances créées lors d'une situation de modélisation sont très contextualisées, or lors de l'institutionnalisation il s'agit de se mettre d'accord sur ce qui important, et sur ce qui est en conformité avec le savoir reconnu socialement. Le modèle produit, d'intérêt le plus souvent local, n'est donc pas forcément ce qui va être institutionnalisé ; c'est alors le processus qui est important, mais comment l'évaluer hors du contexte? Dupin rapporte une expérience conduite en DEUG Sciences de la Vie et de la Terre, où les physiciens avaient développé un enseignement de la modélisation (Dupin 1995, p.256) ; les premiers essais d'évaluation se sont soldés par un échec flagrant, les étudiants

étant incapables de procéder à des modélisations même dans des problèmes qui pour les enseignants, étaient vus comme très proches des problèmes étudiés en cours.

Pour conduire à une institutionnalisation compatible avec les savoirs socialement désignés comme étant ceux de l'analyse, la situation devrait donc déboucher sur des savoirs évaluables, et pas seulement sur des connaissances, fussent-elles publiques, relatives à l'intérêt épistémologique de la modélisation. Qu'en est-il de la situation du pétrolier?