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À la recherche de rentes ?

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 96-103)

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IFFÉRENCES COMPENSATRICES ET RENTES SALARIALES

Le fait d’analyser en parallèle la structure des salaires et celle de la satis-faction déclarée permet d’analyser l’emploi dans les secteurs public et privé en termes de différences compensatrices et de rentes. L’idée est la suivante : si le marché du travail fonctionnait de manière assez fluide et que les travailleurs étaient assez comparables entre eux, alors le salaire

1. Cf. F. de Singly et C. Thélot, Gens du privé, gens du public. La grande différence, op.cit.

2. Cf. J. Pouget, « La fonction publique : vers plus de diversité ? », in France : Portrait social, op. cit.

associé à un emploi donné devrait en quelque sorte « dédommager » les travailleurs des inconvénients ou des avantages spécifiques de leur emploi.

Ainsi, un emploi particulièrement pénible devrait être parti culièrement bien rémunéré (sans quoi personne ne voudrait l’occuper). À l’inverse, un emploi particulièrement agréable devrait être moins rémunéré à cause de la concurrence entre les employés pour l’occuper. Cette théo-rie dites des « différences compensatrices », déjà proposée par Adam Smith, prédit donc qu’à chaque caractéristique d’un emploi devrait être associé un surcroît ou une réduction de salaire (par rapport au salaire de l’emploi moyen). Au total, si le mécanisme des « différences compen-satrices » fonctionnait bien, les écarts de salaire compensant les attraits ou les inconvénients des différents emplois aux yeux des salariés, on ne devrait pas observer de différences de satisfaction systématique entre le secteur privé et le secteur public (par exemple). Dans le cas contraire, si la satisfaction salariale se révèle systématiquement plus élevée dans l’un des deux secteurs (à diplôme, âge et autres caractéristiques de l’em-ployé donnés), c’est que la concurrence entre les entreprises et entre les salariés ne joue pas à plein, d’où l’existence de situation de « rentes ».

Cette approche permet de mesurer à quel point le marché du travail réel est éloigné de l’idéal de flexibilité que l’on a décrit initialement. Outre les imperfections liées à son encadrement institutionnel (négociations des salaires et des conditions de travail par les partenaires sociaux), certaines imperfections plus fondamentales sont liées à des « coûts de transaction » : coûts de la mobilité vers un autre poste, coûts de remplacement d’un sala-rié par un autre, « actifs spécifiques » à l’entreprise (tels que le savoir et le savoir-faire) difficiles à redéployer vers une autre entreprise1, etc. Les

« rentes » de situation qui en découlent sont partagées entre les salariés et les employeurs selon leurs caractéristiques. Certains salariés bénéficient de rentes positives : ils obtiennent plus que ce à quoi ils s’attendraient

1. Cf. O. Williamson, Les Institutions de l’économie, Paris, Interéditions, 1994.

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en situation de concurrence. D’autres souffrent de rentes négatives : ils s’attendraient à être payés plus.

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ENTES ET SATISFACTION

Les déclarations de satisfaction subjective par les employés peuvent être utilisées pour tester la théorie des différences compensatoires et mettre au jour d’éventuelles rentes salariales1.

Pour savoir si le fait de travailler dans le secteur public ou privé est source de rentes salariales en France, on estime une équation de satisfaction sans inclure le salaire. On peut alors mesurer si, pour une caractéristique donnée – le statut de fonctionnaire par exemple –, la compensation sala-riale est insuffisante (coefficient négatif) ou excessive (coefficient positif).

Le Tableau 4.3 montre ainsi que le fait de travailler dans le secteur public était source, en 1997, d’une plus grande satisfaction (+ 0,055).

En estimant, parallèlement, une équation de salaire classique2, on peut enrichir le constat précédent et savoir si le fait de travailler dans le secteur public est également source d’un plus haut salaire. Effectivement, en 1997, le secteur public reçoit, en moyenne, un surcroît de salaire (de 0,123).

L’introduction du salaire dans la troisième régression du Tableau 4.3 permet de savoir si, à salaire égal, le fait de travailler dans le secteur public reste associé à une plus grande satisfaction, ce qui est le cas en 1997 (0,123).

1. Cf. A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Flammarion, « GF », 1991 ; S. Rosen, « The theory of equalizing differences », in O. Ashenfelter et R. Laylard (éd.), Handbook of Labor Economics, vol. I, New York, Elsevier, 1986 ainsi qu’A. Clark et C. Senik, « The unexpected structure of “rents”

on the French and British labour markets », Journal of Socio-Economics, 35, 2006, p. 180-196.

2. Cf. J. Mincer, Schooling, Experience and Earnings, NBER, Columbia University Press, 1974.

Tableau 4.3 – Salaires et satisfaction salariale en 1997 et en 2008-2011. Effet de l’appartenance à la fonction publique

Salaire Satisfaction

salariale

Satisfaction salariale

Salaire jugé

« normal »/

salaire effectif

1997 2008-2011 1997 2008-2011 1997 2008-2011 2008-2011

Fonction publique 0,055*** – 0,015 0,155*** – 0,107*** 0,123*** – 0,094*** 0,011***

Log du sal. horaire 0,582*** 0,901***

Contrôles Oui Oui Oui Oui Oui Oui Oui

N 2 457 5 585 2 457 5 585 2 457 5 585 5 019

R2 49 % 43 % 5,4 % 3,8 % 10 % 11 % 3,5 %

Lecture : en 1997, travailler dans la fonction publique plutôt qu’en entreprises est associé à un salaire de 5,5 % supérieur et à une satisfaction salariale de 0,155 écart-type supérieure.

Toutes les estimations sont fondées sur les moindres carrés ordinaires. Les variables de contrôle sont les sui-vantes : sexe, nationalité, âge, âge au carré, diplôme (6 modalités), groupe social (4 modalités), ancienneté, ancienneté au carré, nombre d’heures, nombre d’heures au carré. Cf. Annexe 4.A1, infra, p. 120.

***, ** et * marquent respectivement des seuils de significativité de 1 %, 5 % et 10 %.

Source : enquêtes « Travail et mode de vie » (insee, 1997) ; « SalSa » (2008-2011)

Enfin, la dernière colonne du Tableau 4.3 présente une estimation de l’écart entre le niveau de salaire que les gens jugeraient normal de per-cevoir et le salaire qu’ils déclarent. Cette mesure permet de corroborer l’interprétation précédente en termes de demande de compensation ou de rente. En effet, si les salariés estiment que le fait d’être fonctionnaire est mal rémunéré, ils aspirent certainement à un salaire « normal » plus élevé.

L’écart estimé indique alors de combien il faudrait augmenter ou réduire les salaires pour égaliser les satisfactions des employés des deux secteurs, toutes choses égales par ailleurs1.

1. On prendra garde toutefois de ne pas interpréter de manière trop littérale les résultats quantitatifs. Comme l’ont montré P. Bourdieu, A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel, dans Travail et travailleurs en Algérie, Paris, EHESS-Mouton, 1963, à partir de questions

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Ainsi, en 1997, les salariés du public se déclarent, dans l’enquête « Tra-vail et mode de vie », à la fois mieux payés (+ 5,5 %) et plus satisfaits de leur salaire. Cette satisfaction n’est pas simplement due à des salaires supérieurs : même à salaire équivalent, ils étaient plus satisfaits. La diffé-rence de rémunération entre secteurs n’explique donc qu’une faible part (un quart) du surplus de satisfaction des salariés du public. Le reste a pour origine d’autres caractéristiques de leur emploi.

Douze ans plus tard, ce schéma simple est bouleversé. Première sur-prise : en moyenne, les salariés de la fonction publique sont maintenant légèrement moins bien rémunérés que ceux du secteur privé (– 1,5 %).

Ce résultat est-il dû à la structure particulière de notre échantillon ? Pour le vérifier, nous avons estimé la même équation de salaire à l’aide de l’en-quête « Emploi » chaque année de 1982 à 2010 (Figure 4.1). Le différentiel de salaire entre le public et le privé a connu des cycles. Au cours des années 1980, l’avantage s’est creusé en faveur du secteur privé, notamment en rai-son de la forte croissance de la fin de cette décennie. Dans les années 1990, le secteur public repasse très nettement en tête, avec un avantage salarial sur le privé qui culmine à + 6 % en 1999. La récession des années 1992-1995 freine très nettement les progressions salariales dans le privé, tandis que la fonction publique bénéficie de différents plans de rattrapage catégoriels dits

similaires, la question du salaire « normal » produit des réponses qui peuvent être tantôt marqués par une certaine extravagance, tantôt par une forme de réalisme qui conduit à légitimer l’existant. On écarte les réponses extravagantes, en limitant l’étude aux salaires normaux compris entre 0,8 et 2 fois les salaires perçus. Il est difficile en revanche de corriger de l’excès de réalisme que montrent des demandes de compen-sation estimées par cette méthode bien en deçà de ce qu’indiquent les régressions portant sur la satisfaction. La demande de compensation estimée par l’écart au salaire jugé « normal » n’est ainsi que de 1 % pour les femmes alors qu’elles sont payées 12 % de moins. Avec l’approche par la satisfaction, on apprend en revanche que les femmes sont significativement moins satisfaites et que cet écart ne disparaît qu’à salaire équi-valent, c’est-à-dire en abrogeant fictivement le différentiel de salaire homme/femme.

Durafour, Jospin et Lang1. Enfin, cet avantage s’amenuise et disparaît totale-ment à la fin des années 2000, et ce malgré le ralentissetotale-ment économique de 2002 et la crise de 2008. Le contexte de fort endettement de l’État à partir du milieu des années 2000 ne favorise guère les salariés du public.

L’avantage salarial de la fonction publique sur le secteur privé n’a donc rien de structurel. Par ailleurs, la Figure 4.1 montre que les estimations fondées sur nos deux enquêtes reflètent bien l’évolution du différentiel de salaire.

Ensemble des salariés du public vs ensemble

des salariés du privé

Cadres du public vs cadres du privé

– 16 % – 14 % – 12 % – 10 % – 8 % – 6 % – 4 % – 2 % 0 % 2 % 4 % 6 %

1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011

Figure 4.1 – Évolution du différentiel net de salaire public/privé pour l’ensemble des salariés et pour les cadres de 1982 à 2010.

Lecture : en 1982, à caractéristiques identiques, les salariés de la fonction publique (FPE, FPH et FPT) reçoivent 0,5 % de salaire en plus. L’intervalle de confiance à 90 % de cette estimation se situe entre – 0,2 % et 1,1 %.

Toutes les estimations sont fondées sur les moindres carrés ordinaires. Les variables de contrôle sont les suivantes : sexe, nationalité, âge, âge au carré, diplôme (6 modalités), groupe social (4 modalités), ancienneté, ancienneté au carré, nombre d’heures, nombre d’heures au carré. Les questionnaires changent sensiblement entre 1989 et 1990, ainsi qu’entre 2002 et 2003, ce qui peut provoquer des ruptures de série. Avant 1990, on ne dispose que du salaire

1. Cf. J. Pouget, « Secteur public, secteur privé : quelques éléments de comparaisons salariales », in Les Salaires en France, op. cit.

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en tranche (mais avec un détail important puisque le questionnaire propose une vingtaine de tranches de salaire).

On prend alors le milieu de la tranche comme variable dépendante. L’estimation est alors un peu moins précise.

Source : enquêtes annuelles Emploi de 1982 à 2010.

Seconde surprise : les salariés du public sont désormais nettement moins satisfaits, et ce même à niveau de salaire donné ! Un écart apparaît entre le salaire jugé « normal » et leur salaire effectif.

Détaillons un peu (Tableau 4.4). C’est au sein de la fonction publique d’État que les agents publics ont le plus perdu de terrain sur les salariés du privé : leur avantage salarial a disparu en treize ans passant de + 7,8 % à – 1 % (écart devenu non significatif). La baisse de la satisfaction les concerne particulièrement ; leur supplément de satisfaction disparaît et laisse place à la frustration. Ce dernier mouvement est encore plus prégnant au sein de la fonction publique hospitalière ; leur indice passant de + 0,22 à – 0,15. La baisse relative de salaire et de satisfaction est en revanche moindre dans la fonction publique territoriale.

Tableau 4.4 – Salaires et satisfaction salariale en 1997 et en 2008-2011 au sein de la fonction publique

Salaire Satisfaction

1997 2008-2011 1997 2008-2011 1997 2008-2011 2008-2011

Fonct. pub. d’État 0,078*** – 0,009 0,178*** – 0,146*** 0,133** – 0,137*** 0,018***

Fonct. pub. hospital. 0,076** 0,037** 0,218** – 0,150*** 0,173* – 0,183*** 0,007 Fonct. pub. territoriale 0,019 – 0,040*** 0,124 – 0,065 0,011 – 0,028 0,010*

Entreprises publiques 0,076** 0,027 0,144 – 0,020 0,099 – 0,045 0,007

Log du salaire horaire 0,580*** 0,907***

Lecture : en mai 1997, travailler pour la fonction publique d’État a un impact de + 7,7 % sur le salaire horaire par rapport aux entreprises privées et de 0,18 écart-type sur la satisfaction.

Toutes les estimations sont fondées sur les moindres carrés ordinaires et utilisent les variables de contrôle détail-lées dans le Tableau 4.3 ainsi qu’en Annexe 4.A1.

***, ** et * marquent respectivement des seuils de significativité de 1 %, 5 % et 10 %.

Source : enquêtes « Travail et mode de vie » (Insee, 1997) ; « SalSa » (2008-2011).

Tout se passe comme si l’évolution relative de satisfaction avait suivi de manière amplifiée l’évolution relative des salaires. Sur-satisfaits en 1997, les fonctionnaires deviennent sous-satisfaits à la fin des années 2000. Quelles peuvent être les raisons de cette sous-satisfaction ? Quelles évolutions entre 1997 et la fin des années 2000 ont pu provoquer un tel renverse-ment de la hiérarchie de la satisfaction salariale ?

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 96-103)