• Aucun résultat trouvé

…et des ressorts du sentiment d’injustice différents

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 173-178)

En fait, la logique de formation des opinions relatives aux salaires n’est pas tout à fait la même dans la fonction publique et dans les entreprises1. Certes, les points communs sont nombreux. Dans les deux univers, le salaire « attendu », qu’on lira comme la rémunération du capital humain, et l’écart entre salaire attendu et salaire « perçu », que l’on peut voir comme un indicateur de chance ou de malchance sur le marché du travail2, influent tous deux fortement, et de façon à peu près égale, sur le sentiment d’insuffisance du salaire ; ce sentiment dépend peu des conditions de travail ou de la connaissance du travail par la personne qui l’évalue ; il est accru par le fait d’avoir une trajectoire descendante ou heurtée (situation moins bonne que celle des parents, baisse du pouvoir d’achat, expérience du chômage ou d’une baisse de salaire3).

Enfin, dans le public comme dans le privé, il est accru pour les étrangers ou les Français d’origine étrangère. Les membres de la fonction publique sont en revanche plus sensibles à la perspective d’une baisse de pouvoir d’achat dans les cinq ans à venir.

Les logiques sont différentes en ce qui concerne la formation du sen-timent d’injustice. Le supplément de salaire par rapport à la rémunération

« attendue » joue un rôle plus marqué dans les entreprises. Surtout, la rémunération du capital humain elle-même n’a pas la même influence. Les choses se passent comme si, dans l’un et l’autre cas, le salaire attendu par les salariés comme rémunération de leur capital humain n’était pas le salaire

1. Dans cette comparaison, on s’est limité aux salariés d’entreprise de la première vague et aux salariés de la fonction publique de la seconde vague.

2. Plus exactement, c’est une combinaison de la chance sur un marché du travail grevé par de nombreux coûts de transaction et de caractéristiques individuelles pro-ductives non observées dans l’enquête.

3. Le coefficient de cette dernière variable n’étant cependant pas significativement différent de zéro dans la fonction publique.

173

« attendu » calculé par l’économétrie : côté entreprises, ce sont les moins dotés en capital humain qui ressentent particulièrement une injustice tan-dis que, côté fonction publique, ce sont, au contraire, les mieux dotés en capital humain. Trois autres différences valent la peine d’être notées : le lien entre mauvaises conditions de travail et sentiment d’injustice est plus net dans les entreprises ; la perspective de perte de pouvoir d’achat au cours des cinq années à venir crée un sentiment d’injustice particulièrement fort dans la fonction publique. Être d’origine étrangère ne crée pas de senti-ment particulier d’injustice dans la fonction publique, contrairesenti-ment à ce qui se passe dans les entreprises. De façon plus générale, le sentiment de discrimination salariale, et plus particulièrement chez les femmes, est signi-ficativement moins fort dans la fonction publique1.

Par ailleurs, ni la fonction publique, ni les entreprises ne forment un ensemble homogène. Au sein de la fonction publique, le sentiment d’in-suffisance du salaire est plus marqué dans les collectivités territoriales et hospitalières que dans la fonction publique d’État, mais cet effet s’explique (statistiquement) par un ensemble de caractéristiques du travail, de l’em-ploi, du salarié et de sa trajectoire.

En ce qui concerne les entreprises, l’indice d’insuffisance du salaire est sensiblement plus élevé dans les très petites et petites entreprises que dans les entreprises moyennes ; il est plus élevé dans ces dernières que dans les grandes. Au contraire, l’indice d’injustice est particulièrement faible dans les très petites entreprises, qui se distinguent en cela de toutes les

1. La question précise était rédigée ainsi : « En tant que femme, avez-vous le sen-timent de : 1. gagner moins qu’un homme pour le même travail ; 2. gagner autant ; 3. gagner plus ; 4. aucun homme ne fait le même travail (réponse spontanée unique-ment) ; 5. refus ; 6. ne se prononce pas. » Dans les entreprises, environ un tiers des femmes interrogées déclarent avoir le sentiment de gagner moins qu’un homme, contre moins de 15 % dans la fonction publique (et même moins de 10 % dans la fonction publique d’État).

autres catégories de taille1. Si on élimine autant que faire se peut l’effet d’un ensemble de caractéristiques du travail, de l’emploi, du salarié et de sa trajectoire, la taille de l’entreprise apparaît comme à peu près dépourvue d’influence sur le sentiment d’insuffisance du salaire. Au contraire, il se confirme que le degré d’injustice ressenti dans les très petites entreprises est, toutes choses égales par ailleurs, plus modéré que dans les autres.

Notons que notre analyse repose sur les salariés exprimant un avis sur l’insuffisance du salaire et l’injustice salariale. Cependant, comme nous l’avons souligné au chapitre 2, une fraction appréciable des salariés ne se prononce pas sur ces questions. Les non-réponses sont, toutes choses égales par ailleurs, plus fréquentes chez les étrangers, les travailleurs à temps partiel ou en contrat à durée déterminée. Au contraire, les salariés ayant des responsabilités hiérarchiques affirmées (ils ont des subordonnés et une influence sur la rémunération ou la carrière de ceux-ci) ont plus souvent une opinion sur la justice salariale dans leur milieu de travail. La tendance à produire une opinion en termes de justice salariale décroît fortement lorsque la taille de l’entreprise diminue. Même si la compa-raison entre entreprises et fonction publique est délicate (car il s’agit de deux enquêtes différentes), il semble que la propension à répondre soit, toutes choses égales par ailleurs, plus élevée pour les salariés de l’État et moyenne pour ceux des collectivités territoriales et hospitalières. Enfin, considérer ensemble les réponses et les non-réponses relativise le constat en ce qui concerne les très petites entreprises : si l’injustice y est peu expri-mée, d’assez nombreux salariés rapportent un sentiment de justice, mais de nombreux autres ne s’expriment pas.

1. Voir aussi A. Bassanini, T. Breda, E. Caroli et A. Rebérioux, « Working in family firms : paid less but more secure ? », Industrial and Labor Relation Review, à paraître, 2014.

175

Résumons quelques acquis de ce chapitre. La décomposition de la satisfaction salariale en deux dimensions fondamentales, la satisfaction des besoins, d’une part, la justice sociale, d’autre part, permet de comprendre dans ses grandes lignes les variations des opinions sur les salaires. Le salaire perçu est un déterminant important de ces deux sources d’insatisfaction mais ne suffit pas à lui seul à en expliquer les variations. L’appartenance au secteur public joue fortement, y compris quand on introduit de nombreux contrôles. Elle conduit à être moins satisfait sur ces deux échelles dans des proportions équivalentes. Au-delà de cette différence d’intensité, les ressorts du sentiment d’insuffisance semblent les mêmes dans la fonction publique et dans les entreprises. Ceux du sentiment d’injustice diffèrent au contraire. L’injustice dans le secteur public est ressentie plus haut dans la hiérarchie des salaires, elle dépend moins des conditions de travail et plus de la représentation de l’avenir salarial. Le sentiment d’injustice du secteur public se rapproche en fait de celui perçu dans les grandes entreprises du secteur privé. Au-delà du statut public ou privé et de l’orientation vers le profit ou vers « l’intérêt public », il y a peut-être une dimension organi-sationnelle commune à l’insatisfaction salariale. Les grandes organisations, qu’elles soient publiques ou privées, ont du mal du fait de leur taille, de leur structure d’évaluation, de supervision et de décision, à être attentives aux contributions individuelles, que ce soit par une rétribution spécifique ou par des marques renouvelées d’attention. Cette sorte d’indifférence structurelle alimente la frustration et le sentiment d’injustice.

7

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 173-178)