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Les Hmong et le tourisme ethnique à Sa Pa : entre modernité et micro-résistances

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

© Antoine Garnier, 2019

Les Hmong et le tourisme ethnique à Sa Pa : entre

modernité et micro-résistances

Mémoire

Antoine Garnier

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Les Hmong et le tourisme ethnique à Sa

Pa : entre modernité et micro-résistances

Mémoire

Antoine Garnier

Sous la direction de :

(3)

iii

Résumé

Depuis 1986, le Vietnam a connu un Renouveau économique (Đổi mới en Vietnamien), dont les conséquences politiques sont nombreuses. Cette ouverture au marché néo-libéral, inspirée par les mesures prises en Chine quelques années plus tôt, n’empêche toutefois pas le Parti Communiste Vietnamien, véritable tête du pays, de continuer à exercer sa gouvernementalité de manière autoritaire et socialiste. La République Socialiste du Vietnam est donc un État hybride, que les allégeances néolibérales poussent vers une modernisation aux accents occidentaux. Dans cette course au développement, le Vietnam fait face à un défi singulier : il doit composer avec un total de cinquante-quatre ethnies reconnues officiellement sur le territoire. Or, le pouvoir vietnamien sous tous ses aspects porte les couleurs de la majorité, les Kinh ou Viet. Afin d’apporter la modernité aux « petits frères » que sont les nationalités minoritaires, l’État Kinh organise l’ethnicité selon un principe général de préservation culturelle sélective. Les nationalités minoritaires peuvent alors arborer leurs identités singulières, tant qu’elles se présentent sous des aspects bénins et essentiellement esthétiques, dépourvues de tout danger pour les enjeux étatiques visant une modernité et une identité nationale unie.

Ce mémoire tire ses racines d’une enquête ethnographique effectuée aux étés 2016 et 2017, auprès des représentants d’une de ces nationalités minoritaires : les Hmong vivant dans le district de Sa Pa, au Nord du Vietnam. Afin d’ancrer la recherche dans un cadre théorique pertinent, je tire mes réflexions des concepts de micro-résistance et d’infrapolitique développés par James Scott, et repris par Jean Michaud dans ses travaux sur les Hmong de Sa Pa. Grâce à ces notions, j’entends ici analyser comment certains discours produits par des Hmong participant au tourisme dans le district de Sa Pa peuvent être interprétés comme des exemples de micro-résistance, permettant éventuellement aux participant-es à la recherche de se construire une place dans ce contexte mouvementé, entre modernité et résistance.

(4)

iv

Summary

Since 1986, Vietnam has undergone an economic renovation (Đổi mới in Vietnamese), resulting in many political consequences. This opening to the neo-liberal market economy, inspired by decisions made in China a few years sooner, does not yet stop the Vietnamese Communist Party, as the true head of the country, from governing in an authoritarian and socialist manner. The Socialist Republic of Vietnam is thus a hybrid state, pushed towards a modernization process with Western afternotes, thanks to its neo-liberal allegiances. In this race for development, Vietnam faces a singular challenge : it must deal with a total of fifty-four official ethnicities living inside its borders. Yet, Vietnamese power is, in all its aspects, essentially related to the ethnic majority, namely the Kinh, or Viet. In order to bring modernity to the minority nationalities, considered as “little brothers”, the Kinh state then organizes ethnicity around a grand principle of selective cultural preservation. Minority nationalities can thus show their singular identities, provided they do so in a benign and essentially esthetic fashion, deprived of any potential danger for the state goals aiming at unified national identity and modernity.

This thesis is based on an ethnographic investigation conducted throughout the summers of 2016 and 2017, among the people of one of these minority nationalities : the Hmong living in the Sa Pa district, in the North of Vietnam. In order to give this research a pertinent theoretical anchor, I draw my analysis from concepts such as micro-resistance and infrapolitics, devised by James Scott and utilized by Jean Michaud in his many works regarding the Hmong living in Sa Pa. Thanks to these notions, I analyse how certain transcripts produced by Hmong taking part in touristic activities in the Sa Pa district can be interpreted as examples of micro-resistance, enabling them to shape a singular place for their community in this rapidly evolving context, pulled between modernity and resistance.

(5)

v

TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii

Dédicace ... xii

Remerciements ... xiii

Introduction ... 1

Présentation de la recherche... 1

Buts et pertinence de la recherche ... 2

Buts de la recherche ... 2

Pertinence de la recherche ... 4

Résumés des chapitres ... 5

Chapitre 1 ... 7

Démarche de recherche ... 7

1.1.

Cadre théorique ... 7

1.1.1.

Les théories interactionnistes de l’ethnicité ... 7

1.1.1.1. Les fondements conceptuels ... 8

1.1.1.2. L’ethnicité dans le jeu des relations inter-ethniques ... 9

1.1.1.3. L’ethnicité au Vietnam : préservation culturelle sélective ... 10

1.1.2.

Tourisme comme développement ... 11

1.1.2.1. Modernité et modernisation ... 12

1.1.2.2. Développement ... 13

1.1.2.3. Tourisme et modernisation ... 14

1.1.3.

Modalités de réception de la modernité ... 17

1.1.3.1. Indigénisation de la modernité ... 17

1.1.3.2. Vernacularisation ... 18

1.1.4.

Relations de pouvoir ... 20

1.1.4.1. Domination ... 20

(6)

vi 1.1.4.3. Résistances... 24

1.2.

Cadre méthodologique ... 28

1.2.1.

Posture épistémologique ... 28

1.2.2.

Positionnalité réflexive ... 29

1.2.3.

Considérations éthiques ... 32

1.2.3.1. CERUL ... 32

1.2.3.2. Recherches en pays autoritaire ... 32

1.2.4.

Opérationnalisation méthodologique ... 33

1.2.4.1. Échantillonnage ... 33

1.2.4.2. Méthodes d’enquête ... 34

1.2.4.3. Modèle d’analyse ... 34

1.3.

Problématique et objectifs de recherche ... 36

Chapitre 2 ... 38

Contexte ... 38

2.1.

Influences internationales ... 38

2.1.1.

Du colonialisme au néo-libéralisme sous régime communiste ... 38

2.1.1.1. Influences pré-socialistes : empreintes chinoises et colonie française ... 39

2.1.1.2. Influences soviétiques : révolution, alliances et fin du Bloc ... 40

2.1.1.3. Influences néolibérales et Đổi mới vietnamien (depuis 1986) ... 42

2.1.2.

Massif sud-est asiatique ... 45

2.1.2.1. Massif sud-est asiatique : un espace débattu ... 45

2.1.2.2. Caractéristiques communes des peuples du Massif ... 49

2.2.

L’État-Parti et les nationalités minoritaires ... 53

2.2.1.

Portrait géopolitique du Vietnam ... 54

2.2.2.

Rapports interethniques entre Kinh et minoritaires ... 57

2.2.2.1. Construction historique des rapports ethniques vietnamiens ... 57

2.2.2.2. Situation politique actuelle des nationalités minoritaires ... 59

2.3.

Les Hmong de Sa Pa ... 61

2.3.1.

Organisation administrative : provinces, districts et communes ... 61

(7)

vii

2.3.2.1. Répartition ethnique locale ... 65

2.3.2.2. Histoire de Sa Pa... 66

2.3.3.

« Hmong noirs » de Sa Pa ... 67

Chapitre 3 ... 70

Organisation du tourisme ethnique ... 70

3.1.

Organisation professionnelle : comment fonctionne le

tourisme ethnique à Sa Pa ? ... 72

3.1.1.

Différentes structures ... 72

3.1.1.1. Agences de tourisme ... 73 3.1.1.2. Entreprises sociales ... 74 3.1.1.3. Agences individuelles ... 76 3.1.1.4. Guides indépendants ... 77

3.1.2.

Organisation du métier de guide de trek ... 78

3.1.2.1. Portraits de guides ... 78

3.1.2.2. Compétences ... 80

3.1.2.3. Attributs ... 81

3.1.3.

Mauvaises conditions de travail ... 82

3.1.3.1. Rapports de pouvoir... 82

3.1.3.2. Situation précaire ... 83

3.2.

Organisation socio-politique : quel contexte pour le tourisme

ethnique ? ... 84

3.2.1.

Rapport de domination ... 84

3.2.1.1. Climat politique ... 84

3.2.1.2. Domination économique... 86

3.2.2.

Inégalités inter ethniques ... 87

3.2.2.1. Entre Kinh et minoritaires ... 87

3.2.2.2. Entre minoritaires et Hmong ... 88

3.2.3.

Inégalités intra ethniques ... 89

3.2.3.1. Inégalités économiques ... 89

3.2.3.2. Inégalités de genre ... 90

(8)

viii

Chapitre 4 ... 93

Le tourisme comme moteur d’un développement ambigu.

... 93

4.1

Modernisation du district de Sa Pa ... 94

4.1.1.

Développement du tourisme domestique ... 94

4.1.1.1. Sa Pa comme destination domestique ... 94

4.1.1.2. Conséquences pour les acteurs de l’industrie touristique ... 97

4.1.2.

Décisionnaires ... 99

4.1.2.1. Pouvoir politique ... 99

4.1.2.2. Acteurs privés ... 103

4.1.3.

Impacts du développement sur la vallée ... 108

4.1.3.1. Constructions ... 108

4.1.3.2. Spéculation foncière ... 111

4.1.3.3. Échecs de développement ... 112

4.2.

Impacts sur les minoritaires ... 113

4.2.1.

Changements socio-politiques ... 113

4.2.1.1. Changements économiques ... 113 4.2.1.2. Souvenirs du passé... 115

4.2.2.

Changements culturels ... 116

4.2.2.1. Kinhisation…... 116 4.2.2.2. … Ou Adaptation ? ... 119

Chapitre 5 ... 121

Analyse des discours Hmong ... 121

5.1.

Discours publics et obéissants ... 123

5.1.1.

Peuple peu moderne ... 123

5.1.1.1. Rapport à la nature ... 124

5.1.1.2. Adéquation technologique avec la nature ... 124

5.1.2.

Une vie traditionnelle ... 126

(9)

ix

5.1.4.

Solidarité au service de la modernisation du district ... 130

5.2.

Discours cachés et obéissants ... 133

5.2.1.

Modernisation économique à travers le tourisme ... 134

5.2.1.1. Investissements ... 134

5.2.1.2. Inégalités ... 138

5.2.2.

Modernisation sociale et culturelle ... 139

5.2.2.1. Un pas vers l’éducation vietnamienne ... 139

5.2.2.2. Recherche de la modernité ... 143

5.3.

Discours publics et résistants ... 146

5.3.1.

Mythologie messianique Hmong ... 147

5.3.2.

Résistance religieuse ... 149

5.4.

Discours cachés et résistants : micro-résistances ... 151

5.4.1.

Solidarités ... 152

5.4.1.1. Solidarité intra-ethnique ... 153

5.4.1.2. Construction solidaire des homestays ... 154

5.4.1.3. Solidarité limitée... 158

5.4.2.

Dévoilement ... 159

5.4.2.1. Nuances ... 161

5.4.2.2. Affirmations identitaires ... 163

5.4.2.2.1.Affirmations contraires au double objectif du gouvernement ... 163

5.4.2.2.2.Hmoob kab lis kev cai : culture Hmong ... 165

Conclusion ... 169

Bibliographie ... 177

(10)

x

Table des figures

Schéma 1 : Triptyque du modèle conceptuel de domination ... 23

Schéma 2 : Touristes visitant Sa Pa (2003-2013) ... 72

Schéma 3 : Modèle analytique des discours produits par des Hmong ... 122

Schéma 4 : Taux d’inscription pour l’école secondaire supérieure au sein des nationalités minoritaires ... 140

Schéma 5 : Taux d’abandon scolaire par région, 1992-2000 ... 142

Schéma 6 : Accès des foyers ruraux au crédit ... 157

Schéma 7 : Modèle analytique complet ... 168

Carte 1 : Massif sud-est asiatique, ou South East Asian Massif (SEA Massif) ... 48

Carte 2 : Cartes à échelles nationale, provinciale et du district de Sa Pa ... 61

Carte 3 : Carte des communes de Sa Pa, avec le détail des hameaux ... 63

Carte 4 : Composition ethnique du district de Sa Pa au niveau des communes ... 65

Tableau 1 : L’organisation de l’appareil d’État depuis la Constitution du 15 avril 1992 ... 55

Tableau 2 : Nombres annuels officiels de touristes à Sa Pa (1995-2003) ... 71

Tableau 3 : Motivations pour visiter Sa Pa ... 96

Tableau 4 : Raisons pour abondons scolaires ... 141

Photographie 1 : Vallée de Mường Hoa ... 37

Photographie 2 : Rizières en terrasses, dans le village de Lao Chải ... 37

Photographie 3 Capture d’écran du site Internet pour Sapa Sisters ... 75

Photographie 4 : Photographie de l’hôtel Sapa O Chau ... 76

Photographie 5 : Capture d’écran du site Internet pour la compagnie de San ... 77

Photographie 6 : Route goudronnée traversant le village de Lao Chải ... 86

Photographie 7: Modèle de maison-tube ... 100

Photographie 8: Types d’implantation ... 100

Photographie 9: Capture d’écran du projet pour l’hôtel MGallery, Sa Pa ... 105

Photographie 10: Capture d’écran d’un projet de train entre le MGallery et le téléphérique ... 105

(11)

xi

Photographie 12 : Hôtel cinq étoiles en construction, en bordure de la ville. ... 109

Photographie 13 : Exemple de chantier en ville. ... 110

Photographie 14 : Mai Tin dans Forbes Vietnam ... 132

Photographie 15 : Exemple de homestay Hmong ... 137

(12)

xii

Dédicace

Pour Hélène,

pour son amour contagieux du Vietnam.

(13)

xiii

Remerciements

Dans un premier temps, je souhaite remercier les personnes qui m’ont soutenu au Vietnam. Tout d’abord, je tiens à remercier tous les participant-es à la recherche : les Hmong qui ont eu la patience de répondre à mes questions ; ainsi que le groupe d’expatriés européens séjournant à Sa Pa qui, en plus de m’aiguiller dans ma recherche, m’ont aussi offert leur compagnie dans des moments de retraite bien agréables. Je tiens également à remercier Laurent Fages dont les conseils et la connaissance des enjeux locaux ont beaucoup enrichi cette recherche. Je remercie aussi tout le personnel du Sapa Dragon Hotel, pour leur hébergement et leur soutien intarissable pour m’aider à régler des problèmes logistiques. J’ai une pensée particulière pour Anh, dont la disponibilité et la sollicitude m’ont été d’une aide ineffable. Je dois aussi remercier l’agence de voyage Vietnam NomadTrails, sans qui je n’aurais pas pu récolter toutes les données que j’ai glané lors des treks organisés par la compagnie, ainsi que les employés de Sapa O Chau et de Sapa Sisters pour leurs réponses à mes questions. J’ai aussi eu la chance de bénéficier du soutien de plusieurs amis à Hanoi, qui m’ont chaleureusement accueilli, hébergé, et offert des distractions lors de moments de repos hors de mon terrain. Je les remercie pour leur soutien indispensable.

À Québec, je remercie d’abord l’Université Laval, dont le personnel m’a aidé dans toutes les étapes de ma maîtrise depuis mon choix de poursuivre mes études au Québec. Le fait de disposer d’un bureau à l’Université a assurément permis d’améliorer ma productivité. Je tiens ensuite à remercier mes collègues étudiants et voisins de bureau ; traverser les mêmes épreuves apporte toujours un soutien précieux. Je remercie aussi les étudiants du laboratoire du Southeast Asian Massif, de l’Université Laval et de l’Université de McGill à Montréal ; partager des intérêts professionnels et des questions de recherche avec eux fut très fructueux. Je souhaite à cette collaboration de perdurer à l’avenir, afin de donner le même soutien dont j’ai bénéficié à tous les étudiants dont les intérêts se portent sur cette région singulière. Je tiens bien sûr à remercier ma famille, dont le soutien n’a jamais failli : mes parents, mais aussi ma tante Françoise, anthropologue à la retraite aux conseils judicieux, et ma grande-tante Hélène sans qui je n’aurais sans doute jamais découvert le Vietnam. Je remercie aussi ma copine, Laurence, pour son soutien infaillible en tout instant.

Enfin, je remercie Jean Michaud et Sarah Turner de m’avoir donné un nouvel espoir quand j’étais au plus bas. Leur rencontre au Vietnam restera toujours pour moi un signe du destin, et ma reconnaissance leur est éternelle.

(14)

1

Introduction

Présentation de la recherche

Je rédige ce mémoire en tant qu’étudiant à la maitrise en anthropologie inscrit à l’Université Laval, à Québec au Canada. Je suis arrivé au Québec il y a maintenant plus d’un an, afin de terminer des études supérieures débutées en France. Après le secondaire, j’ai étudié les sciences politiques à l’Université de Paris Vincennes Saint-Denis (Paris VIII). C’est au cours de ces trois années de Licence que j’ai découvert la sociologie et l’anthropologie dans des cours variés pris au sein d’une mineure en sociologie politique. Je suis sorti de ce parcours avec un goût prononcé pour la discipline anthropologique, et plus particulièrement pour ses méthodes ethnographiques. J’ai de ce fait décidé de débuter en 2015 un Master en ethnologie générale à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense (Paris X). Après une première idée de projet de recherche infructueuse, mon attention s’est finalement tournée vers les Hmong1 de Sa Pa, petite ville montagnarde du Nord du

Vietnam. Quelques années auparavant, j’avais effectué un voyage touristique dans les montagnes du Nord vietnamien ; ce court séjour avait alors attisé ma curiosité. J’ai donc commencé à construire un premier projet de recherche centré sur les impacts du tourisme culturel vis-à-vis des communautés Hmong de Sa Pa. Après avoir fait valider mon projet auprès d’un jury composé de différents professeurs du département d’anthropologie de l’Université de Paris X, je suis parti retrouver les hautes terres de Sa Pa, au Vietnam, au cours de l’été 2016. Toutefois, une fois sur place j’ai dû me rendre à l’évidence : mon projet de recherche mal construit et un manque global de préparation pour la situation handicapait grandement la confection d’une enquête ethnographique décente. Heureusement, une rencontre fortuite avec Jean Michaud, anthropologue spécialiste de la région, m’a permis de surmonter cette difficulté. Nous avons ensemble décidé que je finirais ma maitrise à l’Université Laval au Québec. Dans ce cadre nouveau, mon expérience de terrain s’est transformée en pré-terrain, afin de bâtir les fondations pour un nouveau projet de recherche que je confectionnerais après l’été au Québec. Je consacrais donc les quatre mois de ma

1 Dans ce mémoire, les ethnies vietnamiennes sont systématiquement écrites avec une majuscule, conservent leurs

accents le cas échéant, et ne sont jamais accordées en genre et en nombre. En suivant l’exemple de Jean Michaud (2008 : 152), j’estime que « Si ce choix constitue certes une entorse à la grammaire française, il a l'avantage d'être conforme à l'usage le plus courant dans les publications internationales et il endigue les dérives écrites du français qui transforment la prononciation de termes vernaculaires et leur indexation en véritable parcours du combattant ».

(15)

2

présence au Vietnam à développer des liens de confiance avec les habitants de la vallée, et à observer les enjeux locaux.

C’est au Québec, au cours de l’automne 2016, que j’ai construit le projet de recherche sur lequel repose ce mémoire. À l’été 2017, je suis reparti une dernière fois pour les cimes de Sa Pa. Ce troisième séjour a duré trois mois et m’a permis de mettre en place une collecte de données plus systématique. Au cours de ce deuxième terrain, j’ai basé mes techniques d’enquête ethnographique sur un ensemble d’observations pures, d’observations participantes, d’entretiens semi-directifs et de conversations informelles. J’ai pu recueillir un ensemble formel de données, accompagné également d’un autre ensemble moins formel d’éléments observés et entendus au cours de ma présence sur le terrain, qui me sert davantage à contextualiser la recherche et à mieux comprendre les enjeux locaux plutôt que de constituer la matière propre de l’analyse entreprise dans ce mémoire. Au cours de ces sept mois cumulés de présence sur mon terrain de recherche, j’ai donc compilé un ensemble de données diverses qui me permettent de mieux comprendre les enjeux existant dans le district de Sa Pa.

Buts et pertinence de la recherche

Buts de la recherche

Il me faut maintenant apporter de plus amples précisions sur la recherche en question. Voyons d’abord quelques éléments d’information sur l’enquête ethnographique entreprise. Premièrement, le terrain que j’ai choisi pour l’enquête est le district de Sa Pa. Le choix de cette localité est pertinent pour cette recherche pour plusieurs raisons. Elle s’inscrit déjà dans un ensemble plus vaste : le Massif sud-est asiatique. Ce massif est connu pour la grande diversité ethnique des populations qui y résident. On retrouve cette caractéristique dans le district de Sa Pa, où résident des ressortissants de cinq ethnies différentes : les Kinh ou Viêt, les Hmong, les Yao, les Giáy et les Tày. Cette diversité locale n’est par ailleurs qu’un pâle reflet de son équivalent national, puisque le Vietnam comprend cinquante-quatre ethnies reconnues officiellement. L’ethnie majoritaire est celle des Kinh, et elle représente 85.7% de la population totale avoisinant les 90 millions d’habitants ; les cinquante-trois autres ethnies minoritaires composent 14.3% de la population totale ; quant aux Hmong, ethnie au centre de cette recherche, ils représentent 1.2% de

(16)

3

la population totale. Dans la Province de Lào Cai2, dont le district de Sa Pa fait partie, le ratio s’inverse. Ainsi, pour une population avoisinant les 600.000 habitants, les minorités ethniques totalisent 64% de la population totale, dont 21% de Hmong. Les Kinh y sont donc minoritaires, et les Hmong sont l’ethnie la plus représentée dans cette province. Cette forte présence des ethnies minoritaires fait de Sa Pa une destination touristique prisée. De plus, une attraction particulière attire les foules depuis 2016, date à laquelle fut inauguré un téléphérique joignant la ville de Sa Pa au sommet du Phan Xi Păng, montagne la plus haute de la péninsule indochinoise.

Ensuite, les participants et participantes de la recherche sont pour la plupart les résidents du district issus de l’ethnie minoritaire hmong. Plus précisément, je me suis intéressé pour les besoins de mon enquête ethnographique aux Hmong de la région qui participent à l’industrie touristique. J’ai d’abord concentré mon attention sur les guides de trek Hmong et les propriétaires Hmong de

homestay, ainsi qu'aux membres de leurs familles. J’ai également inclus les autres acteurs Hmong

du tourisme dans la localité choisie, tels que les vendeurs et les passants. Enfin le dernier sous-groupe concerné par la recherche rassemble les autres acteurs plus ou moins directement liés aux activités touristiques à Sa Pa : autorités, vendeurs et résidants Kinh ; mais aussi expatriés vivant et/ou travaillant dans le district.

Enfin, les thèmes abordés par la recherche sont l’ethnicité, le tourisme et les rapports de domination. Ainsi, la trame de fond de ce mémoire repose sur des questions d’ethnicité ayant trait aux modalités d’expression de représentations culturelles et identitaires. Dans ce décor singulier, s’ajoute un ensemble d’interactions qui s’inscrivent dans un cadre interprétatif particulier, celui du tourisme compris comme moteur d’un développement ambigu. Ce développement peut être à la fois une aubaine au sens où il est porteur de capitaux financiers non négligeables, et un danger potentiel pour les cultures locales qui sont souvent instrumentalisées dans les rouages de la machine touristique. Dans ce contexte de modernisation, les rapports de force qui existent entre d’une part l’ethnie majoritaire du Vietnam, les Kinh, qui détiennent toutes les positions de pouvoir ; et d’autre part les Hmong prennent une importance saillante. En apparence coincés entre la modernisation encouragée voire imposée par l’État vietnamien des Kinh d’une part, et l’industrie du tourisme qui incite à la marchandisation des cultures d’autre part, les Hmong de la région ne semblent toutefois

2 Les noms de villes vietnamiennes conservent leurs accents le cas échéants ; je ne les écris toutefois pas en italique

(17)

4

pas manquer de ressources pour tirer parti de la situation, afin de faire subsister leur identité culturelle singulière.

L’objectif de ce mémoire est plus précisément de questionner dans un langage à la fois clair et précis la production de représentations identitaires et culturelles construites par les Hmong du district de Sa Pa dans le cadre d’interactions d’ordre touristique.

Pertinence de la recherche

Je considère que le sujet choisi pour ce projet de recherche est pertinent dans le cadre d’un programme de maîtrise en anthropologie pour plusieurs raisons. D’abord, la problématisation développée me paraît ancrer la recherche dans un mouvement contemporain concernant les études anthropologiques sur le tourisme. Plutôt que de se limiter à une présentation classique et trop figée des impacts du tourisme sur une culture hôte essentialisée, ce projet de recherche propose une vision relationnelle du tourisme, en tant que somme de processus agissant entre plusieurs ensembles culturels. De ce fait, la culture observée (celle des Hmong du district de Sa Pa) n’est pas réduite à une substance essentielle, mais elle est plutôt comprise comme un objet pris dans les rouages d’une modernisation localisée.

Au même titre, ce projet de recherche propose d’étudier les rapports de pouvoir générés par la mise en tourisme d’une culture cible. Là encore, pour se démarquer d’une vision classique qui tendrait à se concentrer uniquement sur les processus de domination, je propose de m’attarder sur les pratiques de résistance mises en place par les dominés. J’anticipe également la complexité des rapports dominants / dominés en ajoutant au cadre de compréhension de ces rapports une dimension culturelle. Cette complexité sera sans aucun doute révélée par une analyse basée sur une enquête ethnographique approfondie et détaillée des processus de production de représentations identitaires et culturelles par les Hmong du district de Sa Pa.

À ces deux raisons s’ajoute une troisième, qui ne tient pas tant à l’analyse effectuée pour la recherche, mais plus à son contexte. Ainsi, j’estime que ma présence prolongée sur le terrain au cours des deux étés 2016 et 2017 me permet de considérer ma problématique comme légitime auprès des individus concernés par la recherche. En effet, le constat des enjeux tissés par la participation des Hmong au tourisme dans le district de Sa Pa me semble justifier une recherche

(18)

5

sur les représentations identitaires et culturelles produites dans le cadre d'un développement touristique. Je suis convaincu qu’une attention portée aux processus anthropologiques à l’œuvre dans un tel cadre touristique peut permettre d’atteindre une meilleure compréhension sur le développement du tourisme et ce qu’il représente pour les cultures des sociétés dans lesquelles il s’installe.

Résumés des chapitres

Le premier chapitre est consacré à la démarche de recherche, subdivisée en deux cadres : l’un théorique, et l’autre méthodologique. L’objectif de ce chapitre est dans un premier temps d’ancrer le mémoire dans un ensemble cohérent et pertinent de lectures permettant aux lecteurs d’assimiler les concepts utilisés par la suite. Ce premier cadrage reprend des fondements de théories sélectionnées quant à une approche interactionniste de l’ethnicité comme critère identitaire ; il aborde ensuite la conceptualisation du développement comme outil d’une modernisation néo-libérale aux accents occidentaux ; puis viennent les notions d’indigénisation de la modernité et de vernacularisation, toute deux utilisées pour expliquer les configurations locales d’un processus global de modernisation ; enfin des conceptions générales concernant des dynamiques de pouvoir sont expliquées à la lumière d’un regard panoramique sur les types de résistance, particulièrement infrapolitiques. Dans un deuxième temps, un cadrage méthodologique permet de revenir sur les postures épistémologiques, réflexives et éthiques adoptées sur le terrain, ainsi que sur l’opérationnalisation concrète des enquêtes ethnographiques opérées, puis de finir sur l’exposition de la problématique accompagnée des objectifs de recherche.

Le deuxième chapitre se veut contextuel en essence. Il regroupe des informations sur le terrain pris dans ses différentes échelles géographiques. Ainsi, sont d’abord énoncées les influences internationales qui font du Vietnam un État néo-libéral hybride, entre gouvernementalité socialiste autoritaire et rationalité néo-libérale d’inspiration sino-occidentale. L’ancrage du terrain dans le Massif sud-est asiatique est également abordé. Puis, l’échelle nationale se concentre sur les rouages géopolitiques d’un système bicéphale d’État-Parti, tout en explicitant les principes politiques de la gestion culturelle des rapports interethniques entre Kinh et nationalités minoritaires. Enfin une dernière échelle présente les participant-es de la recherche, les Hmong de Sa Pa, à l’aide

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6

d’explications concernant l’organisation administrative locale, sa composition ethnique et enfin les traits identitaires généraux du groupe en question.

Le troisième chapitre amorce la partie analytique du mémoire, avec des notions exploratoires quant à l’organisation du tourisme ethnique. Cette branche spécifique de l’industrie touristique est décortiquée, donnant ainsi à voir les grands principes de son organisation professionnelle, puis le contexte socio-politique dans lesquels ses acteurs et actrices évoluent. On voit d’emblée dans ce contexte les particularités des rapports de pouvoir locaux entre les Kinh et les nationalités minoritaires prenant part au tourisme ethnique.

Le quatrième chapitre concerne le développement socio-économique de la région de Sa Pa, alimenté par l’essor de l’industrie touristique. Ici sont abordés les ressorts de la modernisation du district à travers l’extension d’un tourisme nationale prenant Sa Pa comme destination domestique, embrayée par des acteurs influents mêlant décisionnaires politiques et compagnies privées aux investissements remarquables. Cette modernisation implique nécessairement un ensemble d’impacts venant affecter les conditions de vie sociopolitiques, mais aussi culturelles des nationalités minoritaires locales.

Le cinquième chapitre enfin procède à une analyse des discours produits par les Hmong participant au tourisme à Sa Pa, émis dans un contexte de modernisation du district. À l’aide d’un modèle analytique recoupant les concepts de discours publics et discours cachés développés par James Scott, je tire des données collectées sur le terrain un substrat que j’assimile à la notion de micro-résistance du même auteur. Pour ce faire, je catégorise les discours récoltés au cours de l’enquête ethnographique selon qu’ils sont publics et obéissants, cachés et obéissants, publics et résistants, ou bien cachés et résistants. Cette dernière catégorie regroupe des exemples locaux de techniques infrapolitiques, qui j’estime permettent aux Hmong de Sa Pa de contourner la domination exercée par la culture Kinh.

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Chapitre 1

Démarche de recherche

Dans ce premier chapitre, j’ai choisi d’exposer ma démarche de recherche. Ce titre a un double-sens puisque d’une part, par démarche j’entends évoquer la manière avec laquelle je conduis le raisonnement dont ce mémoire est le fruit ; d’autre part, cette démarche représente également la manière avec laquelle je me suis comporté sur mon terrain de recherche. Ce chapitre comporte donc d’abord les diverses définitions des concepts qui fondent le cadre théorique du mémoire. Ensuite, j’expose le cadre méthodologique de ma recherche, qui explique les comportements choisis dans la réalisation de l’enquête ethnographique utile à ce mémoire. Enfin j’aborderai la problématique et les objectifs, fil rouge qui relie toutes les parties de ce mémoire dans un raisonnement que j’entends exprimer clairement.

1.1. Cadre théorique

Cette première partie du Chapitre 1 est donc consacrée au cadre théorique que j’ai choisi pour exécuter cette recherche. Ce cadre théorique rassemble plusieurs concepts qui servent et ont servi un objectif double. D’abord, ces concepts m’ont été utiles au cours de la phase exploratoire, de l’élaboration de mon projet de recherche afin d’ancrer théoriquement l’enquête ethnographique effectuée. Ensuite, ils servent présentement au lecteur pour mieux situer théoriquement l’analyse qui va suivre. Ainsi, ce cadre théorique doit permettre de définir les termes et les thèmes qui constituent les chapitres analytiques du mémoire.

1.1.1. Les théories interactionnistes de l’ethnicité

Parlons d’abord d’ethnicité, puisqu’il s’agit du thème central de ce mémoire. Sans compréhension profonde des théories de l’ethnicité, il est impossible d’expliquer et de justifier mes choix parmi les nombreuses définitions données par la discipline anthropologique aux

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représentations identitaires et culturelles, qui sont exprimées par les participant-es à la recherche. Ce cadrage s’effectue en trois parties distinctes : seront d’abord évoqués les concepts relatifs aux théories anthropologiques de l’ethnicité choisis comme fondement pour ce mémoire ; ces concepts seront ensuite précisés pour mieux caractériser l’inter-ethnicité du terrain de recherche ; enfin seront abordées les spécificités des théories de l’ethnicité appliquées au cas du Vietnam.

1.1.1.1. Les fondements conceptuels

Afin de donner une définition pratique à l'ethnicité comme concept observable à travers des outils ethnographiques, j’ai choisi dans un premier temps de rejeter l'idée d'une identité culturelle essentielle et substantielle. Ainsi, « l’ethnicité ne se définit pas comme une qualité ou une propriété attachée de façon inhérente à un certain type d’individus ou de groupes, mais comme une forme d’organisation ou un principe de division du monde social dont l’importance peut varier selon les époques et les situations » (Poutignat, Streiff-Fenart, & Barth, 2008:136). Dans ce mémoire, l’ethnicité ne sera pas utilisée dans son sens primordialiste, c’est-à-dire qu’on ne cherchera pas à catégoriser l’identité des participant-es selon un ensemble de traits culturels immuables. On tentera plutôt de « documenter des processus généraux d’identification et d’altérisation, par l’étude empirique des symboles sur lesquels s’ancre la frontière Nous-Eux, et des dynamiques entre imposition et auto-compréhension (changements individuels d’identité, stratégies collectives de requalification, luttes de signification…) qui visent à la perpétuer ou à la modifier » (Poutignat et al., 2008:XVI).

Pris dans ce sens, la définition choisie pour l’ethnicité se concentre sur son caractère interactionnel. Ainsi, on peut faire référence aux travaux de Fredrik Barth, pour qui l'ethnicité est une « catégorie pratique distribuant la capacité des acteurs à faire émerger des frontières inédites et à mettre en œuvre des actions pour transformer ou produire ces frontières » (Zoïa, 2010:202). Pour bien comprendre l’utilisation qui est ici faite de ce concept, il faut donc considérer que « l’ethnicité n’est pas « une chose dans le monde, mais une perspective sur le monde » » (Poutignat et al., 2008:XXII). Une fois cette proposition acceptée, on peut avancer dans la complexité des définitions anthropologiques pour l’ethnicité. On reprendra alors la proposition formulée par John Comaroff (1987) qui caractérise l’ethnicité « comme principe de division du monde social et la façon dont celle-ci est expérimentée dans la vie quotidienne comme un système culturel de signes et de symboles partagés » (dans Poutignat et al., 2008:138). Cette acception s’insère dans les courants

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transactionnalistes et ethnosymbolistes, qui s’accordent pour définir l’ethnicité comme un ensemble d’éléments à la fois biologiques, et subjectifs et politiques. Bien que la saillance de ces deux types de caractéristiques varie selon les situations, il est certain qu’elles jouent toutes deux un rôle dans l’expression de l’ethnicité (Michaud & Forsyth, 2010:10).

1.1.1.2. L’ethnicité dans le jeu des relations inter-ethniques

Passons maintenant à des concepts plus spécifiques à la situation décrite dans ce mémoire. La localité où s’est déroulée l’enquête ethnographique sur laquelle est basée cette recherche est une société pluri-ethnique, c’est-à-dire que s’y fréquentent des individus appartenant à différentes ethnies. Plus précisément, la région de Sa Pa compte des habitants de cinq ethnies principales : les Kinh, les Hmong, les Yao, les Giáy et les Thái. De ce fait, il est intéressant de préciser quels concepts seront utilisés afin d’apporter une meilleure compréhension de la pluralité ethnique locale. Il faut d’abord soulever que dans ce cadre, l’identité « de membre d’une minorité est assignée à l’individu comme une catégorie d’appartenance stigmatique, attachée de façon visible à la personne par des traits distinctifs incorporés […] et qui engendrent une incapacité à assumer les positions que tous les membres (majoritaires et minoritaires) considèrent comme des statuts clés dans cette société » (Poutignat et al., 2008:XVII). Toutefois, comme le soulèvent Lyman et Douglas (1973), « le pouvoir d’imposer sa propre définition de la situation n’est que rarement distribué de façon unilatérale dans les relations inter-groupes » (Poutignat et al., 2008:147). Ainsi, il est aussi utile de comprendre les stratégies qui justifient une auto-identification ethnique. Sur ce point, l’analyse situationnelle de l’ethnicité, soit « l’étude des choix tactiques et des stratagèmes [que les membres minoritaires de sociétés pluri-ethniques] mettent en œuvre pour tirer le mieux possible leur épingle du jeu des relations inter-ethniques » (Poutignat et al., 2008:129) est très pertinente. Ce type d’analyse de l’ethnicité s’inspire de la théorie de la « face » d’Irving Goffman, selon qui la plupart des interactions sociales sont orientées vers la préservation d’une valeur sociale positive attendue, la face. L’analyse situationnelle de l’ethnicité suppose des différences dans les représentations identitaires et culturelles exprimées selon que les membres du groupe ethnique en question sont dans une situation de face-à-face avec les représentants de l’ethnie dominante, ou bien s’ils sont dans les coulisses de la vie sociale intra-ethnique. La situation des Hmong dans une localité comme Sa Pa où les ressortissants de l’ethnie majoritaire, les Kinh, détiennent toutes les positions de

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pouvoir, peut alors être perçue comme prise entre deux tendances. D’une part, les Hmong sont les victimes d’un certain déterminisme en grande partie engendré par les attentes des Kinh quant à l’expression de leur identité ethnique ; d’autre part, des marges de manœuvre issues d’un individualisme mêlées à des techniques d’affirmation identitaire leur permettent, somme toute, d’opérer des choix dans la contrainte.

1.1.1.3. L’ethnicité au Vietnam : préservation culturelle sélective

Après cet éclaircissement conceptuel, il me faut à présent articuler les théories de l’ethnicité choisies pour expliquer les enjeux identitaires observés dans cette recherche avec les spécificités locales. Au Vietnam, les enjeux ethniques constituent un domaine organisé stratégiquement par l’État.

Afin de bien expliquer l’organisation de l’ethnicité au Vietnam, il me faut d’abord revenir sur les raisons historiques de la stratégie opérée par l’État vietnamien quant à ses nationalités minoritaires (dân tộc thiểu số en vietnamien). Après la séparation du Nord et du Sud du Vietnam en 1954, les politiques assimilationnistes de la République du Vietnam (Sud) d’une part, et la mise en place d’une autonomie relative pour certaines minorités par le Viet Minh (Nord) d’autre part ont nourri la sympathie des minoritaires pour le Front de Libération National (Nord)3. Toutefois, après la réunification du pays en 1976, plutôt que de continuer à promouvoir l’autonomie des minoritaires, le nouveau Parti communiste vietnamien a privilégié le développement et l’incorporation des minoritaires dans le socialisme national. La rhétorique du Parti était alors orientée vers la construction d’une identité socialiste commune entre Vietnamiens et nationalités minoritaires. En d’autres termes, devenir « socialiste » ressemblait beaucoup à devenir « Kinh ». Afin d’assurer une union nationale pacifiée, la solidarité de classe fut formulée de manière à ne pas paraître comme une assimilation culturelle totale. C’est en ce sens que fut autorisé le maintien de certaines coutumes chez les nationalités minoritaires ; toutefois ces coutumes ne devaient jamais faire obstacle à la construction d’un État socialiste (McElwee, 2004:190‑196 ; Ngô 2016).

Dans cette optique, une politique de préservation culturelle sélective fut mise en place peu après la réunification du Vietnam. Grâce à cette stratégie, l’État vietnamien peut encore maintenant décider

3 Le Front de Libération National était situé géographiquement au Sud du pays, bien qu’ayant des sympathies pour le

communisme promu par le Viet Minh au Nord du pays. Il est aussi important de préciser que tous les groupes minoritaires n’étaient pas sympathiques au Viet Minh (voir Dharma 2006).

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unilatéralement les aspects d’une culture qu’il juge suffisamment précieux – et politiquement tolérables – à des fins de conservation. Il décide ainsi quels aspects doivent être activement découragés : les pratiques jugées contreproductives et superstitieuses (Michaud, 2006:171). Cette politique a pour objectif d’assurer la primauté de l’État socialiste. Suivant cette logique, le gouvernement vietnamien tend à favoriser « la préservation de pratiques bénignes, inoffensives et essentiellement esthétiques [danses, chants et poèmes] [des nationalités minoritaires] puisqu’elles servent le tourisme national et étranger » (Messier, 2012:227).

Pour résumer, dans cette recherche l’ethnicité est considérée comme une catégorie à la fois pratique et analytique, par laquelle les individus pensent et expriment leur identité de manière interactionnelle. En tant que telle, elle représente leur capacité à réifier l’existence de frontières entre des groupes Nous et Eux, à travers des éléments appartenant à des catégories aussi bien biologiques que subjectives et politiques. Dans des sociétés inter-ethniques comme le Vietnam, l’ethnicité peut être assignée tel un stigmate, ou bien choisie comme auto-identification. Dans ce cas, il peut être intéressant d’observer comment les ressortissants d’une minorité ethnique peuvent mobiliser les caractères identitaires de leur ethnicité afin de circonvenir la domination des majoritaires. À travers sa politique de préservation culturelle sélective, l’État vietnamien utilise deux moyens qui peuvent paraître contradictoires pour atteindre l’union nationale recherchée sans antagonisme. D’une part les nationalités minoritaires sont traitées comme des cultures statiques aux coutumes pittoresques ; d’autre part, sont mis au point des plans de développement qui ont pour objectif d’aider les mêmes populations à abandonner leurs traditions jugées anachroniques (McElwee, 2004:204 ; Ngô 2016).

1.1.2. Tourisme comme développement

Dans un deuxième temps, il me faut expliquer comment ces plans de développement à destination des nationalités minoritaires vietnamiennes s’inscrivent dans un cadre conceptuel plus vaste. Ce cadre explicatif de l’attitude des Kinh envers leurs petits frères minoritaires au Vietnam emploie des concepts centraux tels que la modernité, le développement, et le tourisme. Ces trois concepts doivent bénéficier ici d’un travail de définition spécifique afin d’éclairer le sens qu’ils prennent dans la recherche entreprise. De premier abord banals, ces concepts sont de plus en plus présents dans la littérature anthropologique contemporaine. En ce sens, dans ce mémoire la

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modernité sera d’abord comprise comme un ensemble de processus menant à l’expansion planétaire d’une culture occidentalo-capitaliste. Le développement quant à lui se veut le vecteur de cette modernité culturelle, son bras armé prenant la forme d’un ensemble de discours économiques et politiques. Enfin, le tourisme sera ici défini comme un ordre qui vient cadrer les interactions entre différentes facettes multiculturelles.

1.1.2.1. Modernité et modernisation

Lorsqu’on parle de modernité dans le langage commun, on entend bien souvent l’idée d’une opposition entre ce qui est moderne et ce qui est traditionnel. Or, ici on suivra plutôt les conseils d’Anthony Giddens pour se défaire de cette définition aux teintes évolutionnistes. D’après ce dernier, afin de comprendre la modernité dans son acception anthropologique, il faut d’abord se débarrasser des présupposés issus des théories évolutionnistes, qui présentent l’histoire sous la forme d’un scénario linéaire où l’humanité passe de petites cultures isolées composées de chasseurs cueilleurs aux sociétés modernes de l’Ouest (Giddens, 1990:5‑6). Pour éviter ce biais ethnocentriste, on peut s’inspirer des propos d’Arjun Appadurai et se représenter la modernité comme phénomène essentiellement transnational voire postnational qui se concentre sur la rupture apportée par la conjonction d’une électronisation des media et d’une migration massive de personnes et de capitaux (Appadurai, 1996:9).

Une fois ce premier contraste établi, on peut maintenant cibler cet exercice de cadrage sur l’acception de la modernité qui nous intéresse pour cette recherche. Ici, la définition de la modernité choisie est celle qui correspond à un modèle culturellement défini. Cette modernité dans son sens culturel regroupe ainsi un langage et un ensemble de pratiques qui définissent une compréhension spécifique de la personne, des relations sociales, du bien et du mal, des vertus et des vices (Taylor, 1999:153). Cette vision de la modernité est alimentée par sa propre représentation du bien – c’est-à-dire une représentation parmi d’autres (Taylor, 1999:157). Giddens nous apporte plus de précisions sur ce modèle culturel de modernité, en spécifiant d’abord qu’il constitue un phénomène multidimensionnel qui a pour facteurs principaux l’avènement du capitalisme au sens de Marx ; de l’industrialisation selon Durkheim, qui exploite la nature pour répondre aux besoins humains ; et de la rationalisation par la bureaucratie selon Weber (Giddens, 1990:11‑12). Il ajoute ensuite que le caractère dynamique de la modernité dérive de trois éléments : (a) la dissociation du temps et de

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l’espace, dont la recombinaison peut être faite à des fins utiles à la vie sociale (grille horaire de trains par exemple) ; (b) la délocalisation des systèmes sociaux qui extraient les relations sociales de leur contexte immédiat ; et (c) l’organisation et la réorganisation réflexive des relations sociales (Giddens, 1990:18‑24).

Enfin, sera nommée modernisation l’exportation de ce modèle culturellement défini de la modernité à travers la planète. Si la modernité définie par Giddens peut être considérée comme occidentale puisqu’elle se base sur deux aspects nés dans les sociétés européennes contemporaines (l’État-nation et le système de production capitaliste) (Giddens, 1990:174‑175), la modernisation est quant à elle portée par un processus plus complexe : la globalisation, qui est profondément historique, inégale, et même localisée. Cette dernière n’implique pas nécessairement ni même fréquemment une homogénéisation ou une américanisation, et dans la mesure où les différentes sociétés s’approprient les matériaux de la modernité différemment, il peut y avoir autant de globalisations que d’appropriations de cette dernière (Appadurai, 1996:17).

1.1.2.2. Développement

L’exportation du modèle culturel capitaliste et occidental de la modernité se fait principalement à travers l’utilisation d’un outil contemporain de modernisation : le développement. Là encore dans le langage courant développement est souvent synonyme de progrès. Ici, on lui préfèrera son acception historique. Tel qu’il était compris dans la période de l’après deuxième Guerre mondiale, le développement peut être décrit comme un procédé destiné à être appliqué en Asie, Afrique et Amérique latine et consistant à répliquer les conditions sensées caractériser les nations les plus avancées économiquement – l’industrialisation, de hauts degrés d’urbanisation et d’éducation, la technicisation de l’agriculture, et l’adoption largement répandue des valeurs et des principes de la modernité, incluant des formes particulières de l’ordre, de la rationalité et de l’orientation individuelle. Défini de cette manière, le développement comprend simultanément la reconnaissance et la négation de la différence ; les sujets du Tiers Monde sont reconnus comme différents d’une part, alors que le développement est précisément le mécanisme grâce auquel cette différence sera oblitérée d’autre part (Escobar, 1997:497).

En tant que tel, le développement trouve donc ses origines historiques dans la période suivant la deuxième Guerre mondiale. C’est en effet au cours de la décolonisation qu’une histoire, stratégiquement vague, de développement a vu le jour. Cette histoire a doté les bureaucrates

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coloniaux sur le départ et les dirigeants nationalistes en devenir d’une vision cadrant les problèmes des nouvelles nations dans des termes développementistes familiers, qui font se déplacer les nations sur un axe allant des « arriérés » vers les « modernes » (Cooper, 1997 dans Ferguson, 2005:144). La théorie du développement avait alors pour objectif d’accélérer la croissance économique des colonies, puis des ex-colonies (Leys, 2005:110). Cette théorie est fortement liée à son contexte historique, entre l’aide américaine d’après-guerre politiquement intéressée du Plan Marshall, et les accords de Bretton Woods ancrant le monde libre dans une ère économique définitivement capitaliste.

C’est donc de ce type de développement, sorte de bras armé de la modernisation occidentalo-capitaliste, qu’il sera question dans ce mémoire. Le regard qui sera posé sur les phénomènes de développement suivra les recommandations de l’analyse discursive : si le discours du développement et la manière avec laquelle il construit le monde sont souvent perçus comme évidents, on propose plutôt de rendre cette évidence problématique (Crush, 1995:5 dans Escobar, 1997:502). Il s’agit alors de théoriser le développement comme une invention, au sens d’une forme culturelle et historique singulière liée au mythe d’origine de la modernité en Occident (Escobar, 1997:503). Dans la section suivante, j’explore comment ce modèle du développement occidental-capitaliste se manifeste dans la conceptualisation du tourisme au Vietnam.

1.1.2.3. Tourisme et modernisation

Dans cette recherche, le tourisme est entendu comme outil du développement, dont le but est double : il permet d’une part de moderniser les minoritaires résidant dans le district de Sa Pa ; et d’autre part de manipuler et d’uniformiser la culture des mêmes minoritaires, à travers la préservation culturelle sélective et la modernisation. Pour mieux comprendre comment le tourisme permet au Vietnam de poursuivre ces objectifs, il faut déjà cadrer conceptuellement la notion de tourisme en Asie du Sud-Est, en commençant par expliquer ses liens avec la modernité. Dans la même ligne conceptuelle que les auteurs cités précédemment, Tim Oakes oppose une « fausse modernité », qu’il définit comme une utopie téléologique issue de l’historicisme des XIXème et XXème siècles, de l’État-nation et des institutions du rationalisme et de l’objectivité scientifique, à une « vraie modernité » comme projet intense de construction du sens de l’identité – en tant que subjectivité véritablement libératrice – dans un monde chroniquement instable. D’après lui, le tourisme est lié à ces deux types de modernité, puisqu’il met en scène à la fois les processus

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implacables d’objectification de la « fausse modernité » et les promesses de subjectivités nouvelles et libératrices de la « vraie modernité ». Il soutient que le tourisme est un des véhicules principaux de la « fausse modernité », puisque des lieux saturés de tradition et d’authenticité y sont constamment construits et consommés (Oakes, 1998:7‑11). L’authenticité peut être résumée comme la capacité à prendre part au monde avec immédiateté et plénitude de soi (Berman, 1970:4). Or, d’après MacCannell (1989:9), le tourisme commodifie l’expérience de l’exile, qui romanticise justement la recherche d’une authenticité perdue. Il produit alors ce qu’Umberto Eco a appelé « l’hyper-réalité » (1986), où l’ordinaire et le banal sont rendus plus réels que la réalité de la vie moderne (Oakes, 1998:25). Ce faisant, le tourisme permet à la modernité de définir ses frontières, en construisant l’authenticité comme son opposé (Oakes, 1998:24‑25).

Maintenant que les liens entre tourisme et modernité sont rendus explicites, il est temps de rentrer dans les spécificités du tourisme culturel tel qu’il est organisé en Asie du Sud-Est. Le tourisme culturel comme source de revenus est apparu en Malaisie, Indonésie et Thaïlande dans les années 1970 pour remplacer d’autres économies sur le déclin. Géré par les États, le but du tourisme était à la fois d’attirer des investissements étrangers, et de servir la vision d’unité nationale reposant sur une représentation sélective assainie de la diversité multiculturelle. Dans cette vision, toutes parts de réalité ne contribuant pas à l’idéologie nationaliste, qui repose sur le sens imaginé de la communauté, la solidarité et l’identité communes, sont effacées (Oakes, 1998:33). Ainsi, le tourisme culturel en Asie du Sud-Est sert un modèle commun de rationalisation, qui vise la transformation d’un État multi-national vers une nation intégrante avec une identité commune (Oakes, 1998:37‑38). Dans l’exemple de la Chine, le projet de construction nationale passe par la modernisation de la tradition, soit l’invention d’une tradition placée, muséifiée, à l’opposé d’une nation moderne (Oakes, 1998:131). Pour mieux comprendre le fonctionnement du tourisme ethnique en Asie du Sud-Est, on peut reprendre le modèle conceptuel de Margaret B. Swain : dans son analyse, l’État régule l’accès à la modernité et l’autonomie des groupes ethniques, l’industrie touristique marchandise les ressources ethniques, et les groupes ethniques tentent de résister à ces deux forces afin de s’assurer une certaine autonomie (Swain, 2010:187). En Chine, le but de l’industrie touristique est le développement d’une culture ethnique (minzu) qui soit intemporelle, sans danger, et qui réponde aux besoins de l’État-nation et du capital (Oakes, 1998:135). Dans cette optique, on peut s’apercevoir que l’industrie du tourisme moderne offre aux gouvernements nationalistes de l’Asie du Sud-Est une occasion supplémentaire d’étendre leurs pouvoirs à ces

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communautés précédemment isolées, en accentuant la dépendance des minorités à l’économie nationale, précipitant ainsi leur intégration pleine et irréversible dans l’identité nationale (Michaud, 1993:23 dans Oakes, 1998:132). De plus, la mise en tourisme est souvent bien acceptée par la population locale puisqu’elle leur offre la possibilité de travailler sans nécessiter de formation longue ni complexe, en complément ou substitut du travail habituel (Michaud, 1993:34 dans Oakes, 1998:133). Et si le développement touristique de la région finit par appauvrir son « authenticité culturelle », les paysans alors habitués à un revenu fixe se transforment souvent en main d’œuvre facilement exploitable par l’État, qui sort encore gagnant de la situation (Oakes, 1998:133). Le tourisme culturel en Asie du Sud-Est n’est toutefois pas uniquement un outil d’exploitation des cultures minoritaires par les États nationalistes. Ainsi Michel Picard propose une vision des interactions touristiques centrée sur les hôtes comme des sujets actifs « qui construisent des représentations de leur culture à l’usage des touristes, des représentations fondées à la fois sur leurs propres systèmes de références et sur leur interprétation du désir des touristes » (Picard, 2001:120). Il pousse le concept plus loin en expliquant que « la mise en tourisme d’une société la transforme de l’intérieur, en modifiant l’idée qu’elle se fait d’elle-même » (Picard, 2001:119). C’est ce qu’il appelle la touristification d'une société, qui « provoque un déplacement du lieu d’où ses membres en viennent à considérer leur identité, dans leur confrontation à l’altérité que figure pour eux la présence des touristes » (Picard, 2001:120). Il faut toutefois souligner que Picard met au point ce concept dans le contexte du tourisme à Bali, où le développement de l’industrie touristique et les relations inter-culturelles ne se font pas sous le poids autoritaire d’un État socialiste comme c’est le cas au Vietnam. On notera néanmoins la valeur du concept pour le cas étudié ici, dans la mesure où il permet de mettre l’accent sur le rôle actif des acteurs minoritaires dans le paysage touristique.

Dans ce cadrage conceptuel du tourisme comme outil de modernisation par l’État vietnamien et envers ses nationalités minoritaires, nous avons donc vu que si la modernité est un concept historiquement et culturellement occidental, la modernisation comme processus d’expansion planétaire de cette modernité capitaliste revêt les couleurs des cultures locales qui se l’approprient. Dans la même optique, le développement peut être défini comme un discours historiquement et culturellement situé, dont le but ultime est l’adoption largement répandue des valeurs et des principes de la modernité capitaliste. Le développement porté par l’industrie touristique en Asie du Sud-Est devient alors le véhicule d’une « fausse modernité »

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occidentalo-17

capitaliste en visant la transformation d’un État multi-national vers une nation intégrante avec une identité commune. Il reste encore à discuter des modalités de réception de cette modernité.

1.1.3.

Modalités de réception de la modernité

Il me faut maintenant rentrer dans le détail des modalités de réception de la modernité définie plus haut. La modernisation ne peut pas être comprise comme un processus unilatéral, ni comme un rouleau compresseur qui rendrait toutes cultures homogènes telle l’image populaire associée à la globalisation. Sur ce sujet, il est bon de se rappeler les explications avancées par Giddens, pour qui la globalisation comme expansion de la modernité n’est pas uniquement occidentale puisqu’elle ne constitue pas un processus fini. En effet, de nombreuses réponses culturelles locales aux institutions de la globalisation sont possibles, étant donnée la diversité culturelle mondiale dans son ensemble (Giddens, 1990:174‑175). Si la modernisation peut être entendue comme une force culturelle et historique singulière qui se donne comme objectif de façonner le monde à l’image du capitalisme industriel occidental, il ne faut pas pour autant oublier le pendant de cette force que constituent les diverses modalités d’intégration de cette modernité dans les cultures qui l’accueillent.

1.1.3.1. Indigénisation de la modernité

Marshall Sahlins propose un premier modèle conceptuel pour expliquer le dialogue interculturel qui se joue dans le processus de modernisation. Sa thèse de l’indigénisation de la modernité « vise en premier lieu à réfuter l’idée largement partagée, y compris parmi les anthropologues, selon laquelle le processus de modernisation conduirait à la disparition des spécificités culturelles des sociétés non occidentales » (Babadzan, 2009:106). Elle découle des études qu’il fait en Mélanésie et en Nouvelle-Guinée, où il remarque la multiplication des cérémonies traditionnelles malgré la présence de marchandises occidentales. Il soutient que les « marchandises vont être représentées et accueillies au travers des catégories propres à chaque cosmologie indigène, et pourront de ce fait être mises au service de finalités sociales spécifiques » (Babadzan, 2009:106). Il nomme cette domestication des marchandises, et par extension de la modernité, « develop-man, à savoir le développement des relations sociales traditionnelles, pour le bien de la société tout entière » (Sahlins, 1992 dans Babadzan, 2009:106). Les finalités du

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man sont la reproduction sociale et culturelle et la sublimation de cette reproduction. Ainsi, même

l’argent pourrait permettre aux « sociétés où l’économie n’est pas encore instituée en domaine séparé de la vie sociale » d’accroître leurs structures culturelles locales (Sahlins & Menget, 1999:26 dans Babadzan, 2009:107). Sahlins présente cette situation « comme un détournement de la modernité, une véritable ruse de la raison culturelle (« a cunning of culture » (Sahlins, 1993:12)) » (Babadzan, 2009:107).

On peut toutefois soulever quelques limites à ce modèle conceptuel. Ainsi, Alain Babadzan estime que Sahlins réduit la « forme déterminée d’ordre culturel » (Sahlins, 1980:233 dans Babadzan, 2009:108) qu’est la culture bourgeoise et capitaliste exportée par la modernisation à un ensemble de marchandises. Babadzan insiste sur le fait que « le détournement sémantique ou fonctionnel de l’économie et de la culture du capitalisme présente des difficultés bien supérieures à l’assimilation des marchandises » (2009:109). En effet, le détournement d’institutions apportées par la modernisation présente plus de difficultés. Bien souvent, quand est tentée l’indigénisation d’institutions modernes, elle aboutit sur des stratégies personnelles de distinction, qui rappellent plutôt la figure occidentalo-capitaliste de l’individualité rationnelle. De plus, ces stratégies sont souvent « celles d’un standing de classe et d’élite qui tend à traverser (cross-cut) les identités culturelles locales » (Linnekin, 2004:249 dans Babadzan, 2009:111). Pour Babadzan, il est impératif de replacer les mobilisations identitaires postcoloniales dans le « travail d’objectivation sociologique [afin] de les resituer dans le cadre d’un processus de modernisation politique et idéologique » et d’éviter de ne s’en « remettre [qu’] à la représentation que les acteurs donnent du sens de leurs croyances et de leurs pratiques » (Babadzan, 2009:124). Afin de répondre aux carences qu’il trouve dans la théorie de Sahlins, Babadzan propose enfin un modèle dialectique. Dans une tentative de compromis culturel, deux cosmologies culturelles différentes peuvent ainsi être soumises à une double réinterprétation, à une reformulation réciproque, sous la forme d’une modernisation de la culture traditionnelle, et d’une indigénisation de la culture moderne (Babadzan, 2009:113). On assiste alors non plus à l’interaction de cultures distinctes et irrédentistes mais plutôt à la formation de syncrétismes, sortes d’hybrides multiculturels mêlant tradition et modernité.

1.1.3.2. Vernacularisation

En complément du modèle dialectique de Babadzan, inspiré de la théorie de Sahlins, on peut explorer le concept de vernacularisation mis au point par Sally Engle Merry. Elle définit ce

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concept comme l'adaptation ou l'imposition d'idées transnationales dans un contexte local. Ainsi, lorsque des idées provenant de sources transnationales se déplacent vers des petites communautés, elles sont typiquement vernacularisées, soit adaptées aux institutions et significations locales. Merry reprend le terme d’abord utilisé pour décrire comment au XIXème siècle en Europe des langues nationales se forment et se dissocient à partir du latin médiéval transnational. Elle transpose ensuite ce concept au contexte des droits de l’homme universels, dont le langage transnational connaît des adaptations lorsqu’il est importé localement. Elle précise enfin que l’indigénisation est la dimension symbolique de la vernacularisation, processus qui caractérise le cadrage d’idées transnationales dans des formes culturelles locales (Merry, 2006:39). De plus, elle souligne que la vernacularisation peut prendre plusieurs formes, dont celle de l’hybridation, qui fusionne les institutions et symboles importés avec les composantes locales, avec plus ou moins d’aisance (Merry, 2006:44). Dans cette optique, il devient alors possible de conceptualiser la modernité comme un langage dont l’origine est locale (liée au capitalisme occidental), qui serait exporté au niveau transnational par la modernisation et des stratégies de développement, et enfin adopté localement sous des formes hybrides. La modernité connaît ainsi une forme de vernacularisation. Ce modèle conceptuel présente trois avantages : d’abord, la vernacularisation ne se limite pas à la domestication de marchandises, mais s'étend à la mobilité d'idées et de valeurs socio-culturelles. Ensuite, il permet de ne pas représenter les idées transnationales comme des objets monolithiques, mais plutôt comme des cadres (frames), des manières d’emballer et de présenter des idées qui génèrent des croyances communes, qui motivent l’action collective, et qui définissent des stratégies d’action appropriées (Merry, 2006:41). Grâce à cette explication, on comprend mieux comment la vernacularisation de la modernité peut être comprise comme l'adaptation d'un discours de développement tel un cadre dans un contexte local, par exemple celui du district de Sa Pa. Enfin, l'atout principal de ce concept est l'attention qu'il porte aux individus situés au milieu du processus interculturel : ceux qui traduisent les discours et les pratiques (Merry, 2006:39). Bien que les Hmong participant au tourisme à Sa Pa ne travaillent pas directement pour les institutions transnationales de la modernité comme c’est le cas dans les exemples traités par Merry, on peut les comparer sur certains points aux traducteurs de la vernacularisation. Ils occupent une place centrale dans le processus de modernisation du district de Sa Pa puisqu’ils sont capables de dialoguer aussi bien dans la langue locale qui donne sens à leur propre culture, que dans celle transnationale qui exprime une modernité d’origine occidentalo-capitaliste rendue globale.

Figure

Tableau 1 : L’organisation de l’appareil d’État depuis la Constitution du 15 avril 1992   (Papin 2003 : 131)
Tableau 2 : Nombres annuels officiels de touristes à Sa Pa (1995-2003)   (Michaud et Turner 2006 : 792)

Références

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