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5.1. Discours publics et obéissants

5.1.1. Peuple peu moderne

Pour commencer, j’expose les données récoltées au cours de la recherche concernant la vision stéréotypée des nationalités minoritaires, dont les Hmong de Sa Pa, qui sont perçus comme un peuple peu moderne. Cette vision est évoquée par James Scott lorsqu’il explique comment, pour les habitants des vallées, les montagnards « sont tenus pour arriérés : « Nos ancêtres vivants », « Ce que nous étions […] avant d’avoir accédé à la civilisation » (Scott 2001 : 89). Dương Bích Hạnh confirme cette vision stéréotypée lorsqu’elle explique comment, dans l’imaginaire Kinh, « The upland areas are thought to belong to minority people with strange and barbaric customs, masters of witchcraft wont to cast spells on outsiders » (Dương 2008 : 233), où les « minorities are represented as backward people with customs unsuited to modern realities » (Dương 2008 : 235). Les discours émis par les Hmong de Sa Pa participant au tourisme, correspondant à ces stéréotypes, se conforment donc aux attentes de l’État vietnamien : ils constituent en ce sens des discours obéissants. Ils sont aussi publics, puisque produits par des guides de trek Hmong dans l’arène du tourisme ethnique.

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Ce premier exemple de discours public et obéissant est constitué de deux dimensions : un rapport à la nature d’une part, et une adéquation technologique avec la nature d’autre part.

5.1.1.1. Rapport à la nature

Au cours des quelques treks auxquels j’ai pu assister, les guides Hmong ponctuent régulièrement la marche de descriptions ou de commentaires sur l’environnement dans lequel nous évoluons. Souvent, ces descriptions se présentent sous la forme de portraits bucoliques. Par exemple, les guides attirent l’attention de leurs clients sur la faune, ne manquant jamais de pointer du doigt les buffles d’eau qui pataugent ou se baignent carrément dans les rizières, provoquant les exclamations des touristes, pour qui la présence de ces animaux est exotique (par exemple JDT 05.05.17). Mais les guides soulignent aussi le rapport à la nature des Hmong de Sa Pa, en montrant des cabanes servant au repos des paysans qui travaillent dans les rizières, ou en expliquant que l’eau utilisée dans les maisons provient directement de la montagne (JDT 08.05.17). Certaines guides vont jusqu’à démontrer comment les Hmong replantent le riz (JDT 08.05.17), en ajoutant que les familles locales se nourrissent de leurs propres plantations (JDT 10.05.17). Ces descriptions déclamées au détour d’un chemin de terre constituent une attraction appréciée par les touristes internationaux, qui peuvent ainsi faire l’expérience des paysages, mais aussi de la vie locale des Hmong. Cette vision des Hmong maintenant un rapport fort avec la nature fait bien partie de l’imaginaire dominant au Vietnam, comme le souligne Dương lorsqu’elle cite un article de journal où « the author writes about the minority adolescent girls whose “lives are similar to that of animals or plants. They like to wander around all day, like to go play. Sometimes they walk up the mountains and down the springs for hours just to get a bunch of firewood to sell in the market, enough for a full meal, then go back home again” ». Comme elle, on peut voir dans cet exemple un « typical pattern of romanticization and exoticization that the Kinh often demonstrate toward Vietnam’s ethnic minorities » (Dương 2008 : 236). Or, chose intéressante, les guides de trek Hmong produisent des discours à destination de leurs clients qui reprennent ces stéréotypes, présentant ainsi un mélange ingénieux de marchandisation et d’incorporation de caractères identitaires ethniques d’origine externe.

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Lors des treks, les guides présentent la vie des Hmong de Sa Pa à travers deux types de lieux. D’une part, les guides font passer leurs clients dans des maisons habitées, qui créent autant d’opportunités d’expliquer comment les Hmong se lavent au baquet, n’ayant pas de douche (08.05.17), et ne cuisinent pas au gaz mais sur un feu placé dans un foyer à même le sol en terre battu (08.05.17). D’autre part, elles font aussi passer les groupes à travers des maisons de démonstration, inhabitées et servant souvent de point de vente pour une ou plusieurs femmes Hmong confectionnant leurs produits textiles sur place. Ce deuxième type de lieu est l’occasion pour les guides de donner des exemples de technologie Hmong, tels que des moulins servant à broyer et à décortiquer le riz ou le maïs (JDT 05.05.17). Or, bien qu’aujourd’hui encore « wet rice, or corn and dry rice in drier areas, are integral to Hmong livelihoods » (Turner 2012a : 542), on peut noter l’apparition d’une certaine modernisation dans les technologies utilisées pour l’exploitation agricole de ces aliments de base. Ainsi, Turner note l’apparition de semences de riz hybrides, distribuées par le gouvernement vietnamien afin d’augmenter la production des rizières Hmong. Cela en dépit du fait que l’utilisation de ces graines ne fait pas l’unanimité chez les agriculteurs Hmong de Sa Pa, car elles sont infertiles et « susceptible to a broader range of disease and pests than traditional rice in the region, so chemical control is needed, adding further financial capital outlays » (Bonnin et Turner 2012 : 100). Turner confirme également cette utilisation répandue de technologies agricoles modernes, « such as fertilizers and pesticides» (Turner 2012a : 547). À l’abri dans ces constructions sommaires, les guides expliquent aussi la confection des vêtements Hmong, en montrant comment les fibres de chanvre sont extraites à la main (JDT 08.05.17), séchées (10.05.17), puis passées dans un métier à tisser (08.05.17). Le tissu obtenu est alors laissé à tremper dans un baril rempli de feuilles d’indigo, de cendres et d’extraits d’une pierre effervescente (08.05.17, 11.05.17, 12.05.17), puis assoupli et poli grâce à de grosses pierres lisses (08.05.17). Les vêtements ou autres textiles ainsi confectionnés peuvent aussi faire l’objet de motifs dessinés à la cire perdue puis teints à l’indigo, d’après une technique appelée batik (12.05.17). Ces techniques ancestrales sont toujours utilisées par les femmes Hmong de Sa Pa, comme le remarquent Turner et Michaud lors de leurs investigations : « In addition to sowing, cultivating, and harvesting hemp crops, these women process the fibers and spin them into threads before they are woven into cloth on narrow looms[,] transforming the plain cloth into finished clothing, tending the indigo plants from

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which they generate the dye to color the hemp, dyeing and embroidering or batiking the fabric sections, and finally assembling the pieces together into useable wear » (Turner et Michaud 2008 : 166). Toutefois, au cours de ces dernières années, « tourist demand for Hmong textiles has outgrown the ability of the local women traders to dispose of old garments or even produce new textiles themselves » (Turner et Michaud 2008 : 168). De ce fait, on voit apparaître dans la région de Sa Pa « a dynamic transnational trade in manufactured Hmong textiles, produced in China and imported by mostly Hmong female border residents from Vietnam » (Bonnin et Turner 2014 : 1311), différant des réseaux commerciaux historiques, majoritairement locaux, pour ce type de production. Avec ces quelques exemples de discours produits par des Hmong participant au tourisme dans la région de Sa Pa, dans un contexte lié au tourisme ethnique, on peut voir comment certains éléments ayant trait à l’identité ethnique des Hmong sont parfois légèrement différents de la réalité telle qu’elle est captée par plusieurs chercheurs. Sur cette base, je peux donc émettre l’hypothèse selon laquelle certains éléments identitaires ethniques compris dans les discours produits par les Hmong participant au tourisme à Sa Pa sont, dépendamment du contexte, au moins en partie fabriqués. Ici, si ces exemples de discours correspondent bien à la vision portée par l’État vietnamien sur ses « petits frères » Hmong, j’émets aussi l’hypothèse selon laquelle ils sont véhiculés par les guides Hmong de manière publique car ils servent leur commerce. Le prétendu manque de modernité des Hmong, présenté à travers leur rapport à la nature et leur technologie en adéquation avec la nature, constitue donc un caractère ethnique instrumentalisé à des fins commerciales.