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Rapports interethniques entre Kinh et minoritaires

2.2. L’État-Parti et les nationalités minoritaires

2.2.2. Rapports interethniques entre Kinh et minoritaires

Parlons maintenant d’une facette de ce portrait national qui nous intéresse particulièrement dans le cadre de ce mémoire : les rapports historiques et actuels entre les Kinh et les ethnies minoritaires.

2.2.2.1. Construction historique des rapports ethniques vietnamiens

Dans cet examen des relations ethniques au Vietnam, il est important de rappeler les racines historiques avant d’aborder la situation contemporaine. On se concentrera ici sur deux périodes cruciales dans le développement de ces relations singulières : une première période prérévolutionnaire incluant les temps du colonialisme ainsi que les alliances durant les guerres d’Indochine ; et une seconde résumant les stratégies déployées par l’État vietnamien après la Révolution.

La période colonialiste de l’histoire vietnamienne est riche en information puisqu’elle représente un premier pas vers la différence ethnique telle qu’elle existe aujourd’hui au Vietnam. À ce sujet, les travaux que Jean Michaud effectue sur les archives issues des missions catholiques françaises en poste sur la frontière entre le Tonkin et le Yunnan (Michaud 2007) sont très instructifs. Dans cet ouvrage, Michaud s’intéresse aux communications envoyées aux Missions Étrangères de Paris par plusieurs prêtres catholiques. Certains de ces prêtres font preuve d’une ambition scientifique, en apposant dans leurs rapports des descriptions méticuleuses des coutumes des populations minoritaires auprès desquelles ils sont affectés. Ces monographies embryonnaires, qui leur valent le qualificatif « d’ethnographes 'de circonstance' » ('incidental' ethnographers) de la part de l’auteur, établissent également des différences d’ordre culturel entre plusieurs ethnies, sous un regard proto-scientifique. De plus, ces différences culturelles sont placées dans une hiérarchie au sommet de laquelle trônent les Kinh, dont les Français reconnaissaient l’ascendance sur les autres ethnies du Vietnam, en termes de civilisation et de sophistication (Koh 2002 : 10). Outre les aspects culturels de la différenciation entre ethnies majoritaire et minoritaires, la période prérévolutionnaire comporte une facette historico-politique. En effet, un des facteurs saillant dans l’état des relations actuelles entre Kinh et minoritaires au Vietnam tire ses racines des alliances stratégiques passées entre certaines minorités ethniques et les différents belligérants lors des deux

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guerres d’Indochine. Ainsi, John McAlister explique que lors de la première Guerre d’Indochine, de nombreux Hmong et Dao du Nord du Vietnam s’allièrent aux Français grâce à l’instrumentalisation de leur antagonisme traditionnel envers les Tày (McAlister, John T. 1967 : 819). Les Français avaient alors tout avantage à soutenir les ethnies montagnardes, afin d’encourager la fragmentation politique du Vietnam et, à terme, l’instabilité qu’elle pourrait causer (Michaud 2000b : 62). Ces alliances historiques ont sans aucun doute eu des conséquences politiques qui ressortent dans les relations contemporaines entre Kinh et minorités ethniques s’étant alliées à leurs opposants de jadis.

La seconde période digne d’intérêt ici regroupe plusieurs éléments, qui deviennent tous saillants après la Révolution communiste instaurant la République socialiste du Vietnam. Comme il a déjà été mentionné, la Révolution vietnamienne n’est pas à l’époque un cas isolé : elle fait écho à des événements comparables en Russie et en Chine. En tant que tel, il est donc logique de retrouver des continuités entre les modèles russes, chinois et vietnamien en affaire d’ethnicité. Les projets de construction de la nation en URSS, en Chine et au Vietnam considèrent ainsi les relations ethniques sous le même prisme nationaliste et évolutionniste. En conséquence, dans le Vietnam post-révolutionnaire les rapports entre Kinh et ethnies minoritaires se développent de manière hiérarchisée : le grand frère Kinh se doit de tirer le petit frère minoritaire vers le haut ; sous- entendant ainsi que les minoritaires sont intrinsèquement inférieurs aux Kinh. Mais le projet nationaliste du Vietnam socialiste ne se limite pas à ces influences étrangères, puisqu’il est également profondément ancré dans un contexte singulier. Dans sa première décennie, la République socialiste du Vietnam doit faire face à plusieurs menaces politiques : les Khmers rouges du Cambodge puis la Chine menacent ses frontières entre 1978 et 1979. Or, les ethnies minoritaires au cœur de ce projet de recherche habitent les régions transfrontalières directement concernées par ces conflits, d’où le besoin d’assurer un contrôle poussé de ces populations, de peur que leurs loyautés ne soient pas univoques (McElwee 2004 : 187). Enfin, bien que les Français et le Viet- Minh (Ligue d’Indépendance du Vietnam, soit le front révolutionnaire après 1941) semblaient promettre tous deux une plus grande autonomie aux ethnies minoritaires, ce projet se révéla n’être qu’une instrumentalisation destinée à obtenir le soutien de ces populations dans le premier conflit indochinois. « As De Hartingh (1996 : 410) pointed out : « La plupart des dispositifs mis en place en Haute-Région par le régime étaient de fait à double sens. Ils contribuaient bien sûr au développement de ces zones reculées et de leurs habitants. Mais ils servaient aussi à agréger des

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sociétés très diverses à la société kinh, et à travers cette agrégation à faire triompher la révolution marxiste-léniniste sur l’ensemble du territoire vietnamien » » (Michaud 2000a : 356). Ainsi, une fois le conflit gagné, le Vietnam d’Ho Chi Minh revient sur ses promesses et privilégie le projet nationaliste unifiant (McElwee 2004 : 190‑191). Pour ce faire, l’histoire postcoloniale est réécrite dans des termes unifiant et la « class solidarity was carefully formulated so as not to appear to be complete cultural assimilation » (McElwee 2004 : 196), afin d’éviter tout sentiment d’injustice. Enfin, pour bien comprendre la relation actuelle qui existe entre Kinh et minoritaires au Vietnam, il est intéressant d’évoquer le développement de l’ethnologie nationale, ainsi que les conséquences que cette dernière a pu avoir sur les rapports contemporains entre majorité et minorités ethniques. Le projet d’ethnologie nationale voit le jour en 1958, alors chapeauté par Ho Chi Minh lui-même. Il sera ensuite repris par l’Institut d’ethnologie dès sa création en 1968. Il sert un double objectif scientifique et politique, puisque les catégories dans lesquelles les minorités sont placées servent de base aux politiques de l’État. En cela, le projet vietnamien ressemble à celui de son voisin, la Chine. Ainsi « l’origine des ethnies et les tentatives de reconstruction de filiations forment une composante idéologique importante de l’ethnographie chinoise comme de celle de la péninsule indochinoise » (Goudineau 2000 : 24). Dans le détail, l’ethnologie d’État vietnamienne est marquée par « un souci positiviste, représentatif d’une manière de scientisme socialiste, relatif à la dénomination et à la classification des groupes ethniques » (Goudineau 2000 : 19). En tant que tel, « Ethnic classification can thus be seen as a practical way of creating order in the social universe » (Eriksen 1993 : 61). Au sein de ce projet à l’échelle nationale, les montagnards du Vietnam étaient perçus à la fois comme les « products of a universal evolution of social formations, [… and the] product of a unique ‘national’ unification of Vietnam that began in the prehistoric period » (Keyes 1984 dans Goulet 2005 : 46). La dernière classification effectuée par les ethnologues d’État prend place en 1979, date après laquelle les données concernant l’ethnie sont collectées et compilées à travers une grande enquête nationale. En résulte le projet ethnologique vietnamien qui repose sur la classification des populations du territoire national en 54 nationalités ; à travers cette catégorisation, l’État vietnamien tend à affermir son contrôle sur des populations qu’il peut maintenant régir à travers des politiques ciblées.

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Voyons maintenant de plus près la réalité actuelle des rapports entre Kinh et minoritaires au Vietnam. On peut commencer par évoquer les principes énoncés dans la Constitution de 2013 au sujet des nationalités minoritaires, et de leur place officielle dans la nation vietnamienne. Ces principes sont pour la plupart évoqués dans l’Article 5, qui stipule que la République socialiste du Vietnam est un État unifié qui comprend toutes les nationalités vivant ensemble sur son territoire ; il y est aussi dit que toutes les nationalités sont égales, unifiées, et se doivent un soutien et respect visant leur développement mutuel ; chaque nationalité est estimée libre d’user de son propre langage et écriture afin de préserver son identité nationale, et de promouvoir ses coutumes, habitudes, traditions et culture ; enfin l’État est garant des conditions de développement des nationalités minoritaires, tout en promouvant leurs habiletés physiques et spirituelles. Ces principes de la Constitution vietnamienne garantissent donc officiellement des droits fondamentaux aux nationalités minoritaires.

Ensuite, évoquons la représentation politique des nationalités minoritaires au Vietnam. À ce sujet, Goulet nous informe : « Dans la Onzième Législature de l’Assemblée nationale (2003), il y avait 17,2% (ou 86 députés de 32 groupes ethniques) des députés appartenant à un groupe minoritaire, une représentation qui dépasse en pourcentage leur poids démographique relatif (ONU 2002) » (Goulet 2005 : 42). Afin de contrebalancer la représentation politique des nationalités minoritaires au sein de l’organe politique suprême de la République socialiste du Vietnam, il est toutefois important de rappeler que « l’impératif du consensus dans la prise de décisions au Vietnam implique la sujétion des députés issus des minorités ethniques au poids de la majorité Kinh » (Papin 2003 : 114‑140 dans Goulet 2005 : 42).

Les décisions concernant les nationalités minoritaires au Vietnam sont enfin prises par deux organes politiques principaux : le Conseil des nationalités de l’Assemblée nationale, et le Comité pour les affaires reliées aux ethnies minoritaires et aux régions montagnardes (Committee for

Ethnic Minority and Mountainous Area Affairs, ou CEMMA). Le premier présente des motions à

l’Assemblée et veille à la bonne exécution des politiques ayant trait aux minorités. Le deuxième a pour mandat de développer des politiques spécifiques aux problématiques présentes dans les communautés minoritaires. Pour ce faire, le CEMMA est composé d’un institut de recherche, un centre de formation pour les cadres œuvrant dans le développement des régions montagnardes et un centre d’information et de renseignement.

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Dans ce portrait du contexte de la recherche à l’échelle nationale, nous avons vu que même si la structure politique du pays présente une forme d’apparence classique, dans la réalité le Parti Communiste du Vietnam exerce un pouvoir inébranlable sur l’ensemble des sphères publiques et privées. Au sein de ce monolithe politique, on discerne une situation ambigüe entre la majorité Kinh et les nationalités minoritaires. Bien que ces dernières soient pourvues de droits fondamentaux et de l’attention d’organes politiques qui leur est toute réservée, l’histoire tumultueuse des rapports entre majorité et minorités au Vietnam semble pointer du doigt une situation réelle plus complexe.