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Proximité, distance, abstraction

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 59-62)

L’enquête « SalSa » comportait également des questions ne se rapportant pas à la situation personnelle des individus interrogés, telles que : « Com-bien devrait gagner par mois un PDG d’un grand groupe (par exemple L’Oréal, Total, Carrefour…) ? un ministre ? un cardiologue dans un hôpital ? un professeur dans un lycée ? une caissière de supermarché ? un ouvrier à la chaîne dans une usine automobile ? une star du football ? » Nombreux sont les enquêtés qui n’ont pas répondu à la question relative au salaire d’un PDG (23 %)1. Mais seulement 4 % des personnes interrogées n’ont pu indiquer ce que devrait gagner, selon eux, une caissière et 5 % un ouvrier à la chaîne. Les ouvriers non qualifiés sont presque deux fois plus nombreux que les cadres à ne pas proposer de salaire pour les PDG des firmes multi-nationales. Des écarts de non-réponse similaires s’observent à propos de ce que devrait gagner un ministre, un cardiologue ou un professeur. Au contraire, les ouvriers et les employés sont au moins aussi nombreux que les cadres à pouvoir dire ce que devrait gagner une caissière ou un ouvrier sur chaîne, ou encore ce que devrait être le montant du smic.

De nombreuses recherches ont montré que les personnes occupant les positions les plus hautes sur l’échelle sociale se sentent plus autorisées

1. Pour autant que l’on puisse en juger sur leur champ commun (salariés des col-lectivités territoriales et hospitalières des zones géographiques enquêtées dans la première vague), la non-réponse à cette question parait nettement plus répandue dans la seconde vague (« SalSa Fonction publique »), réalisée par la Sofres, que dans la première (« SalSa Entreprises »), réalisée par l’Insee. Ceci vaut également pour les questions analogues relatives à d’autres professions, mais pas pour la question relative à ce que devrait être le smic.

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à avoir une opinion sur ce que devrait être la société. L’assurance des cadres est illustrée par la faible proportion de ceux qui ne donnent pas de réponse à une question sur la valeur réelle du smic (« Pouvez-vous m’indi-quer combien gagne par mois, en net, un salarié payé au salaire minimum [le smic] travaillant à plein-temps ?) : 7 % de non-réponse chez les cadres contre 17 % chez les ouvriers. Mais 33 % des cadres donnent une réponse clairement erronée, s’écartant de plus de 10 % de la valeur réelle du smic au moment de l’enquête (la plupart du temps, l’erreur consiste à estimer le smic à une valeur bien supérieure à sa valeur réelle). À l’opposé, seuls 16 % des ouvriers non qualifiés donnent une valeur clairement erronée (ici encore en général une valeur trop haute). En fin de compte, la proportion de cadres capables d’indiquer la valeur du smic à 10 % près est inférieure à celle des ouvriers non qualifiés : 60 % contre 66 %.

Poser une question en termes abstraits est une autre façon de s’éloi-gner de la situation concrète de la personne interrogée. Dans l’enquête

« SalSa », on demandait : « Dans votre milieu de travail, trouvez-vous que les écarts de salaire liés à l’ancienneté sont trop importants/ pas assez importants/ comme il faut ? Ceux liés aux diplômes ? Ceux liés à la position hiérarchique ? Les écarts de salaire liés aux compétences personnelles ? Ceux liés aux efforts réalisés ? Ceux liés aux résultats obtenus ? » (voir chap. 7). Ces questions suscitent beaucoup de non-réponses : de 22 % pour les efforts à 34 % pour la position hiérarchique1. Prendre position sur les critères de différenciation des salaires, même au sein de son milieu professionnel, n’est manifestement pas une démarche universelle. Certes, la rédaction de la question peut être critiquée. Mais toute formulation

1. Pour toutes ces questions, pour autant que l’on puisse en juger sur leur champ commun (salariés des collectivités territoriales et hospitalières des zones géogra-phiques enquêtées dans la première vague, la non-réponse à cette question paraît nettement moins répandue dans la seconde vague, réalisée par la Sofres, que dans la première, réalisée par l’Insee.

soulèverait ses propres problèmes. Par exemple, demander quels salaires devraient être augmentés en priorité ou quels salaires devraient être, en cas de nécessité, diminués en priorité, risquerait de susciter des réponses non symétriques (l’hypothèse de la diminution de certains salaires pouvant même créer des réticences). En outre, l’hypothèse d’une augmentation des salaires est très inégalement probable selon les cas, ce qui rend difficile la comparaison des réponses. Demander quels critères devraient être les plus importants pose implicitement le problème de la mesure de cette impor-tance : faudrait-il, par exemple, considérer la part de variance des salaires expliquée par le diplôme, ce qui est difficile et abstrait1 ou bien l’écart entre les docteurs et ingénieurs sortis de grandes écoles d’une part et les sans-diplômes de l’autre, ce qui serait réducteur ? En réalité, aucune formulation ne saurait être totalement satisfaisante, ce qui montre que la question, bien qu’elle préoccupe les économistes et les sociologues et qu’elle ne laisse pas indifférents les acteurs politiques et sociaux (y compris la majorité des salariés qui ont répondu), ne se pose pas dans ces termes dans l’esprit de tous les salariés.

Le traitement pratique des critères de différenciation des salaires est d’ailleurs différent selon les milieux de travail. Plus un critère est utilisé en pratique dans un milieu professionnel, plus il est facile aux salariés de ce milieu de se prononcer à son sujet. Les salariés du secteur public ont moins de mal que ceux des entreprises à formuler un avis sur les écarts liés à l’ancienneté (21 % de non-réponses contre 28 % dans le privé), critère très utilisé dans la gestion des personnels de la fonction publique. Ils sont aussi un peu moins mal à l’aise pour juger des écarts liés au diplôme (27 % de non-réponses contre 32 %). À l’inverse, les taux de non-réponse aux ques-tions relatives à la rémunération des compétences et des résultats obtenus sont bien plus élevés dans la fonction publique que dans les entreprises.

1. Sans parler de la variance des logarithmes, critère usuellement utilisé dans les études économétriques !

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Dans les grandes entreprises, les taux de non-réponse sur les différences de salaire liés aux résultats sont nettement plus faibles (21 % contre 31 % en moyenne) : des procédures d’évaluation des résultats obtenus condi-tionnant peu ou prou la rémunération y sont mises en œuvre depuis longtemps. Enfin, en ce qui concerne l’appréciation globale des différences de salaire dans le milieu de travail de l’enquêté, les non-réponses sont plus fréquentes dans la fonction publique que dans les grandes entreprises, mais moins que dans les petites. Dans les grandes entreprises, il y a continuité entre fonctions et niveaux hiérarchiques ; l’idée d’une répartition statistique des salaires correspond à une réalité concrète. Dans les petites entreprises, elle est déconnectée des rapports réels. Ainsi, une femme de ménage tra-vaillant dans un cabinet d’architectes, qui n’a pas répondu à la question, rapporte (lors d’un entretien complémentaire) qu’elle pourrait aisément regarder les feuilles de paie des membres du cabinet, qui traînent souvent sur les tables, mais qu’elle s’en abstient, non seulement par discrétion, mais aussi parce que, dit-elle, cela n’aurait pour elle aucun intérêt pratique : comparer son salaire à celui des architectes ne lui donnerait pas d’argu-ment pour obtenir une augd’argu-mentation.

Dans le document Bien ou mal payés ? (Page 59-62)