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Massif sud-est asiatique : un espace débattu

2.1. Influences internationales

2.1.2. Massif sud-est asiatique

2.1.2.1. Massif sud-est asiatique : un espace débattu

a. Zomia, concept de sociologie institutionnelle et de sciences politiques

La région concernée par la recherche, située en Asie du Sud-Est, a connu plusieurs vagues d’intérêt dans les disciplines des sciences humaines. Une d’entre elles fut portée par Willem van Schendel, géographe, dans un article publié en 2002. Dans cet article, van Schendel expose d’abord une critique du découpage institutionnel par région (en anglais area studies). Lié au contexte historique et politique de son propre développement, encore aujourd’hui ce système régional instrumentalise les arrangements géopolitiques post deuxième Guerre mondiale en les naturalisant, et sert au développement de stratégies institutionnelles concernant le recrutement de fonds, d’étudiants, d’emplois et de prestige (van Schendel 2002 : 657). Il serait donc bon de recontextualiser ces outils analytiques. D’après van Schendel, les études portant sur l’Asie du Sud-

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Est doivent en particulier éviter des analyses de type régional pour trois raisons. D’abord, l’Asie du Sud-Est comme espace physique manque de clarté quant à ses frontières géographiques, surtout comparée à d’autres aires basées sur des continents (Afrique ou Amérique latine). Ensuite, en tant qu’espace symbolique, il est difficile de lui associer une problématique théorique univoque. Enfin en tant qu’espace institutionnel, l’Asie du Sud-Est fonctionne comme une « transnational community […] dominated by established scholars who act as gatekeepers to a controlled `area' labour market, to which selected young trainees are given access »(van Schendel 2002 : 649‑650). Enfin, cette vision suggère que « Under the banner of area studies, particular academic fiefdoms have been allowed to flourish at the expense of others » (van Schendel 2002 : 651). D’après van Schendel, une aire transfrontalière insérée dans plusieurs régions académiques classiques est en particulier boudée par les pratiquants des sciences humaines. Le géographe nomme cet espace Zomia (dérivé de zomi, terme signifiant montagnard dans des langues tibéto-birmanes parlées dans la région où travaille van Schendel, sur la frontière entre le Bangladesh et la Birmanie) (van Schendel 2002 : 653). Dans une tentative de sociologie institutionnelle d’une aire sans intérêt, van Schendel explique le peu d’attention portée à cette zone montagnarde par son manque de cohérence symbolique (elle n’a pas généré de problématique théorique systématique) et institutionnelle (elle n’a pas attiré la curiosité d’un corps consistent de pratiquants des sciences humaines) (van Schendel 2002 : 654‑655). À contre-courant, van Schendel propose donc de reconsidérer cet espace transfrontalier, afin de promouvoir une science sociale concentrée plutôt sur l’étude des frontières et des flux qui les traversent que sur des espaces nationaux délimités.

Le concept de Zomia est par la suite repris par le politologue James C. Scott (2013). Toutefois, là où van Schendel utilisait Zomia surtout pour souligner le besoin d’approches transfrontalières en sciences sociales, Scott l’utilise à des fins analytiques plus directes. Comme le suggère Michaud (2010 : 207), « Scott’s argument is, precisely, that there is a unity across his Zomia regarding political forms of domination and subordination, which bonds the fates of the peoples dwelling there ». Scott propose ainsi une histoire politique de la résistance de ces peuples, tout en leur attribuant une agentivité qui leur est habituellement retirée. Scott estime que les

Zomians peuvent être perçus comme

des communautés de fuyards, de fugitifs, de délaissés qui ont, au cours des deux derniers millénaires, tenté de se soustraire aux différentes formes d’oppression que renfermaient les projets de construction étatique à l’œuvre dans les vallées – esclavage,

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conscription, impôts, corvées, épidémies, guerres. La plupart des territoires où résident ces peuples peuvent fort à propos être appelés « zones-refuge » ou zones morcelées. (Scott 2013 : 9‑10)

Ces zones de refuge sont représentatives de ce que Scott nomme une « friction de terrain » (Scott 2013 : Chap. 2), où « A difficult and poorly accessible terrain provided a degree of safety, and landscape could also be socially engineered to amplify friction » (Michaud 2010a : 211). La thèse que Scott défend s’inspire enfin ouvertement des travaux précurseurs de Pierre Clastres (1974), qui proposait déjà selon lui une « interprétation audacieuse des peuples autochtones cherchant à fuir l’État et à empêcher son action dans l’Amérique du Sud postérieure à la conquête dans La Société

contre l’État » (Scott 2013 : 14).

b. Massif, concept d’anthropologie sociale et culturelle

Malgré les apports incontestables de van Schendel et Scott, et le côté séduisant d’un terme à l’allure aussi exotique que Zomia, on privilégiera dans cette recherche le terme employé par Michaud pour parler de cette région montagnarde transfrontalière : le Massif sud-est asiatique. Comme l’explique ce dernier, « The neologism ‘Zomia’ is embarrassingly localized, whereas the situation calls for a broader and more encompassing label » (Michaud 2010a : 199). Michaud insiste d’ailleurs sur le fait que le terme zomi est tiré de langues parlées aux confins de la Birmanie, de l'Inde et du Bangladesh, qui « do not resonate in the rest of high Asia » (Michaud 2010a : 200). Il propose donc une alternative, « Basing [his] concerns on cultural factors such as language families, religious systems, forms of social organization, migration patterns, sources of outside influence » (Michaud 2010 : 203). Le Massif sud-est asiatique tire son nom des recherches entreprises par Michaud entre 1997 et 2000 (Culas et Michaud 1997 ; Michaud 2000). Le Massif ainsi conceptualisé est visible ici :

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Carte 1 : Massif sud-est asiatique, ou South East Asian Massif (SEA Massif) (Michaud 2010 : 205)

Si le Massif est frappant par sa grande diversité culturelle, on remarque aussi que « when observed from the necessary distance, […] that mosaic can become a distinctive and significant picture, even if an imprecise one at times » (Michaud 2010a : 206). L’élément liant de cette mosaïque est le sentiment partagé par ses peuples : « a sense of being different from the majorities, a sense of geographical remoteness, and a state of marginality that is connected to political and economic distance from regional seats of power » (Michaud 2010a : 206).

Enfin, en conceptualisant cette région, Michaud entend souligner le besoin de « rethink country- based research, addressing trans-border and marginal societies » (Michaud 2010 : 206) avec justesse. Ce faisant il rejette l'idée plus ou moins consciemment partagée par la plupart des politologues, selon laquelle, « because minority policies are country based, minority issues ought

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to be studied in country-specific contexts » (Michaud 2010a : 208). Au contraire, adopter un point de vue transfrontalier permet d’éviter des « binaries of majority–minority, modern–ancient, civilized–barbarian » (Michaud 2010a : 209) peu judicieuses et restreignant la portée de l'analyse. Ainsi, Michaud estime que les « Borders, by their very political nature, artificially break up the historical social and cultural fabric of trans-border subjects and reduce the validity of country- based findings to what applies to a splinter group, with the larger entity often disappearing beyond the nation’s borders » (Michaud 2010 : 209). De ce fait, en conclusion, on peut comprendre que

Without denying in any way the importance of the national context and its implications, social anthropologists argue that ethnic groups divided by international borders should also be studied in their cultural integrity in a transnational way, and not solely as part of one nation-state. Scholarly consideration of Zomia and the Massif as a transnational social space helps do just that (Michaud 2010a : 209)6.