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Dans le public, un sentiment accru à la fois d’insuffisance et d’injustice…

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 169-173)

L’effet de l’appartenance à la fonction publique, une fois contrôlées les deux composantes du salaire (le salaire attendu et le « bonus ») est au moins aussi fort sur le sentiment d’insuffisance que sur le sentiment d’injus-tice (Tableau 6.2). Autrement dit, les membres de la fonction publique jugent leur salaire insuffisant pour des raisons qui ne se réduisent pas à son montant ; et s’ils éprouvent un sentiment d’injustice, cela ne se réduit pas au fait qu’ils soient mal rémunérés par rapport à leur niveau de capital humain.

D’autres variables expliquent aussi les variations de ces indices.

De nombreux travaux, et les entretiens menés dans le cadre de notre recherche, ont montré que le milieu professionnel, l’origine sociale, la car-rière influencent, toutes choses égales par ailleurs, les jugements portés sur les salaires. Pour tenter de capter ces effets subjectifs, bien que de façon nécessairement imparfaite, on a introduit dans l’équation qui vise à décrire

1. Il faut cependant rappeler que l’une des deux questions à la base de l’indice d’injustice perçue est relative à la situation personnelle de la personne interrogée.

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Tableau 6.2 – Effets de la rémunération du capital humain, du « bonus/malus » salarial et de l’appartenance à la fonction publique sur les opinions relatives au salaire

Effet sur…

de

Indice d’insuffisance

Indice d’injustice

Salaire « attendu » (en logarithme) – 0,301* – 0,021

Écart entre salaire perçu et salaire « attendu » (en logarithme) – 0,233* – 0,259*

Salarié de la fonction publique + 0,054* + 0,035*

Salariés d’une entreprise appartenant à lui-même ou sa famille – 0,051 – 0,362*

Salarié d’entreprise Réf. Réf.

R2 0,22 0,07

Lecture : le symbole « * » marque un coefficient significativement différent de zéro au seuil de 5 %.

Pour la définition du salaire « attendu », et pour les corrélations entre « salaire attendu » et « écart entre salaire perçu et salaire attendu », d’une part, et indice d’insuffisance et indice d’injustice, d’autre part, voir le Tableau 6.1. D’après les résultats indiqués dans ce tableau, à salaire attendu donné, et à écart entre salaire perçu et salaire attendu donné, le fait d’être salarié de la fonction publique (par rapport au fait d’être salarié d’une entre-prise) accroît de façon statistiquement significative les deux indices – c’est-à-dire d’insuffisance et d’injustice.

En revanche, le fait d’être salarié de sa propre entreprise (ou d’une entreprise appartenant à sa famille) joue négativement sur l’indice d’injustice.

les variations des indices d’insuffisance et d’injustice, à côté du salaire attendu et du « bonus/malus », des variables complémentaires ne faisant pas partie du capital humain. Ici aussi, le contraste est grand entre ce qui cause l’insuffisance du salaire et ce qui cause le sentiment d’injustice. Une bonne partie des mauvaises conditions de travail ne donne lieu à aucune compensation salariale ou seulement à une compensation salariale insuf-fisante par rapport à celle que le travailleur estimerait équitable1. De fait,

1. C. Baudelot et M. Gollac, « Salaires et conditions de travail », Économie et Statistique, 265, 1993 ; O. Godechot et M. Gurgand, « Quand les salariés jugent leur salaire », art. cité ; C. Baudelot, M. Gollac, C. Bessière, I. Coutant, O. Godechot, D. Serre et F. Viguier, Travailler pour être heureux ?, op. cit.

il n’y a aucun lien statistiquement significatif1 entre le caractère physique-ment pénible, dangereux ou peu plaisant du travail et le caractère suffisant ou insuffisant du salaire : subir ces mauvaises conditions de travail ne per-met pas de gagner davantage2. Au contraire, ces mauvaises conditions de travail sont associées à une aggravation très nette du sentiment d’injus-tice. De même, travailler à un rythme élevé n’est pas un moyen d’obtenir un salaire correspondant mieux à ses besoins, mais une situation subie, mal compensée par le salaire et entraînant un sentiment d’injustice. À un degré moindre, subir des horaires incommodes a le même effet.

Dans un registre voisin, être évalué par une personne qui connaît mal votre travail3 est une situation à risque psychosocial, typique de l’injustice organisationnelle4. Cette situation porte clairement à ressentir son salaire ou la distribution des salaires dans son milieu de travail comme injuste, alors même qu’elle n’a guère d’effet sur le caractère subjectivement suffi-sant ou non du salaire.

1. Dans cette analyse, la significativité statistique est appréciée au seuil classique de 5 %.

2. Un travail jugé nerveusement dur est même associé à un sentiment légèrement plus fort d’insuffisance du salaire. Le mécanisme est à élucider : la difficulté psycholo-gique du travail crée-t-elle des besoins de compensation ou un mauvais état de santé mentale pousse-t-il à la fois à trouver son travail nerveusement dur et à juger de façon pessimiste sa situation financière, ou encore à mal gérer son argent ? Le travail nerveusement dur est par ailleurs associé de façon beaucoup plus forte à l’injustice ressentie.

3. La question précise était : « La personne qui vous évalue connaît-elle bien votre travail ? »

4. F. Daniellou, L’Ergonomie en quête de ses principes, Toulouse, Octarès, 1996 ; V. De Gaulejac, La Société malade de la gestion, Paris, Le Seuil, 2005 ; T. Perilleux, « Le déni de l’évaluation », Travailler, 13 (1), 2005, p.113-134.

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La trajectoire importe également. Une trajectoire descendante porte à la fois à trouver son salaire insuffisant (probablement par difficulté à réviser ses habitudes de consommation) et à ressentir une injustice : tel est le cas de ceux qui ressentent une baisse de leur pouvoir d’achat depuis cinq ans, mais aussi de ceux qui estiment leur situation moins bonne que celle de leurs parents. L’incertitude économique et psy-chologique causée par l’expérience du chômage a les mêmes effets.

Des anticipations négatives sur l’évolution du salaire au cours des cinq années à venir favorisent le sentiment d’injustice. Quant au fait de tra-vailler avec un contrat à durée déterminée, s’il n’influence guère le sentiment d’insuffisance du salaire, il atténue le sentiment d’injustice, ce que l’on peut rapporter au faible investissement psychologique souvent consenti dans ce cas1.

Être étranger est associé à un sentiment plus marqué d’insuffisance du salaire, peut-être à cause de la moindre disponibilité de ressources non liées à l’emploi, mais pas à un niveau d’injustice en soi plus élevé. Au contraire, les Français issus de l’immigration (de deuxième génération) ressentent, toutes choses égales par ailleurs, une injustice particulière.

Quand on élimine l’effet de toutes ces variables, l’appartenance à la fonction publique accroît de façon à peu près identique l’indice d’insuf-fisance et l’indice d’injustice. Cette augmentation est statistiquement significative et elle n’est pas négligeable : si on se fie à l’estimation écono-métrique, elle correspond à un écart de salaire de l’ordre de 20 %. Comme on l’a vu au chapitre 4, cette situation constitue en soi une rupture avec un passé récent.

1. G. Burnod, D. Cartron et V. Pinto, « Étudiants en fast-food : les usages sociaux d’un

“petit boulot” », Travail et Emploi, 83, 2000, p. 137-156 ; M. Gollac, M.-J. Castel, F. Jabot et P. Presseq, « Du déni à la banalisation : sur la souffrance mentale au travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 163, 2006, p. 39-45.

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 169-173)