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Cette troisième catégorie aborde les discours publics et résistants produits par les Hmong participant au tourisme à Sa Pa. D’après Scott, ce type de discours représente « the most explosive realm of politics is the rupture of the political cordon sanitaire between the hidden and the public transcript », constitué de « moments of challenge and open defiance [which] typically provoke either a swift stroke of repression or, if unanswered, often lead to further words and acts of daring » (Scott 1990 : 19). Ces cas de résistance ouverte sont toutefois particulièrement rares chez les Hmong de Sa Pa, et même au sein des individus dominés de manière générale : « For most bondsmen through history, whether untouchables, slaves,

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serfs, captives, minorities held in contempt, the trick to survival, not always mastered by any means, has been to swallow one's bile, choke back one's rage, and conquer the impulse to physical violence. It is [a] systematic frustration of reciprocal action in relations of domination » (Scott 1990 : 37). La quasi-totale absence de données relevées sur le terrain témoignant de discours publics et résistants produits par les Hmong participant au tourisme à Sa Pa corrobore l’avis de Scott. Pour pallier ce manque empirique, et afin de brosser un tableau complet des types de discours produits par les Hmong de Sa Pa, je propose de chercher des exemples de résistance ouverte dans la littérature afin de déterminer la profondeur historique de ce refus de confrontation ouverte.

5.3.1.

Mythologie messianique Hmong

Je prends comme premier exemple de discours publics et résistants produits par des Hmong et relevés par d’autres chercheurs les cas de rébellions messianiques. Christian Culas écrit à propos des figures de messie qui se succèdent dans l’histoire des Hmong qu’elles représentent « une forme d’expression politique et religieuse sans équivalent dans la communauté hmong traditionnelle et apparaît capable d’innovations jusqu’alors insoupçonnées dans cette société. De ces faits découle la pertinence de son étude en tant qu’objet ethnologique » (Culas 2005 : 3). Il dénote l’existence de deux formes de messianisme : d’une part, « La première forme naît quand une structure de pouvoir étrangère (française et coloniale, américaine et militaire, ou laotienne et gouvernementale) s’impose à la société traditionnelle pour soutenir un chef » (Culas 2005 : 3) ; et d’autre part « La seconde forme apparaît dans un contexte de crise lorsque, suite à une prétendue « intervention surnaturelle », émerge un personnage qui se présente comme celui qui « établira un monde juste et parfait » » (Culas 2005 : 3). Culas repère au sein des figures messianiques Hmong quatre marqueurs récurrents (Culas 2005 : 324) : (1) le messianisme Hmong tend à former des communautés qui « se révèle[nt] comme une « pause éphémère » dans le règne des structures », transcendant les logiques acéphales et lignagères traditionnelles ; (2) le messie Hmong est un « roi céleste », dont la position cristallise « dans la surnature ce pouvoir politique et centralisé, intolérable dans la pratique traditionnelle » du fait du caractère

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acéphale des sociétés Hmong ; (3) « le messie se présente comme un cas absolument inédit chez les Hmong de ré-union du religieux et du politique », reconnu comme porte-parole permettant aux Hmong de sortir de l’oppression et de retrouver une époque mythique ; et (4) « Afin de répondre aux désirs (souvent fantasmatiques) des Hmong d’instaurer une forme de puissance politique à la mesure de celle des sociétés hiérarchisées dominantes, le messie annonce la constitution d’un « pays hmong » dans un futur prochain ». À travers ces différents marqueurs récurrents, on voit bien comment « c’est la relation problématique vis- à-vis du « présent » qui est toujours au centre du messianisme. Il s’agit bien de fuir le présent, soit pour un futur spéculatif, soit pour un passé mythique idéalisé. Dans le messianisme hmong, cette fuite ne vise pas seulement à changer la société, même si c’est bien elle qui est en cause, mais de « changer le monde » » (Culas 2005 : 322). À travers des figures de messie, « Cette idéologie établit un dialogue entre la société traditionnelle et une société idéale, jamais clairement définie, vers laquelle le messianisme permettrait de tendre » (Culas 2005 : 321), profondément différente de la réalité dans laquelle les Hmong vivent l’oppression. Et même si le messianisme Hmong n’est pas toujours lié à des cas de résistance ouverte puisque, « Bien que dans l’histoire, le messianisme ait souvent été l’un des éléments de la révolte, il n’existe pas de nécessité causale entre l’un et l’autre » (Culas 2005 : 319), il représente tout de même un type de discours public et résistant produits par des Hmong.

Afin de lier davantage cet exemple de discours public et résistant produit par des Hmong à la réalité du terrain, je propose déjà d’évoquer le cas d’une figure messianique Hmong locale, incarnée par Pachay (Pa Chay Vue, ou Paj Cai Vwj). À propos de la révolte menée par ce personnage dans les années 1910, une source importante provient des écrits du Père François- Marie Savina, missionnaire apostolique travaillant épisodiquement chez les Hmong de Lào Cai (Vietnam) entre 1906 et 1923. Comme l’explique Culas (2005 : 115), c’est « En 1914 près de Lao Cai (JDT-Vietnam), [que] Savina observe les premiers indices de tensions importantes entre les Hmong (appelés Miao) et les populations des vallées, les Taïs Blanc et les Giay ». À ce sujet, Mai Na M. Lee écrit : « The revolt, dismissed by the French with the demeaning epitaph “La Guerre du fou” (The Madman’s War) but known to the Hmong as “Rog Paj Cai” (Pa Chay’s War), was notably the most expansive anticolonial struggle in

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Indochina42, earning for Pa Chay a few laudatory lines in present-day Communist nationalist history » (Lee 2015 : 103). Elle explique également que « Broadly speaking, the revolt can be seen as an extension of the ethnic unrest that had plagued the borderlands between China and Southeast Asia since the eighteenth century, when expanding empires, Chinese and European, clashed and minority groups were caught in the grind » (Lee 2015 : 104). L’existence d’une figure messianique historique sur le terrain choisi pour cette recherche peut ensuite être reliée à certains propos relevés au cours de l’enquête ethnographique. Ainsi, plusieurs rébellions messianiques ont vu le jour depuis la révolte de Pa Cay, bien qu’elles n’aient pas eu lieu à Sa Pa.

5.3.2.

Résistance religieuse

Je prends ensuite le phénomène des conversions de certains Hmong au christianisme comme deuxième exemple de discours publics et résistants produits par des Hmong et relevés par d’autres chercheurs. L’importance qu’a prise historiquement la conversion au catholicisme au Vietnam et dans le district de Sa Pa durant la période coloniale (Michaud 2004) non-seulement influença le mouvement messianiste de Pa Cay Vue, mais est toujours visible aujourd’hui avec l’étiquette ‘catholique’ rattachée à certains villages comme Hau Thao et Lao Chải, où l’on trouve toujours d’importantes communautés de convertis groupées autour de leurs églises, un legs de plusieurs missionnaires français successivement installés sur place, dont le célèbre ethnographe des Hmong, François-Marie Savina (1924). Puis il y a la ville de Sa Pa elle-même où l’église catholique actuelle et le bâtiment de la Société des Missions Étrangères de Paris qui la flanque sont actifs depuis les années 1920 pour desservir une large communauté composée autant de résidents Kinh que de minoritaires. Cet effort réussi de conversion nourri par les autorités coloniales, comme en bien d’autres endroits d’Asie du Sud-Est, visait à se rattacher politiquement les groupes minoritaires des montagnes et à les placer en opposition vis-à-vis de l’État vietnamien et du Vietminh communiste (Michaud 2007). Cela se traduisit par une majorité des Hmong de Sa Pa se rangeant du côté français durant la guerre d’indépendance et prenant les armes contre l’État vietnamien,

42 Point de vue de l’auteur, à nuancer car il manque de considération pour les luttes anticoloniales d’autres

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entraînant la répression qu’on imagine une fois la révolution communiste accomplie en 1954 (Michaud 2000a).

Puis, avec la présence américaine vinrent les influences protestantes. À ce sujet, l’auteur Kinh Tâm Ngô nous apprend comment « The rapid adoption by local Hmong of evangelical Protestantism can be attributed to its heavy emphasis on the Second Coming of Christ which resonates with traditional Hmong millenarianism » (Ngô 2016 : 7‑8), dont les détails ont été évoqués précédemment. Toutefois, il faut aussi prendre en compte que la conversion des Hmong au protestantisme n’est pas perçue d’un regard positif par l’État communiste vietnamien. Ceci est dû au fait que, « With the same promises of modernity as communism, Protestantism offers the possibility of alternative paths to development that are not connected to the Party-State and do not seek the subjugation of personal interests to those of the state » (Ngô 2016 : 9). Une voie menant à la modernité offerte par un autre agent que l’État-Parti coïncide mal avec l’autoritarisme démontré par ce dernier. De plus, « When Christianity as a foreign religion is added to this ethnic marginality, the distance with the nation is reinforced and in Vietnam leads to suspicion of separatism. The geographical location of many Hmong groups in the border area heightens this suspicion » (Ngô 2016 : 14). Malgré ces dissonances entre l’attirance de certains Hmong pour le messianisme d’une part, et la vision de l’État vietnamien de ces conversions chrétiennes comme une ingérence potentiellement dangereuse pour l’unité nationale, certains Hmong du Vietnam continuent dans leur cheminement religieux. Comme exemple récent d’outil servant la conversion chrétienne des Hmong du Vietnam, on peut citer l’influence de la Far East Broadcasting Company, un groupe international chrétien de radiodiffusion, qui débute ses activités missionnaires au Laos dès 1953, avant d’étendre son influence aux Hmong du Nord du Vietnam à la fin des années 1980 (Ngô 2016 : 44, 49). Aujourd’hui encore, cette influence se fait sentir. Ainsi, d’après le recensement national publié en 2010 (General Statistics Office of Viet Nam 2010 : 287), sur un total de 12,591 protestants recensés dans la province de Lào Cai, seulement 1,707 sont des résidents urbains, contre 10,884 ruraux. Or, la majorité des Hmong résidant dans cette province sont des résidents ruraux. Il est donc fort probable qu’une bonne proportion de ce total de résidents ruraux protestants soient des Hmong. C’est par exemple le cas de la famille de Lu, qui m’explique qu’ils ont dû se convertir pour suivre l’exemple de sa grand-mère (JDT 08.05.17).

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Dans cette troisième sous-partie, j’ai donc abordé différents exemples de discours publics et résistants produits par des Hmong. Bien qu’il existe peu d’exemple de ce type de discours chez les Hmong à Sa Pa, et cela s’explique par les dangers potentiels qu’impliquent des résistances ouvertes pour les Hmong au Vietnam, la littérature plus générale sur la culture Hmong nous en apprend davantage. D’une part, les figures messianiques sont un objet ethnologique fort présent chez les Hmong d’Asie du Sud-Est, comme l’attestent les recherches de Culas et Mai Na Lee. Ces figures, lorsqu’elles sont adoptées par des Hmong sous la forme de discours dont la véracité importe peu, ont une portée publique puisqu’elles font partie de la culture visible et audible des Hmong, et résistante puisqu’elles révèrent des messies dont la raison d’être même est de renverser l’ordre établi et restaurer la grandeur passée des Hmong. D’autre part, les cas de conversions catholiques et protestantes nombreuses montrent comment des connexions culturelles entre la culture messianique Hmong et la culture chrétienne, et notamment protestante évangélique, peuvent pousser des Hmong à adopter cette religion, et ce malgré la réticence visible de l’État vietnamien prônant l’athéisme communiste et redoutant l’ingérence de mouvements religieux internationaux. Ces conversions sont autant de discours publics résistants puisque la religion chrétienne n’est plus exercée en secret, bien qu’elle représente une défiance des volontés étatiques.