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C’est trop juste !

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 67-71)

Les motifs de satisfaction et d’insatisfaction invoqués par les salariés dans l’enquête ont le grand mérite d’expliciter les différents critères d’évaluation qu’ils mobilisent. Surprise : le terme « justice » n’apparaît dans aucune des réponses exprimées. C’était également le cas dans les entretiens réalisés après l’enquête par questionnaire. Le constat peut surprendre car c’est bien en termes d’équivalence entre la valeur d’un critère retenu – le niveau de diplôme, la quantité de travail, l’intensité d’un investissement, le coût de la vie… – et le montant du salaire perçu que les salariés apprécient leur salaire. Mais plutôt que le recours à des catégories morales (le juste ou l’injuste) ils préfèrent des registres d’appréciation plus modestes, plus

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neutres, tels que « correct », « convenable », « qui convient », « raison-nable » quand ils sont satisfaits, et « insuffisants » quand ils sont insatisfaits.

C’est donc sur un mode indirect que les critères de justice mobilisés dans l’évaluation peuvent être approchés. L’adjectif « juste » figure à qua-rante-quatre reprises dans le corpus, mais il se réfère seulement neuf fois à la justice comme valeur morale, dans l’expression « je suis (ou ne suis pas) payé à ma juste valeur ». Un salaire juste est alors celui qui reconnaît à son juste prix la valeur du salarié ou du travail qu’il fournit. Dans la grande majo-rité des cas, l’adjectif « juste » est employé comme une unité de temps (je viens tout juste d’être augmenté) ou une unité de mesure exprimant que le salaire est tout « juste » suffisant (c’est un peu juste pour le travail que je fais).

Il en va du juste et de l’injuste comme d’un autre terme très attendu, compte tenu du grand usage qui en est fait dans les débats politiques et médiatiques sur les salaires : le mérite. Le substantif « mérite » n’apparaît comme tel que huit fois dans l’ensemble du corpus. Les apparitions du verbe « mériter » sont elles aussi très modestes : elles se limitent à qua-rante-trois occurrences dans l’ensemble du corpus, « je mérite plus », « je mérite mieux ».

Ce n’est donc pas sous l’angle des catégories morales attendues, la justice ou le mérite, que les salariés évaluent leur salaire. Ils se réfèrent à des critères beaucoup plus concrets. Posée après que les personnes inter-rogées se soient déclarées « très satisfaites », « plutôt satisfaites », « plutôt mécontentes » ou « très mécontentes », la question « pourquoi ? » incitait les personnes salariées à argumenter en énonçant un ou plusieurs critères de satisfaction ou d’insatisfaction. De fait, l’expression la plus fréquente rencontrée dans leurs réponses, « par rapport à », exprime la volonté de situer son salaire de façon relative « par rapport à » une ou plusieurs gran-deurs de référence, jugées fondamentales par le salarié. Que l’appréciation soit positive ou négative, les grandeurs invoquées sont très diverses, mais toujours concrètes.

On peut à grands traits distinguer une petite dizaine de domaines de référence retenus par les salariés interrogés. Chacun de ces domaines de référence se subdivisant à son tour en plusieurs modalités.

Le travail

– Par rapport à ma fonction.

– Par rapport au travail fourni.

– Par rapport aux horaires.

– Par rapport aux responsabilités.

– Par rapport aux conditions de travail.

– Par rapport à l’effort.

Le coût de la vie

– Par rapport au coût de la vie.

– Par rapport à mes besoins.

– Par rapport au pouvoir d’achat.

Les propriétés personnelles du salarié

– Par rapport à mes diplômes, à mes compétences.

– Par rapport à mes qualifications « Bac pro vente ».

– Par rapport à mon handicap.

– Par rapport à mon expérience et mes compétences.

– Par rapport à ce que j’apporte à l’entreprise.

La carrière et l’évolution du salaire dans le temps – Par rapport à l’ancienneté.

– Par rapport à mon évolution dans l’entreprise sur les deux dernières années.

– Par rapport à la fin de carrière.

– Par rapport à la retraite (trop de primes).

– Par rapport au salaire antérieur dans un autre établissement.

Les rémunérations d’autres catégories de salariés – Par rapport au privé.

– Par rapport aux salaires anglais, on est à 20 à 30 % en moins pour le même type de travail.

– Par rapport à d’autres personnes qui ont de l’ancienneté.

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– Par rapport à certains qui ont moins de responsabilité.

– Par rapport aux caissières.

– Par rapport aux aides-soignantes travaillant dans le privé.

– Par rapport aux cadres hommes de l’agence.

– Par rapport à un temps complet dans le privé.

– Par rapport aux femmes en général.

– Par rapport aux hommes.

– Par rapport aux jeunes.

– Par rapport à des personnes plus jeunes.

Un indicateur institutionnel – Par rapport au smic.

– Par rapport à la convention collective des charcutiers.

– Par rapport à la grille de salaire.

– Par rapport à la convention collective.

La conjoncture extérieure

– Par rapport à ce que l’on voit au niveau de l’économie.

– Par rapport au marché et à la crise dans l’emploi.

– Par rapport à ce que j’ai vu sur internet.

Ces domaines objectifs de référence sont divers, mais, au sein de chacun d’eux, les salariés font appel à des critères subjectifs d’évaluation qui leur per-mettent de juger si leur salaire est ou non satisfaisant. On passe alors du « par rapport à » au « compte tenu de ». Le « par rapport à » désigne un domaine extérieur au salarié lui-même, un contexte environnemental qui sert de repère extérieur objectif pour une comparaison avec son propre salaire. Le

« compte tenu de » renvoie, lui, à des propriétés personnelles du salarié (mes besoins, mes diplômes, mon travail, ma carrière) considérés par lui comme des critères prioritaires. Ce sont ces grandeurs-là que le salaire doit payer.

Compte tenu de mes besoins : un salaire insatisfaisant est un salaire qui ne permet pas de boucler son budget, satisfaire ses besoins, partir en vacances, etc.

Compte tenu de mes diplômes : le salaire que je perçois n’est pas à la hau-teur des efforts que j’ai consentis en me formant, c’est-à-dire à mon niveau d’instruction mesuré par le diplôme, le nombre d’années d’études…

Compte tenu de ce que le produit de mon travail apporte à l’entreprise : j’apporte à mon patron une valeur supérieure à celle qu’il me rétrocède sous forme de salaire

Compte tenu de la qualité de mon travail : la référence à la qualité ou à l’intensité de l’effort fourni, qui se décline en pénibilité et dureté du travail physique chez les ouvriers et en stress et en responsabilités chez les cadres.

Compte tenu de l’évolution de mon salaire : l’accent mis sur sa progres-sion plutôt que sur son niveau engage une conception de la carrière salariale au cours du cycle de vie.

Reste à savoir si ces différents domaines objectifs de référence et ces différents critères subjectifs d’évaluation sont également répartis parmi les salariés ou s’ils correspondent au contraire à des conceptions particulières à différents groupes de salariés selon les places qu’ils occupent dans l’en-treprise. On a donc procédé, sur la base de ces réponses à la question ouverte, à une analyse des correspondances classique du tableau constitué en lignes par les deux cent vingt termes les plus utilisés par les répondants (au moins vingt-deux occurrences) et en colonnes par le sexe, l’âge, la catégorie socio- professionnelle, le niveau de salaire et le degré de satisfac-tion associé à ce niveau (très satisfaits et plutôt satisfaits d’un côté, plutôt mécontents et très mécontents de l’autre).

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 67-71)