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CHAPITRE 3 : Suisse et jeunesse des années 1950-1960

IV. Hypothèse à partir du corpus

En étudiant les datations des documents sélectionnés dans notre corpus ainsi que leur fréquence à certaines périodes, on peut déjà obtenir des informations quant aux grandes tendances dans les sujets de préoccupation suisse. En effet, comme le montre le graphique suivant qui répertorie les archives étudiées par années, on peut par exemple constater sans surprise que les archives télévisuelles sont inexistantes dans les années 1950 puisqu’en Suisse, les programmes réguliers ont été diffusés pour la première fois à la fin de cette décennie.

0 1 2 3 4 5 6 7

1950 1952 1954 1956 1958 1960 1962 1964 1966 1968 1970

Nombre de documents de télévision

Nombre de documents de radio

Rappelons maintenant que l’étude des archives de ce mémoire s’étend de l’année 1950 à l’année 1970. Or, si l’on exclut l’année 1959, seulement trois documents (radiophoniques) traitent spécifiquement de la jeunesse dans les années 1950 alors qu’on constate une certaine opulence des sources sur ce type de sujets dans les années 1960. Si l’on se réfère aux historiens, ce constat confirme l’idée que contrairement au reste de l’Occident où la jeunesse est le 1er sujet de préoccupation dans les années 1950, il ne concentre réellement l’attention de la population suisse qu’à partir de la fin des années cinquante.

Par ailleurs, on constate un pic dans le nombre de documents du corpus qui parlent de la jeunesse en 1959 (6 documents), en 1962 (5 documents) et en 1966 (6 documents). Or, il se trouve que tous les documents datant de 1959 s’intéressent à la délinquance des jeunes (en général) et/ou aux solutions face à la jeunesse en rupture (en particulier en Suisse) ce qui montre une recrudescence des préoccupations pour la jeunesse et en particulier la jeunesse irrégulière. On peut d’ailleurs supposer que comme l’année 1959 amorce le mouvement des blousons noirs français, la diffusion de ce phénomène renforce peut-être cette inquiétude pour la jeunesse en Suisse. On retrouve cette tendance dans la littérature secondaire qui montre que malgré des préoccupations latentes pour la jeunesse depuis le début des années 1950, ce n’est qu’à la fin de cette décennie qu’on observe un réel avènement de questionnements intenses autour de la prise en charge de la jeunesse en Suisse.

En ce qui concerne les documents de l’année 1962, ils traitent soit de sujets en rapport avec la vogue des blousons noirs, du rock and roll et du twist, soit de la jeunesse en rupture.

Ceci laisse imaginer que la tendance culturelle jeune s’est étendue à la Suisse dès le début des années 1960 ce qui engendre des préoccupations quant à la morale de la jeunesse (ce que confirment d’ailleurs les ouvrages historiques suisses).

Les documents de l’année 1966 traitent quasiment tous, quant à eux, des loisirs et de la culture jeune (en général) ou de mouvements de révolte de jeunesse (à l’étranger). Cette concentration sur les centres d’intérêts de la jeunesse peut s’expliquer par le fait qu’à partir du milieu des années 1960, les adolescents suisses ont désormais accès, eux aussi à la société de consommation et aux loisirs qu’elle amène. Quant aux manifestations de révolte à l’étranger, elles montrent des aspirations juvéniles de changement social, que l’on souhaite peut-être anticiper en Suisse, même si ces considérations ne concernent pas encore la jeunesse helvétique à cette époque.

Ces dates constituent donc des moments clés où la société adulte semble percevoir des changements et se préoccuper de l’avenir de la jeunesse suisse au vu d’événements extérieurs qui montrent ce qu’elle pourrait devenir. Dans cette idée, les reportages des années 1950-1960 à l’étranger joueraient un rôle prémonitoire dans une Suisse qui, comme nous l’avons vu grâce aux quelques ouvrages collectés, connaitrait un changement social et culturel décalé par rapport à la plupart des pays occidentaux. L’analyse plus approfondie des archives nous permettra de savoir si cette hypothèse de décalage social et culturel de la Suisse se vérifie ou non tout au long des années 1950-1960.

ANALYSE

Dans les documents audiovisuels de notre corpus, les discours des intervenants donnent de nombreuses informations sur leur perception de la jeunesse et des jeunes à potentiel délinquant ou déviant (en particulier les blousons noirs) et sur leurs idées d’actions par rapport à ceux-ci dans la Suisse des années 1950-1960. Il est donc temps, dès à présent, d’engager l’étude de ceux-ci selon le plan d’analyse suivant.

Dans un premier chapitre, nous nous intéresserons à la vision de la jeunesse en Suisse et nous verrons à cette occasion que la culture, les passe-temps et centres d’intérêts des nouveaux adolescents interpellent et inquiètent les adultes. Nous observerons ensuite que cette situation occasionne une certaine « distance morale » entre jeunes et adultes, face à laquelle ces derniers tentent de trouver des solutions. Dans un second chapitre, nous constaterons que les interlocuteurs fractionnent souvent cette jeunesse en fonction de certains critères qui la définissent comme plus ou moins marginale ou menaçante. La suite de ce chapitre sera ainsi consacrée à ceux que l’on identifie comme « déviants » et potentiellement délinquants : les bandes de jeunes blousons noirs. Nous pourrons, dès lors, étudier l’impact de ceux-ci sur la vision de la délinquance juvénile dans la Suisse des années 1950-1960. Puis, un troisième chapitre regroupera plus spécifiquement les opinions et perceptions des intervenants quant à la délinquance des jeunes en Suisse. Il sera suivi d’un quatrième chapitre dans lequel les différentes propositions d’idées et de solutions quant à ce problème seront analysées. Pour finir, nous verrons que certains interlocuteurs de la télévision et de la radio tentent de s’extraire des dynamiques de jugements et d’alarmisme majoritaires à l’égard des jeunes et proposent une remise en question du système et des préjugés de l’époque. Ceci fera l’objet du dernier chapitre de cette analyse.

Avant d’amorcer le premier chapitre de cette section, précisons que toutes les archives étudiées parlent des « adolescents » ou des « jeunes », mais que rares sont les émetteurs qui précisent la tranche d’âge envisagée. La jeunesse représente un ensemble de personnes assez mouvant suivant les discours, et pourtant visiblement clair dans les esprits puisque peu défini.

La catégorie « jeune » semble donc inclure tout autant les mineurs scolarisés ou en apprentissage que l’on appelle « jeunes garçons / filles », « gosses » ou même « enfants », que les majeurs étudiants, employés, au chômage, ou en réinsertion que l’on nomme « jeunes gens », « jeunes garçons /filles » ou par un adjectif substantivé qui désigne leur statut (« étudiant », « délinquant »).

On observe tout de même quelques exceptions qui proviennent principalement de spécialistes de cette tranche d’âge. Un spécialiste de la littérature adolescente borne par exemple le début de l’adolescence à 12-13 ans5. Un travailleur social pour la jeunesse évoque quant à lui différents « stades de l’adolescence » accompagnés de besoins spécifiques et expose que « dans n’importe quel jeune homme entre 15 et 19 ans, il y a au moins en puissance, un jeune inadapté »6. Cette tentative de définition de l’adolescence ramène à la nouvelle vague psychologique occidentale typique des années 1950 dont nous étudierons ultérieurement l’impact en Suisse.

On définit donc plus volontiers cette jeunesse à travers les questions et tourments qu’elle suscite, que par des critères objectifs. En témoigne la fréquence des discours où les termes « adolescence » ou « jeunesse » sont associés à celui de « problème ». Pierre Zumbach, acteur important dans le domaine de la protection de l’enfance à Genève dans les années 1950, présente par exemple l’adolescence comme un problème pour lequel il faut trouver des solutions éducatives et sociales dans le cadre de l’émission « Tous responsables ! ». Cette émission enquête sur la jeunesse « en danger moral » à travers treize moments de discussions aux participants variés entre 1958 et 19597. Dix ans plus tard, Charly Légeret, collaborateur du service des loisirs genevois relève avec humour cette forte tendance d’assimilation de l’adolescence à un problème : « Le problème de l’adolescence est un grand problème, un problème riche, décevant par moments, enthousiasmant à d’autres et c’est un problème merveilleux quand on aime ces garçons et ces filles. »8.

On peut donc dès à présent conclure que la Suisse s’inscrit dans le courant occidental des années 1950 qui reconnait la tranche d’âge adolescente et se préoccupe de ses

« problèmes » spécifiques. Il s’agira maintenant, à travers cette analyse, de savoir si le mouvement des blousons noirs a, lui-aussi, un impact sur les représentations et pistes d’actions suisses face à la jeunesse et à la délinquance des jeunes.

En ce qui concerne ces représentations de la jeunesse, précisons que malgré une majorité de discours provenant d’interlocuteurs suisses dans les archives, plusieurs interviews et reportages sont réalisés par des reporters suisses à l’étranger ou interrogent des étrangers en

5 Document n°34, 1967, radio.

6 Document n°36, 1968, radio.

7 Document n°23, 1959, radio.

8 Document n°36, 1968, radio.

Suisse. Les discours d’intervenants étrangers sont donc inclus dans cette analyse car même s’ils ne représentent pas directement la perception suisse, leur parole a été diffusée par les médias helvétiques en vue de faire passer un certain message à la population ou de satisfaire une demande de l’opinion publique. Dans les deux cas, on peut envisager qu’à partir du moment où les paroles d’une personne, quelque soit sa nationalité, sont diffusées par les médias d’un pays, elles doivent intervenir dans l’étude des représentations de ce pays. Notons également qu’une grande partie des intervenants ne traite pas seulement la question de la jeunesse au niveau suisse mais de manière plus générale (souvent au niveau occidental). Il est donc normal que cette analyse d’archives retranscrive à la fois des tendances suisses dans les mentalités, mais aussi une certaine mouvance occidentale de la période des années 1950-1960.