• Aucun résultat trouvé

E MPLOYÉS ET OUVRIERS : ÉCHAPPER AU PIRE

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 87-92)

Chez les employés et les ouvriers, les motifs de satisfaction sont différents.

Les thèmes de la correspondance et du niveau de vie disparaissent au profit du « je ne me plains pas » et du « ça me suffit ». La comparaison subsiste, mais demeure dans le registre du « il y a pire », « il y a plus mal-heureux que moi ». Le regard est porté vers le bas. La référence qui sert à apprécier la situation présente est le smic, terme qui pèse très lourd dans la constitution de l’axe principal. La satisfaction de l’ouvrier provient donc d’un plaisir négatif : « il y a pire, je ne me plains pas, ça me suffit, il y a

87

plus malheureux que moi ». L’ouvrier qui se déclare satisfait de son salaire donne l’impression d’avoir réussi à échapper à la zone de survie pour com-mencer à vivre. Il use beaucoup du « ça », signe qu’il n’attribue pas à ses qualités personnelles la chance de s’en sortir mais plutôt à des mécanismes objectifs sur lesquels il n’a pas de prise directe : ça va, ça gagne bien, ça me convient. Le ça ouvrier s’oppose au je du cadre qui se pense comme un acteur ou l’auteur de la valeur personnelle que le salaire correct est censé lui reconnaître.

– Parce que je trouve que pour le boulot que je fais, je suis bien payé et ça me convient pour vivre.

– Parce qu’il y a pire, beaucoup ont bien moins, cela me convient très bien.

– Ça va, ça gagne bien.

– Ça me convient.

– Je ne me plains pas.

– Ça me suffit.

– Il y a plus malheureux que moi.

– Dans le coin, il n’y a pas mieux.

– Dans le bâtiment, on ne peut pas espérer mieux.

– Mieux que le smic.

– Satisfait d’avoir du boulot.

– Ça va, comparé à d’autres.

– Je gagne au-dessus de ce que gagne la moyenne des gens.

– Cela me convient.

– Contexte externe, je ne me plains pas, satisfait à la vue des horaires.

– Ça va, je n’ai pas à me plaindre.

– Au-dessus de la moyenne.

– C’est au-dessus du smic.

– Ça me suffit pour l’instant.

Ainsi, qu’ils soient satisfaits ou insatisfaits de leur salaire, les différents groupes de salariés ne se réjouissent ni ne se plaignent des mêmes aspects de leur rémunération. Ils recourent à des expressions différentes pour

exprimer leurs motifs de satisfaction ou d’insatisfaction. C’est d’abord au travail concret qu’ils effectuent que se réfèrent les ouvriers, à ses contraintes temporelles, à ses conditions de travail, à la fatigue des corps ainsi qu’au coût de la vie. Les cadres se réfèrent à d’autres paramètres qui relèvent d’une conception moins directement liée aux contraintes immédiates de leur propre travail. Le mot travail y apparaît d’ailleurs moins souvent comme tel, remplacé par des expressions plus distinctives (« mes fonctions », « mon emploi », « mes responsabilités », « mon poste »…). Le salaire est ici éva-lué à partir de références plus abstraites (« la conjoncture », « le marché »,

« les autres branches ») ainsi qu’aux qualités personnelles du salarié. Ces points de comparaison diffèrent fortement de ceux des ouvriers qui ne se réfèrent jamais, quand ils comparent leur salaire à d’autres, à des généralités ou à l’absolu, mais toujours à des cas concrets qu’ils connaissent directe-ment, percevant le plus souvent des salaires inférieurs aux leurs ou bien au smic. Il s’agit là de différences de classe dont les raisons doivent être cherchées à la fois dans le montant du salaire et dans les places différentes occupées dans l’entreprise. Ces différences transcendent celles de genre.

Hommes et femmes de chaque catégorie utilisent les mêmes mots pour estimer la valeur de leurs salaires respectifs et leur degré de satisfaction ou d’insatisfaction, les femmes se déclarant pourtant en moyenne moins satisfaites que les hommes et privilégiant la question des horaires et de la conciliation entre tâches domestiques et emploi.

Dans leur ensemble, ces réponses s’accordent mal avec l’hypothèse selon laquelle les personnes auraient a priori une conception abstraite et générale de la justice salariale qu’ils appliqueraient pour évaluer leur propre salaire. La diversité des critères mobilisés par les uns et les autres indique, au contraire, que ces conceptions du bon ou du mauvais salaire se construisent dans l’action, en fonction du milieu professionnel, du type et des contraintes du travail, du montant du salaire, etc. Lorsque le montant du salaire ne finance que le minimum vital, on l’évalue à l’aune des efforts qu’il a coûtés et des besoins qu’il permet de satisfaire. À mesure que son

89

montant s’élève au-dessus de ce seuil minimum, on tend à l’évaluer en fonction des qualités personnelles que s’attribue le salarié et de ses oppor-tunités sur le marché.

La distinction entre salariés des entreprises et salariés de la fonction publique est forte. À elle seule, elle constitue le second axe de l’analyse fac-torielle. Usant d’un vocabulaire maison pour nommer leurs « traitements », les fonctionnaires font de l’équivalence entre niveau de rémunération et niveau de diplôme un critère majeur de l’évaluation de leur salaire. Plus mécontents que leurs homologues des entreprises de leur rémunération, ils se réfèrent aux salaires versés dans le privé pour déplorer la dégradation de leur statut et de leurs revenus.

4

La chute de la satisfaction salariale

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 87-92)