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CHAPITRE 3 : Différentes perspectives d’explication du problème

B) Recherche de causes sociales de délinquance

De nombreux intervenants abordent les causes possibles de la délinquance juvénile à l’échelle de la société ou des groupes de personnes (et non du vécu individuel). Ceux-ci vont investir le terrain social en approchant la délinquance de manière plus large : à l’échelle de la société.

Ces personnes vont donc tout d’abord rechercher des causes dans des changements socio-économiques de l’époque (urbanisation, consommation, loisirs). Le reportage sur la petite ville suisse de Sainte-Croix (déjà cité précédemment), est présenté par exemple comme cas représentatif de la situation helvétique : 40% de la tranche d’âge « de 20 à 32 ans » partent pour aller vivre dans les grandes villes166. Cet exode rural est à l’origine de la création

« nouvelles cités artificielles »167 qui vont être fréquemment mentionnées dans la recherche d’explications de la délinquance des jeunes car elles sont à l’écart de la ville et concentrent beaucoup de personnes relativement pauvres dans un même lieu168. Foucher, directeur des émissions culturelles de la RTF (déjà cité précédemment) va même jusqu’à dire que c’est cet environnement qui pousse des groupes de jeunes, a priori inoffensifs, à devenir des bandes de délinquants169. Pour l’écrivain Gilbert Cesbron (cité précédemment), la solution est

« évidente » face à la délinquance des jeunes : améliorer les logements (« taudis ») des banlieues, lutter contre l’alcoolisme à travers des lois strictes, augmenter les salaires minimum et agir contre le chômage170. Selon lui, on observe déjà chaque année des améliorations dans le « sauvetage », la « récupération de l’enfance délinquante » mais il faut poursuivre ces efforts pour parvenir à une vraie évolution. Le juge pour enfant, Roland Berger propose lui aussi des mesures de rehaussement du niveau de vie des familles de milieux défavorisés, ainsi qu’une meilleure protection sociale de celles-ci afin de prévenir le « mal » à

166 Document n°4, 1968, télévision.

167 Document n°26, 1959, radio.

168 Document n°11, 1965, télévision.

169 Document n°29, 1962, radio.

170 Document n°22, 1954, radio.

la source. Par leur discours qui relient les deux phénomènes sans autres explications, ces intervenants semblent adhérer à un accord tacite selon lequel délinquance juvénile et famille pauvre des cités sont nécessairement liés.

Certains émetteurs vont au-delà des seuls phénomènes de précarité des cités pour éclairer le processus qui conduit à un potentiel passage à l’acte délictueux de la jeunesse. Le sociologue Walo Hutmacher est invité, lui aussi à participer au reportage sur la délinquance juvénile en 1965 : année durant laquelle il crée et dirige le « service de la recherche sociologique » au sein du département de l’instruction Publique genevois171. Selon lui, les cités ouvrières, de par leur configuration, tiennent souvent ses habitants à l’écart des nouveaux loisirs, ce qui peut favoriser la délinquance de jeunes, en proie à l’ennui. Certains journalistes expliquent, quant à eux, les vols et autres larcins commis par la jeunesse comme actes guidés par la convoitise de produits de consommation auxquels ils n’ont pas accès, faute de moyens172, ou comme manifestation d’une révolte contre la « bourgeoisie » qui, elle, en profite aisément173. Ce seraient donc les inégalités sociales et économiques et non pas seulement la pauvreté qui seraient à l’origine de la délinquance. Au-delà d’une prise en compte de facteurs sociaux, ces interlocuteurs adoptent une perspective sociologique qui s’inscrit dans la tendance occidentale des années soixante qui fait intervenir les sciences sociales (héritées de l’école de Chicago) pour aborder les problèmes de délinquance juvénile et de formation de bandes de jeunes.

Ainsi que le reste de l’Occident, l’exode rural et la création de cités satellites autour des grandes villes (en vue de loger la population arrivante) sont sources de questionnement et sont souvent mises en lien avec la délinquance juvénile dans la Suisse des années 1950-1960.

Dès lors, on pourrait croire que c’est la conscience des inégalités sociales et économiques renforcée par la société de consommation (procurant produits et loisirs auxquels toutes les couches de population n’ont pas accès) qui entraînerait une préoccupation pour les conditions de vie des cités urbaines. Pourtant, rares sont les intervenants qui expliquent précisément le lien entre habitat, pauvreté et délinquance : la plupart du temps, les trois termes sont établis comme causes et conséquence sans explication supplémentaire quant au processus.

171 Document n°11, 1965, télévision.

172 Document n°11, 1965, télévision.

173 Document n°18, 1972-1973 (traite de l’année 1957), radio.

On peut expliquer cette absence d’éclaircissement d’une part par le fait que ces banlieues abritent généralement et depuis longtemps des familles issues de la classes ouvrières, et donc déjà admises par la plupart comme terrains propices à la délinquance sans qu’on ait besoin d’en expliquer ou comprendre le processus174. La médiatisation assidue de la délinquance de jeunes des banlieues qui existe depuis la révolution industrielle et qui attise la peur mais propose rarement une réflexion profonde sur l’état du problème participerait à cette conception. On se souvient par exemple de l’angoisse de la bourgeoisie du XIXème à l’égard des bandes de jeunes des cités ouvrières développée par la presse, et pourtant déconnectée de la réalité sociale de ces quartiers. Si l’on revient à présent à la diffusion du phénomène des blousons noirs étudiée précédemment, il s’avère que la majorité des reportages ont lieu dans les banlieues de grandes villes occidentales.

D’autre part, l’accumulation de la jeunesse dans certains quartiers des grandes villes est sûrement un phénomène anxiogène pour la population, anxiété qui focalise l’attention des adultes sur la prise en charge de la délinquance plutôt que sur la compréhension de ce qui la motive.

Walo Hutmacher, en tant que l’un des précurseurs genevois de la sociologie de l’éducation, rejoint Cesbron (déjà cité), et va à l’encontre des croyances quant à la délinquance juvénile et montre qu’elle n’est pas plus importante dans les milieux ouvriers, mais que les classes moyennes et bourgeoises sont plus souvent enclines à résoudre les conflits « à l’amiable » et à éviter qu’ils soient ébruités pour « sauver le prestige »175. Cela participerait donc à expliquer le phénomène assez fréquent de concentration sur les milieux défavorisés, en matière de délinquance, comme certains auteurs de la littérature l’observent dans leur analyse des médias.

174 Document n°22, 1954, radio.

175 Document n°11, 1965, télévision.

Walo Hutmacher parlant de l’approche de la délinquance suivant les milieux sociaux (reportage sur la délinquance juvénile suisse en 1965)176

Dans une autre perspective, une part non négligeable des intervenants des archives consultées dans le cadre de ce mémoire se penche sur les dynamiques de groupe qui sous-tendent les bandes de jeunes. Gaston Garrone, personnage important dans l’histoire de la psychiatrie genevoise qui deviendra, une dizaine d’années plus tard, directeur de directeur de l’Institut Universitaire de Psychothérapie (IUP) prend la parole dans un reportage télévisé sur la délinquance juvénile en 1965177. Pour lui, un adolescent sans structure, qui se sent seul et qui n’a pas confiance en lui, va souvent vouloir appartenir à un groupe de semblables ayant le même genre de problèmes, qui le reconnaissent, le rassurent et dans lequel il se sent puissant.

Or, selon Garrone, les jeunes sont plus susceptibles de commettre des délits lorsqu’ils sont en bande car le phénomène de « culpabilité absorbée » implique qu’aucun des membres ne se sent vraiment responsable des actes commis dans le cadre du groupe. Ces actes seraient mus par le besoin de sentir que, comme les adultes, ils peuvent avoir un pouvoir et un accès au monde qui les entoure.

176 Document n°11, 1965, télévision.

177 Document n°11, 1965, télévision.

Gaston Garrone parlant des dynamiques internes aux bandes de jeunes délinquants (reportage sur la délinquance juvénile suisse en 1965)178

D’autres interlocuteurs abondent dans ce sens, présentant les attraits de la bande : sentiment d’être compris et d’acquérir une puissance que l’on n’a pas seul179. Cependant, une fois encore, la plupart des intervenants ne vont pas aussi loin dans l’explication du processus qui amène les jeunes à se rassembler en bandes. On relie ainsi souvent directement les

« mauvaises fréquentations »180 et les effets d’influences sociales aux actes délinquants. On évoque l’inactivité croissante des jeunes, en particulier dans les cités, qui les amène à se regrouper pour s’occuper ensemble181. Ainsi que nous l’avons vu précédemment, de nombreux journalistes explorent, eux-aussi, les phénomènes de bandes en questionnant jeunes et adultes sur ce sujet de manière récurrente dans les interviews. Cependant, à nouveau, ils décrivent plus volontiers ce phénomène qu’ils ne l’expliquent.

Par ailleurs, on parle parfois, même si plus rarement, d’une forme d’ « engrenage »182 dans lequel certains jeunes se retrouveraient bloqués, et qui les amèneraient à commettre indéfiniment des actes délinquants, faute de pouvoir s’en sortir. Par exemple, suite à la sortie en 1959 du film : « Les Quatre Cents Coups » de François Truffaut, l’émission de radio

« Femmes chez elles » réunit deux journalistes, un psychologue et une mère de famille pour

178 Document n°11, 1965, télévision.

179 Document n°29, 1962, radio.

180 Document n°28, 1962, radio.

181 Document n° 26, 1959, radio.

182 Document n°27, 1959, radio.

débattre sur la prise en charge de la jeunesse183. Le film présente le parcours d’un enfant qui tombe dans la délinquance, au gré de péripéties qui l’amènent à commettre des actes de plus en plus graves, sans pourtant montrer de volonté de nuire. Yves de Saussure, psychologue spécialiste des mécanismes de délinquance juvénile, déjà mentionné antérieurement, prend la parole dans ce débat pour défendre cette jeunesse qui parfois, se heurte à des obstacles auxquels elle ne peut échapper et qui l’amènent à réagir par des actes souvent inadaptés mais pas malintentionnés. Il qualifie donc de « tragique » cette « inéluctable évolution vers la délinquance » et interprète l’expression facial du jeune garçon à la fin du film (où l’arrêt sur image se fait sur son visage tourné vers l’écran) comme une manière de solliciter le spectateur, lui demandant : « Qu’avez-vous fait de moi ? ».

Antoine, héros du film « Les Quatre Cents Coups » : Image de fin (film français de F. Truffaut racontant l’histoire d’un jeune délinquant, sorti en 1959)

Le père Michel Jaouen, prêtre français instigateur d’un foyer pour jeunes sortis de prison (foyer des Epinettes à Paris), rejoint cette idée de cercle vicieux vécu par les jeunes délinquants184. Le premier délit commis occasionnerait souvent un jugement négatif fort (de la part des adultes) et serait le point de départ d’une perte d’estime de soi et d’un sentiment d’infériorité qui encouragerait ces jeunes à perpétrer de nouveaux actes délinquants. Précisons qu’il s’agit ici de dynamiques psychologiques individuelles mais qui dépendent largement de

183 Document n°27, 1959, radio.

184 Document n°33, 1966, radio.

phénomènes sociologiques externes tels que le désaveu, le rejet, voire l’exclusion qu’ils ont connu.

Ces facteurs que sont que l’effet de bande, l’engrenage de la délinquance ou le sentiment d’infériorité du jeune délinquant semblent donc être des justifications valables de la délinquance des jeunes. Ces facteurs pourraient être reliés à des théories de la psychologie sociale qui se développeront dans les décennies qui suivent les années 1950-1960 (identité sociale, théorie de l’engagement, sentiment d’infériorité, effet Pygmalion) (Moscovici &

Marková, 2006). Cependant, ce champ d’étude est encore aux prémices de son développement en Europe durant cette période (Moscovici & Marková). Quant aux Etats-Unis, malgré une importante expansion de la psychologie sociale dans les années 1960, cette discipline reste généralement pour l’instant cantonnée à la sphère des spécialistes ou des universitaires (Moscovici & Marková).

En résumé, dans cette recherche d’explications sociales de la délinquance juvénile, les principaux facteurs de délinquance juvénile évoqués dans les archives suisses sont l’urbanisation et l’appartenance à une classe défavorisée, ainsi que l’effet de bande. Nous constatons cependant qu’une majorité des intervenants invoquent ces facteurs de manière relativement superficielle, les intégrant à leur discours sans étudier en profondeur le processus qui les relie à la délinquance juvénile. Ceux qui essayent de comprendre et tentent d’expliquer le processus qui relie les causes possibles (urbanisation, pauvreté, effets de bande etc.) à la conséquence (délinquance juvénile) constituent une minorité, souvent composée de spécialistes (sociologue, psychiatre, psychologue).

On peut expliquer ce phénomène par le raisonnement suivant. Après un développement des sciences sociales dans la première partie du XXème siècle par différentes écoles de penseurs, celles-ci se popularisent et intègrent progressivement les discours de la sphère publique occidentale dès le début de cette seconde partie de siècle. Or, ainsi que nous l’avons déjà étudié dans la littérature et comme l’ont confirmé les archives suisses (qui s’intègrent donc dans la tendance occidentale), la délinquance juvénile devient, dans les années 1950-1960, un sujet de haute importance parmi les préoccupations de l’époque. Il est donc logique que la population des non-spécialistes du domaine des sciences sociales fasse de plus en plus habituellement intervenir des causes sociales à la délinquance des jeunes, sans réussir pour autant à en expliquer le processus. C’est ce que nous montrent les archives et nous permet de conclure à une tendance occidentale dans laquelle la Suisse est incluse.

On peut également formuler l’hypothèse que cette difficulté (observée chez la plupart des interlocuteurs) à expliquer la démarche qui va conduire un adolescent à perpétrer des actes délictueux provient de la dimension d’urgence que l’on attache à la délinquance juvénile. En effet, comme nous avons pu le constater précédemment, la préoccupation internationale à l’égard de la délinquance juvénile (encouragée par la médiatisation du phénomène des blousons noirs) connait une telle vigueur dans les années 1950-1960 que l’angoisse amène les pays à se hâter de lutter contre celle-ci plutôt que de l’étudier plus profondément. Ceci expliquerait pourquoi les facteurs sociaux sont employés de manière superficielle, comme des outils de désamorce de la délinquance juvénile plutôt que comme des moyens de la comprendre.

En conclusion, dans la Suisse des années 1950-1960, on explique généralement la délinquance juvénile par des causes que l’on relie aux changements sociaux propres à la société néo-libérale des trente glorieuses. En effet, que ce soit à l’échelle individuelle (cadre familial), à l’échelle du groupe (effet de bande) ou celle de la société (précarité des nouvelles cités périphériques), les facteurs de délinquance énoncés par les interlocuteurs des archives suisses sont fréquemment mis en relation plus ou moins explicite avec ce que l’on perçoit comme une crise des valeurs de cette époque (crise de la famille, « déviance » de l’adolescence en bandes, révolte de la jeunesse). Cette peur des adultes face aux transformations sociales de ce temps se traduit souvent par une recherche hâtive et peu approfondie d’explications à la délinquance afin d’envisager au plus vite une manière de la traiter. Précisons enfin que contrairement à la plupart des autres pays occidentaux, les phénomènes psychologiques et biologiques de l’adolescence semblent peu investis par la Suisse dans l’appréhension de la délinquance des adolescents.

CHAPITRE 4 : Quelle action privilégier en matière de délinquance juvénile ?