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5.2. Discours cachés et obéissants

5.2.2. Modernisation sociale et culturelle

5.2.2.2. Recherche de la modernité

Parfois, certains Hmong participant au tourisme à Sa Pa produisent des discours qui semblent mettre en question le poids des traditions qui pèse habituellement sur les modes de vie Hmong. En ce sens, le fait que plusieurs femmes Hmong décident de devenir guide de trek constitue un phénomène particulièrement intéressant. Leur participation à cette nouvelle activité économique a, entre autres, deux conséquences nous intéressant. Bonnin et Turner les résument ainsi :

First, there are contestations over perceptions of Hmong and Yao daughters’ ‘disobedience’, as well as a sense of disloyalty by daughters for choosing to earn cash rather than contribute their own physical labour to the household farm, which has long been the most highly valued productive activity. Second, as Hmong and Yao women adopt these roles as new and often superior income- earners relative to their male household heads and spouses, the challenges and stresses we see materialising are suggestive of what other researchers have called a ‘crisis of masculinity’ in regard to the gendered impacts of livelihood change (Ong and Peletz 1995 ; Hill [2009]). (Bonnin et Turner 2014 : 12)

La participation au tourisme de certains Hmong, en particulier les femmes travaillant comme guide de trek, rentre donc en conflit avec plusieurs dimensions traditionnelles des modes de vie habituels des Hmong de Sa Pa. Dans un premier temps, on peut observer comment cette nouvelle activité économique perturbe le cadre culturel familial. Ces perturbations se présentent souvent sous la forme de « Verbal disagreements between daughters and fathers [taking] place over these expected roles, while in other instances, fathers object to their daughter’s independence through less direct, passive acts of disapproval. Some young women are upset at their father’s reactions and worry about how to appease them, while others take a more rebellious approach, ignoring their parent’s wishes » (Bonnin et Turner 2014 : 11). Par exemple, Lu, guide pour Vietnam NomadTrails, m’explique que ses parents n’aiment pas qu’elle travaille comme guide, parce qu’ils pensent que c’est un travail paresseux. D’après elle, n’importe quel travail qui ne soit pas agricole est considéré par les Hmong âgés comme paresseux (JDT 08.05.17). Cette opinion exprimée par une jeune femme

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Hmong coïncide avec les propos d’une vendeuse Hmong, rapportés par Bonnin et Turner, pour qui « fathers usually get worried that their daughters won’t be able to marry a Hmong man if they come here to sell. They are afraid that women will not do housework or learn to embroider and will lose their traditional ways » (Bonnin et Turner 2014 : 12). Dans un deuxième temps, le métier de guide pratiqué par des jeunes femmes Hmong vient aussi troubler les relations conjugales traditionnelles. À ce sujet, Bonnin et Turner écrivent :

During the early 2000s, it was the norm that once a Hmong woman married she would move to her new husband’s village and stop working as a tourist guide or textile seller, at the very least while raising their children. Today, however, we observe a growing number of women trying to strike a balance between paid work and reproductive tasks after giving birth. Some, like Cho and Xua in their mid-20s, who both had their first child in 2011, continued to work almost until the end of their pregnancies, and resumed trekking (albeit taking much shorter trips) just a few months later, bringing their infants along with them. (Bonnin et Turner 2014 : 10)

C’est par exemple le cas de Linh, guide pour Vietnam NomadTrails, qui porte son plus jeune fils lors d’un trek. Elle explique d’ailleurs que lorsque son mari est occupé aux travaux agricoles, elle prend parfois le petit garçon avec elle sur les treks (JDT 10.05.17). La participation de certains Hmong à des activités liées au tourisme dans le district de Sa Pa apporte donc parfois une remise en question du poids habituel des traditions dans les modes de vie des Hmong. Ces changements sont mis en évidence par des discours qui mettent en avant une volonté, souvent démontrée par des jeunes femmes Hmong, de se démarquer des modes de vie des anciennes générations. À ce sujet, « Lu says her grandma wanted her to live in the traditional way, with earrings and lots of children. But Lu said no, she prefers to be lazy because she's seen the traditional life was very tiring for her mother. Her grandma answered "you're crazy for sure" » (JDT 08.05.17), représentant bien la fracture intergénérationnelle.

Cette recherche de la modernité, passant par un certain refus des traditions, s’illustre aussi sous des aspects visuels. Ainsi, au cours de mon terrain je remarque plusieurs jeunes filles Hmong accoutrées de costumes hauts en couleurs qui contrastent fortement avec les tenues indigo portées habituellement par les Hmong de Sa Pa. Lorsque j’interroge Mai, une guide travaillant pour Vietnam NomadTrails à propos de guêtres portées par une vendeuse ambulante Hmong, dont l’assemblage de petites perles aux couleurs vives me semble

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inhabituel, « Mai confirms they are flower Hmong, adding that people buy them because they are pretty and change from regular black Hmong colours » (JDT 18.05.17). Or, plus tôt dans la conversation, Mai m’avait confié que les Hmong fleuris vivent plus proches de Bắc Hà, dans le district voisin du même nom. Ces informations correspondent aux propos émis par Turner et Michaud quant aux différences de costumes Hmong entre les deux districts : « The clothes worn by Hmong women of Sa Pa District are relatively less decorated than those of the Hmong in other districts within Lào Cai Province, such as Mường Khương and Bắc Hà. In the latter locations, Hmong women often wear skirts that require about fifteen days to construct, with fabric that is virtually covered with embroidery and tightly pleated, stretching to about five to six meters in length when pulled straight » (Turner et Michaud 2008 : 167). Sai, guide autonome, m’apporte des précisions sur les raisons qui poussent certains Hmong de Sa Pa à arborer des costumes dont l’origine n’est pas locale. Ainsi, elle « m’explique qu’ils arborent ces costumes afin de paraître plus attrayants sur les photos. Elle me dit que ces vêtements attirent plus facilement les Vietnamiens, et que les enfants peuvent alors monnayer la prise d’un cliché » (JDT 25.05.17).

Ces désirs de changements d’ordre visuel se font aussi sentir à propos des maisons Hmong. Par exemple, lors d’une visite où j’accompagne Ban et Shan chez leurs grands-parents résidant à Hang Ðá, une d’entre elles exprime une opinion intéressante : « Shan considère que la maison de ses parents est petite et pauvre. Elle est faite entièrement de bois et bambou, mais semble fonctionnelle. […] Les parents de Shan souhaitent reconstruire une maison plus grande et plus moderne, mais cela va prendre du temps et de l’argent » (JDT 21.04.17). La maison des grands-parents de Ban et de Shan, où vivent aussi les parents de Shan, semble correspondre à « The traditional Hmong house in most of Southeast Asia [which] is built out of upright wooden planks placed directly into grooves in a square wooden base course on the flat earth, which is soaked with water and tamped by foot into a smooth, even texture over a period of several days » (Lee et Tapp 2010 : 129). Shan semble donc rejeter l’idée d’avoir une maison traditionnelle. Pour expliquer cette envie d’avoir une demeure plus moderne, elle s’exclame à propos des Hmong : « when we see something new we want it » (JDT 21.04.17).

Ici, j’ai donc exposé des exemples de discours cachés et obéissants produits par des Hmong participant au tourisme à Sa Pa. Ces discours ont été collectés au cours d’entretiens

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et de conversations informelles, souvent en petit comité. Ce contexte d’énonciation est important puisqu’il est plus susceptible d’être un terreau pour des discours plus subversifs. Les discours rapportés ici, à propos de désirs de modernité aussi bien sur le plan économique que social et culturel, peuvent être considérés comme des discours cachés puisqu’ils concernent un désir qui est rarement exprimé ouvertement par les Hmong de Sa Pa. On peut donc voir dans la production de ces discours une certaine fracture intergénérationnelle, avec des Hmong plus âgés qui valorisent davantage des traditions ancrées dans la culture locale de longue date, tandis que les générations plus jeunes, qui sont aussi celles qui participent le plus activement dans l’industrie du tourisme, expriment un certain rejet des rôles coutumiers. C’est le cas notamment des jeunes femmes Hmong guides de trek, qui voient dans leur métier une opportunité de changer leurs relations familiales et conjugales. J’estime que ces discours appartiennent à la catégorie « cachés » car ils sont l’écho de dissonances intergénérationnelles qui ne sont pas aisément portées en public. Au contraire, il semble que les discours publics produits par les Hmong participant au tourisme à Sa Pa gravitent autour d’un attachement aux modes de vie traditionnels, comme vu dans la sous-partie précédente. Les discours abordés ici sont hypothétiquement obéissants car ils représentent une incorporation relative des objectifs étatiques de moderniser les nationalités minoritaires, d’aider les « petits frères » à atteindre le niveau civilisationnel des « grands frères » Kinh. À tout le moins, ils présentent une certaine adéquation, voire une complicité, avec les objectifs étatiques.