• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 5 : Critique et remise en question des représentations et de l’action en matière

A) Les écueils d’un système perfectible

Tout d’abord, plusieurs intervenants de la télévision et de la radio expriment leur désapprobation face aux tendances majoritaires qui inculpent les parents. A l’occasion par exemple, d’une émission de radio qui parlemente autour du film « les Quatre Cents Coups », l’ensemble des discoureurs s’accorde sur le fait que les adultes qui entourent l’enfant dans le film sont caricaturés (parents, enseignants, police etc.) et que Truffaut semble accuser la société adulte d’être incompétente dans ses devoirs éducatifs229. Le psychologue Yves de Saussure souligne pourtant les efforts récents de la société pour améliorer le système de prise en charge de la jeunesse dans une perspective plus éducative et compréhensive de l’enfant et regrette que ces efforts n’apparaissent pas dans le film. Mais en tant que mère de famille, Yvonne Salagnac exprime sa révolte contre la vague de psychologues qui dénigre les parents, les accusant de « démissionner » de leur rôle éducatif. Selon elle, les institutions éducatives devraient aider les parents plutôt que les séparer de leur enfant en les plaçant. De la même manière que l’enfant s’échappe de son centre de surveillance pour aller voir la mer à la fin du film, la jeune femme confie : « J’aimerais défendre un peu les parents, parce que nous aimerions aussi quelquefois nous évader un peu […], pouvoir souffler un peu… ».

Comme en écho au débat sur les Quatre Cents Coups, intervenant pourtant quelques mois plus tôt, la dernière émission « Tous Responsables ! » parle de ce sentiment d’échec souvent vécu par les parents lorsqu’ils sont confrontés à un spécialiste de l’éducation230. Le tuteur général du canton, Pierre Zumbach, tente pourtant de rassurer les parents en expliquant qu’ils ne peuvent être parfaits et qu’ils n’ont pas forcément le temps et les savoirs nécessaires pour réagir à toutes les situations auxquelles leur enfant les confronte231. Il est dès lors normal selon lui, qu’ils soient désemparés face à certaines actions ou paroles de l’adolescent, qui sont pourtant très courantes à cet âge :

Au moment où ils croient que l’adolescent a justement une très grande envie d’indépendance, le voilà qui a justement besoin de beaucoup de sécurité. Et puis, quand les parents sont là pour apporter de la sécurité, l’adolescent prend sa distance

229 Document n°27, 1959, radio.

230 Document n°24, 1959, radio.

231 Document n°24, 1959, radio.

très froidement parce que justement, il voulait marquer cette prise progressive d’autonomie.232

Dans d’autres émissions précédentes de « Tous responsables ! » dans lesquelles il intervient, Zumbach montre, au contraire, sa déception face au manque de moyens, de reconnaissance et de confiance en les institutions pour jeunes en rupture233. Il regrette que l’on manifeste, en Suisse, autant de résistance à la création de centres pour jeunes « difficiles », contrairement à la Grande Bretagne qui favorise ce genre d’approche234. En bref, il montre son aspiration pour une société dans laquelle les adultes se sentent tous responsables de ces jeunes en proie à la délinquance et agissent ensembles pour le bien de ceux-ci, sans se rejeter la faute les uns sur les autres.

Les discours de ces intervenants montrent bien que l’intervention croissante des institutions sociales et psychologiques dans la prise en charge de la délinquance (en collaboration avec la justice des mineurs) mais aussi dans l’encadrement de la jeunesse en Occident, se heurte à l’autorité parentale qui, jusqu’au milieu du siècle, était la principale garante d’éducation et de socialisation. En effet, comme nous l’avons vu précédemment et en Suisse comme ailleurs, la société des adultes, préoccupée par sa jeunesse, inculpe fréquemment la famille et le milieu social dans lequel l’adolescent évolue (en particulier lorsqu’il s’agit d’un jeune considéré comme « inadapté »).

En Suisse, le système pénal des mineurs a toujours fonctionné en collaboration étroite avec les institutions sociales, mais le mouvement d’encadrement de la jeunesse des années 1950-1960 renforce le rôle de celles-ci. En témoignent d’ailleurs les énoncés recueillis dans les archives suisses qui vantent régulièrement les mérites des travailleurs sociaux. Or, il est intéressant de constater que les spécialistes de l’éducation sont très représentés dans les archives qui traitent de la jeunesse, contrairement aux parents qui sont pourtant les premiers concernés par les problèmes de leurs enfants. La représentation massive de ces spécialistes montre vraisemblablement qu’en ces temps d’inquiétude pour la jeunesse (et sa potentielle

« déviance », voire délinquance), de « crise de la famille » et de changement social important, les gouvernements occidentaux montrent leur résolution à agir à grande échelle face aux problèmes de la jeunesse et de la délinquance juvénile.

232 Document n°24, 1959, radio.

233 Document n°38, 1959, radio.

234 Document n°23, 1959, radio.

Mais dans leur détermination à agir de manière rapide face à une situation souvent perçue comme alarmante, il semblerait que les institutions de jeunesse n’aient pas pris le temps d’étudier profondément le processus qui amène un jeune adolescent à devenir délinquant (c’est d’ailleurs ce que nous avons pu constater dans les discours des archives). Par ailleurs, les institutions n’ont pas vraiment inclus les familles dans cette action, ces dernières constituant pourtant des témoins privilégiés du processus qui conduit leur enfant à adopter des comportements « inadaptés », voire délinquants. Favoriser l’action des familles à leur côté permettrait d’ailleurs aux institutions d’obtenir une plus grande reconnaissance et confiance des parents, évitant ainsi la tendance à rechercher des coupables qu’observe Zumbach chez les deux instances d’éducation235.

Dans une autre perspective de remise en question de l’action pénale, sociale et éducative, plusieurs intervenants critiquent le système de prise en charge des jeunes délinquants.

Cesbron déplore les contradictions d’une justice pénale qui montre son inquiétude pour la réinsertion des mineurs jusqu’à 18 ans et taxe de « pédéraste, récidiviste, foutu » les délinquants qui ont atteint la majorité236. Il critique la justice pénale qui tend parfois à exclure les « coupables » pour qu’ils ne nuisent pas à la société, alors que c’est justement cette société qui les a rendus coupables. Il croit cependant en une amélioration possible du système, qui pour cela, doit promouvoir une « justice paternelle » cherchant à réintégrer tout délinquant, adulte ou non, au lieu de s’en « préserver ». Les ambitions rééducatives affichées par les professionnels de justice ne se vérifieraient pas toujours dans la réalité de la prise en charge des mineurs.

Le père Jaouen proteste lui aussi contre l’isolation trop fréquente des jeunes délinquants du reste de la population, faute de moyens. Il vise surtout le système français dans lequel seule une minorité des jeunes délinquants trouvent place dans des maisons de redressement ou dans des foyers, alors que la majorité est détenue dans des prisons, faute de place (parfois même à un très jeunes âge : 14 ans)237. Sa révolte réside également dans le fait que malgré sa spécialisation dans l’accueil de mineurs, la maison de correction « inadapte » encore plus le jeune délinquant par des pratiques peu éducatives qui le convainquent de son

235 Document n°23, 1959, radio.

236 Document n°22, 1954, radio.

237 Document n°33, 1966, radio.

incapacité à se réintégrer dans la société. Les jeunes accueillis dans des foyers tels que celui du père Jaouen sont donc, d’après lui, des « privilégiés » car ils profitent de conditions éducatives exceptionnelles par rapport à ce que propose la justice des mineurs pour la plupart.

Le père Jaouen conclut avec amertume que la délinquance ne peut disparaitre, à part si l’on révolutionne la société, mais il doute que cela soit possible238.

Le frère Axel de Taizé critique quant à lui les conditions d’intervention de la police et de jugement qui sont, selon lui, trop dures pour l’enfant qui a commis un délit239. Le jeune serait choqué par l’agressivité de la justice et aurait dès lors besoin de temps et d’accompagnement pour se remettre du traumatisme. Pour le frère Axel, la justice devrait être plus « humaine », la sévérité ne menant à rien de bon.

On peut présumer que le journaliste suisse, Claude Torracinta (qui créera l’émission Temps Présent quelques années plus tard) émet lui-aussi des réserves quant au système pénal des mineurs dans l’émission « Continents sans visa » sur la délinquance juvénile240 : en effet, il interroge régulièrement les intervenants de l’émission sur ce sujet et insiste sur les éventuels travers des méthodes et des lois qui régissent la délinquance des mineurs en Suisse.

Un autre journaliste suisse, Claude Richoz, rédacteur du journal « La Suisse », s’engage lui aussi dans cette remise en question de la justice, reprochant à la société de ne pas envisager d’autres alternatives à un système pénal qui a toujours été « faux dans son fond »241. Il donne pour cela, l’exemple des centres pénitentiaires agricoles pour mineurs qui se soucient plus du rendement de l’exploitation que de la réinsertion des jeunes qui y travaillent. Le journaliste Dominique Fabre s’insurge également : « Certains ont faits des lois pour rebâtir des maisons mais non pas pour rebâtir des hommes »242.

Relativisons ici l’ampleur de cette remise en question du système pénal en Suisse, les intervenants critiquant le système helvétique de manière spécifique étant peu nombreux. La plupart des émetteurs cités ici remet plutôt en question le système pénal dans ses fondements et de manière générale, ciblant rarement la période des années 1950-1960 comme distinctive.

Cependant, ces témoignages montrent qu’en Suisse comme dans le reste de l’Occident, le

238 Document n°33, 1966, radio.

239 Document n°11, 1965, télévision.

240 Document n°11, 1965, télévision.

241 Document n°27, 1959, radio.

242 Document n°22, 1954, radio.

système de prise en charge de la délinquance n’est pas aussi parfait que ce que les spécialistes de la jeunesse veulent bien le laisser croire par leurs propos dithyrambiques au sujet de la justice pénale et de l’action sociale.

Pour conclure, les aspirations d’action face à la jeunesse « déviante » ou délinquante diffusées par la télévision et la radio suisses représentent une réalité de perceptions et de tendances dans les mentalités. Mais on peut imaginer qu’en faisant majoritairement intervenir des spécialistes de l’éducation agissant dans différents domaines de l’action sociale au sein de la radio et de la télévision, les Cantons suisses cherchent peut-être à influencer l’opinion publique afin de justifier une intervention croissante de ces derniers auprès de la population.